5 artistes dans la matrice

5 artistes dans la matrice

FOCUS / Benjamin Blaquart / Mélanie Courtinat / Emilie Gervais / Raphaël Moreira Gonçalves / Sabrina Ratté
par Benoit Palop

La transition (post-)digitale est déjà bien avancée et cette situation est plus que favorable aux pratiques artistiques hybrides se situant quelque part entre réel et virtuel. Voici cinq artistes basés en France qui questionnent notre société hors des cadres traditionnels de l’art.


Le monde tel que nous le connaissons s’apprête probablement à vivre ses derniers instants : la réalité n’a jamais été aussi virtuelle qu’aujourd’hui. Alors qu’en 2019 la frontière entre le réel et le virtuel s’amenuise considérablement, il est devenu inutile, de plus en plus difficile et quasi contre-productif de les fragmenter. Au même titre que la mode et ses avatars, que la finance et ses crypto-monnaies et que les médias reconditionnés par les dogmes de l’internet tout-puissant, le milieu artistique n’est pas épargné par la violence de cette transition numérique.

On parle de plus en plus d’immatérialité des oeuvres ainsi que de ‘virtualisation’ des espaces d’exposition et de diffusion, situation qui transcende également le marché de l’art qui doit sans cesse penser de nouveaux systèmes d’acquisitions -entre autres. Cependant, s’il y a une poignée d’années il était encore pertinent, ou du moins ‘cool’, de succomber à la boulimie technologique et d’opter pour le full-digital, sachez qu’aujourd’hui ce n’est plus forcément le cas. En effet, certaines ‘idéologies’ récentes telles que le post-internet ou le post-digital avaient déjà amorcé ce retour vers un art un poil ‘techno-régressif’. En faisant des allers-retours permanents entre l’immatériel et le matériel, entre l’internet et le monde réel, ces mouvements ‘niches’ questionnaient les effets des technologies et du web sur l’esthétique des choses, la culture et la société contemporaine.

Une problématique complexe qui a poussé certains artistes à se tourner vers des pratiques transmédias et hybrides afin de réfléchir à ce grand bouleversement. En voici cinq dont le travail explore ce point de non-retour confiné entre réel et virtuel.


Benjamin Blaquart

Benjamin Blaquart, Xenomorph, 2018
Benjamin Blaquart, Xenomorph, 2018

Benjamin Blaquart est légèrement exocentriste. Exocentriste dans le sens où la vision véhiculée par son travail tend à proposer de nouvelles perspectives sur l’identité, le vivant, l’inanimé et les nouvelles technologies. Inspiré, entre autres, par les théories de l’une des pionnières du cyber féminisme, Donna Haraway, ainsi que par les fictions spéculatives de l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin, Benjamin fabule un monde différent. Un monde divisé entre éco-féminisme et dark ecology qui favorise les processus intellectuels et créatifs  DIY (Do It Yourself). Moins de technologie et de science pour plus d’intuition et de bricolage.

Cette utopie, il la traduit sous la forme d’écosystèmes où le synthétique et l’organique fusionnent. Ces micro-organismes sont de véritables entités artificielles qui font autant appel aux technologies émergentes et digitales comme le code, les algorithmes, les microcontrôleurs et l’impression 3D qu’à des matériaux comme la résine, le silicone et plus récemment certains matériaux biodégradables. Sa démarche quasi-chirurgicale éclate les frontières entre tous les médiums, tangibles où vaporeux, et témoigne d’un souhait de repenser la perception à l’ère du numérique. “Pour moi le réel et le virtuel ne s’opposent pas mais se complètent. Je suis dans un aller-retour permanent entre les deux, un réel synthétique et un virtuel organique.” Un processus créatif lourd et complexe qui justifie la qualité du concept global ainsi que la trame narrative de son travail.

Il planche actuellement sur un projet qui vise à redéfinir notre réalité. En s’inspirant des fake news et des cosmogonies aborigènes, il souhaite générer une vision émancipatrice de l’emprise d’une société verrouillée par les dystopies économique, politique et écologique. Le résultat sera présenté lors d’un solo show cette année.


Mélanie Courtinat

Mélanie Courtinat, « Weltschmerz » (projet en cours), Pastor/Placzek, 2019
« Weltschmerz » (projet en cours), Pastor/Placzek, 2019

Bien que la réalité virtuelle (VR), augmentée (AR) ou mixte a connu des débuts en dents-de-scie, elle se montre aujourd’hui de plus en plus pertinente lorsqu’il s’agit d’explorer le point de convergence du réel et du virtuel dans des contextes artistiques. Mélanie Courtinat fait partie de cette génération de créatifs qui contribue depuis quelques années à pérenniser ce genre de pratique qui n’en est pour l’instant qu’à ses balbutiements -ou presque. Évoluant au sein du duo Pastor/Placzek qui questionne les particularités techniques et narratives de ces médiums, le processus créatif est qualifiable de prototypage et s’apparente au design fiction ou design spéculatif, un terme  utilisé pour la première fois par Bruce Sterling en 2005 et théorisé quatre années plus tard par Julian Bleecker dans Design Fiction : A short essay on design, science, fact and fiction. Boosté par le succès de Black Mirror, ce type de design s’appuie sur les imaginaires de la science-fiction pour dessiner un futur où les technologies seront encore plus omniprésentes et influentes qu’elles ne le sont déjà. Pensée et créée à partir des grandes lignes du design fiction, l’installation immersive I never promised you a garden a pu être présentée à la Gaîté Lyrique et s’est glissée parmi la sélection du VR Arles Festival 2018 des Rencontres d’Arles et du Tokyo Game Show 2018. “La réalité virtuelle, au-delà d’un simple oxymore, est spéculative en soi. Elle nécessite de repenser les notions de narration, de point de vue et d’interaction, de ne plus penser au virtuel en terme de surface sinon en terme d’espace tout en interprétant le rapport de force qui s’engage entre deux environnements censés cohabiter.”

Son duo a récemment présenté lors de la nuit des idées 2019 à la gaité « Self-Exile », une expérience performative VR, puis « Weltschmerz », projet en cours de développement , en collaboration avec la designer allemande Julia Heuer.


Émilie Gervais

Emilie Gervais, « fish n' chips », médias mixtes sur papier format A4, 2018
Emilie Gervais, « fish n’ chips », médias mixtes sur papier format A4, 2018

La reine de l’Internet, c’est Émilie Gervais. Artiste nouveau média montréalaise installée à la capitale, via Marseille, Émilie déploie depuis plus de 10 ans une pratique issue de l’action « d’être connectée » pour générer ses pièces en ligne ou physiques. Elle a participé très généreusement au mouvement net-art avec des oeuvres devenus classiques dans le milieu et a aussi contribué à l’internet de nous tous. Comment ? Notamment en étant l’un des deux génies à avoir lancé le projet au million de followers, Museum of the internet.

En mêlant des sujets comme l’internet, les réseaux, la culture, l’art avec ses sujets favoris – l’identité et ses représentations, l’esthétique versus la fonctionnalité ainsi que la (non)matérialité et l’archéologie des médias -, Émilie questionne la dichotomie URL/IRL. Grosso modo, elle pose un regard critique sur la twilight zone, cette zone grise que l’on a tant de mal à discerner.

“J’essaie de faire état de différents espaces intermédiaires se trouvant entre le réel et le virtuel. Mes pièces, que je considère plutôt comme des rendus, sont des échos subjectifs issus de ces abîmes et participent à l’évolution d’un univers tentaculaire aux limites indéfinies. _/\__/\__0>”

En plus de se (re)mettre tranquillement à la 3D, elle travaille actuellement sur une série de dessins médias mixtes sur papier et sur le rendu final de de son interminable écrit Fuck Privacy. Ce texte abstrait, qui sera présenté en ligne probablement au côté d’ASCII art et de pépites de l’internet 1.0, traite de tout ce qui à trait à la culture de l’internet. Fuck Privacy a d’ailleurs reçu une subvention de développement par Rhizome, l’institution New-Yorkaise petite soeur du New Museum et pionnière en matière de préservation et d’archivage de l’art web.


Raphaël Moreira Gonçalves

Raphaël Moreira Gonçalves, Ouch, VR / Vidéo 360, 5min, 2016
Raphaël Moreira Gonçalves, Ouch, VR / Vidéo 360, 5min, 2016

Il y a quelque chose venant d’une autre galaxie dans la pratique de l’artiste multidisciplinaire Raphaël Moreira Gonçalves. Et ce n’est pas seulement dû à l’esthétique barrée de son travail, mais plutôt au jeu de juxtaposition entre les dimensions qui éventuellement, permettrait de communiquer avec les autres univers.

Par le biais de sculptures en réalité augmentée, vidéos et expériences en réalité virtuelle, jeux vidéo et images de synthèse, il propose des créations qui font pont entre le réel et le fictif, tout en mettant l’emphase sur la dimension spirituelle et mystique du virtuel. “Pour moi le virtuel se rapproche d’un espace mental et énergétique qui peut se dévoiler dans le monde physique”. Une vision qui fait écho à la cosmologie branaire, une théorie selon laquelle toutes les strates dimensionnelles seraient si proches entre elles, qu’on ne serait pas capable de les différencier. Et cette proximité pourrait en partie être à la base de l’ambiguïté de notre relation au virtuel et dont le retour à l’équilibre se ferait uniquement lors du passage dans l’au-delà. Bien évidemment ceci n’est que mythe et spéculation, mais cette légende cosmique 2.0 constitue l’un des ingrédients majeurs de la trame narrative qui rythme l’univers imaginé par Raphaël.

Il se penche actuellement sur l’écriture d’histoires et de situations qu’il adaptera en film cette année. Il continue également à travailler sur son projet de monde virtuel et de série vidéos inspiré par  les “hikikomoris”, ces Japonais souffrant d’une pathologie antisociale poussée à l’extrême.


Sabrina Ratté

Sabrina Ratté, « Geometry of the Dream-Place », 2019. Impression jet d'encre.
Sabrina Ratté, « Geometry of the Dream-Place », 2019. Impression jet d’encre.


La dualité réalité/virtualité a toujours tenue une place importante au coeur de la démarche de Sabrina Ratté. Que ce soit lors d’une performance audio visuelle ou pour une oeuvre qu’elle présente en galerie, son travail témoigne toujours d’un attrait prononcé pour l’utopie et pour la dystopie. Une obsession qu’elle traduit à travers la création d’environnements virtuels qui questionnent notre rapport à l’espace et à l’immatérialité. Au delà du simple “bonbon pour les yeux”, ses créations sont le résultat de recherches sur la spatialité et sur l’expérience sensorielle et psychologique que procure l’architecture.

Depuis peu, elle intègre l’impression 3D à son travail et matérialise ce qui auparavant n’était que virtuel, signaux vidéo et données. Une démarche qu’elle avait déjà plus ou moins entreprise en investissant espaces publics, galeries, et centres d’art grâce à des installations vidéo telle que « Machine for Living » qu’elle avait offerte l’année dernière au public du Mirage Festival à Lyon. D’ailleurs dans la continuité de cette oeuvre, elle travaille sur un projet VR inspiré des banlieues de son enfance qui permettra de zoner à travers les ruines que laisseront cette architecture.

En ce qui concerne son actualité, Sabrina vient d’être nominée pour le Prix Sobey pour les arts 2019, a une exposition solo à la Galerie Charlot à Paris jusqu’au 25 juillet en plus d’une exposition qu’elle partage avec Rick Silva pour marquer l’ouverture du nouvel espace de la galerie TRANSFER à Los Angeles.


Texte Benoit Palop © 2019