ABDUL RAHMAN KATANANI, HARD CORE, GALERIE MAGDA DANYSZ

ABDUL RAHMAN KATANANI, HARD CORE, GALERIE MAGDA DANYSZ

La parole est plus forte que la violence, Nicolas Etchenagucia

Entretien entre “frères” avec Abdul Rahman Katanani.

N. Abdul Rahman, tu as donc commencé à développer ton sens artistique en faisant des caricatures, peux-tu m’en dire davantage sur cette période qui a marqué le début de ta pratique ?

AR. Oui, j’ai commencé à faire des caricatures à l’âge de 15 ans mais j’ai arrêté en 2007. J’accrochais mes dessins sur un mur du camp de Sabra à Beyrouth où je vis, c’était comme un rendez-vous hebdomadaire, un journal de la rue qui rassemblait beaucoup de monde. J’ai dessiné des caricatures tous les jours, pendant des années.

N. Pourquoi as-tu arrêté ? Qu’est ce que cela a changé pour toi dans ta manière de créer, de résister ?

AR. J’ai arrêté, en premier lieu, pour que les menaces que je recevais de la part des groupes militaires s’arrêtent. Ce qui fut le cas. Ensuite, parce que j’avais envie de changer mon état d’esprit, mon énergie créatrice. Quand on dessine des caricatures, on dénonce plus que l’on ne propose, c’est une énergie nécessaire mais qui, d’après moi, est négative. En tant que caricaturiste, on cherche à mobiliser les gens et à faire naitre en eux un sentiment de révolte contre la politique menée, l’injustice ou la corruption. Mais quand on vit dans un camp de réfugiés, on sait que tous ces problèmes existent, mais on n’a pas de réels moyens de révolte – ou bien on risque de se faire tuer. Mon idée était, et est toujours, de donner aux personnes que je côtoie de loin ou de près le pouvoir de sortir, la possibilité de s’affranchir du contrôle permanent et je ne pense pas que la politique soit la solution, mais l’éducation, la culture et l’art peut-être…

N. C’est pour cela que tu t’es engagé vers un autre chemin ?

AR. Oui, un jour j’ai ressenti le désir de véritablement créer et de changer ma manière de penser. Adolescent, j’étais énervé et révolté, j’avais envie de tout casser. L’art a été pour moi un moyen de résister sans que la violence prenne le dessus, tout en tenant éloignées les menaces des groupes politico-militaires qui ne comprenaient plus ce que je faisais. À travers mes sculptures et mes installations, j’ai appris que l’art est bien plus fort que les groupes militaires. L’art permet de sortir tout ce qu’il y a en nous et en même temps cela peut encourager certaines personnes de notre entourage à faire preuve d’esprit critique, à devenir artistes ou bien simplement à faire des études. Cela donne de la force.

N. Ensuite, tu es allé étudier aux Beaux-Arts de Beyrouth.

AR. Oui, j’ai intégré l’école en 2003 un peu par hasard car je n’étais pas destiné à intégrer cette école…

N. Dans quelles conditions as-tu intégré les Beaux-Arts ? Comment en as-tu entendu parler ?

AR. J’avais un ami caricaturiste qui m’avait transmis sa passion pour la caricature en me prêtant des livres. Il m’a ensuite conseillé de postuler aux Beaux-Arts, à Beyrouth. Je ne savais même pas ce que c’était les Beaux-Arts !
À l’époque, j’avais comme projet d’intégrer une école de conception graphique car c’était une voie qui m’aurait permis de devenir autonome et de travailler rapidement à mon compte. Mais les frais de scolarité étaient bien trop élevés pour moi.

N. Donc tu ne te prédestinais pas à devenir artiste et encore moins à délivrer un message politique à travers tes œuvres ?

AR. Pas du tout ! Mon désir profond était de m’en sortir par n’importe quel moyen et d’être indépendant des lois libanaises encadrant la vie des Palestiniens, ce n’était pas forcément facile.

N. Tu vis donc au Liban depuis toujours. Peux-tu me dire en quoi la vie d’un Libanais diffère de celle d’un Palestinien vivant au Liban qui a le statut de réfugié ?

AR. La vie d’un Libanais et d’un Palestinien vivant au Liban est régie par des règles tout à fait différentes. Par exemple, l’accès à l’Université est compliqué ; le droit libanais interdit aussi aux Palestiniens d’exercer certains métiers tels que celui d’architecte ou de haut fonctionnaire. On est encore loin de l’égalité même si cela évolue doucement…

N. Revenons-en à ton entrée dans l’école, comment l’as-tu vécue ?

AR. C’était très intense. Intimidant mais excitant. Une fois inscrit au concours, je n’avais pas grand espoir d’être accepté mais cela ne me coutait rien d’essayer. Au moment des résultats, je n’y croyais pas lorsque mon nom était en haut de la liste dans la catégorie “accepté” !

N. Accepté du premier coup alors que tu n’y connaissais rien à l’art…

AR. Rien ! Le peu de choses que je connaissais venait de ma pratique de la caricature. Je m’étais passionné pour l’histoire de la caricature et je connaissais quelques grands noms de l’histoire de l’art tels Goya ou Da Vinci mais je ne connaissais aucune technique, courant de pensées… Tout ce que je savais faire, c’était créer un monde à partir d’une feuille de papier et d’un feutre.

N. Et que te reste-t-il de l’époque où tu créais des mondes à partir d’une feuille de papier ?

AR. Il me reste la profonde volonté de dire ce qui ne va pas, de le crier haut et fort. Au niveau matériel, il ne me reste plus grand chose car sur le millier de caricatures que j’ai réalisé en ce temps là, j’en ai conservé moins d’une centaine que je ne regarde que très rarement.

N. Et qu’est ce qui t’a marqué lors de tes études à Beyrouth ?

AR. Je ne saurais dire ce qui m’a le plus marqué car il y a eu beaucoup d’événements marquants : l’apprentissage de la technique (en peinture et sculpture notamment), la découverte des écoles de peinture française notamment l’Impressionnisme…

La couleur fut une rencontre assez étrange car je n’avais pas cette culture. Dans un camp de réfugiés il n’y a, d’une part, pas d’art à proprement parler, et d’autre part, pas de couleur : tout ce que l’œil voit, il le voit en niveau de gris. Au début, j’avais donc du mal à apprécier les œuvres très colorées, cela ne me parlait pas, ne me touchait pas.

N. Quels artistes ou œuvres t’ont d’abord touchées ?

AR. Ce sont les artistes qui ont trouvé quelque chose de vital en eux mêmes, quelque chose d’unique, qui m’ont le plus touché. Vermeer par exemple, dont j’aime profondément l’œuvre car il a un style tout à fait singulier. Yves Klein aussi.
Ce qui me touche c’est d’assister à la création de quelque chose qui soit lié directement au monde intérieur de l’artiste. En l’occurrence, la couleur…

N. Tu t’es donc mis à la recherche de ton propre monde mais plutôt hors des sentiers battus appris à l’école ?

AR. Oui, cela ne faisait aucun sens de copier ou de prolonger ce que j’apprenais à l’école. Il m’a fallu trouver ma propre technique ! Et je l’ai rapidement trouvé dans l’environnement du camp : le recyclage de matériaux puis l’assemblage. C’était un processus chaotique – inspiré librement d’artistes comme Robert Rauschenberg – mais cela faisait sens et me permettait d’assembler toutes sortes de matériaux : métal, plastique, objet, tissu, peinture…

N. As-tu fait une rencontre majeure qui t’a inspiré et donné envie d’aller plus loin dans ta pratique ?

AR. Pas vraiment, j’ai du puiser mon inspiration ailleurs, plutôt dans mon quotidien. L’expérience aux Beaux-Arts a été intéressante au niveau pratique et, dans une moindre mesure, au niveau de l’enrichissement de ma culture de l’art. Mais du point de vue relationnel, ce fut parfois compliqué. Étant le seul étudiant Palestinien dans l’école, j’ai été confronté tout au long de mes études au racisme et à la jalousie.

N. On en revient à une question à la fois plus théorique et plus directe. Pour toi, c’est quoi l’art ? Être artiste ?

AR. C’est d’abord un plaisir, une forme de jouissance nécessaire. C’est aussi un moyen d’être libre. Cela me permet de sortir physiquement du Liban et, dans un avenir proche, de faire sortir ma famille. Concernant la définition de l’artiste, je te renvoie aux quelques mots prononcés par Bergson : “C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue et sans voiles.” J’ajouterais que l’artiste ne voit peut-être pas “mieux” : mais il prend le temps de voir ce qu’il y a réellement à voir.

N. Et quand as-tu réalisé que toi tu étais artiste ?

AR. Il y a très peu de temps ! Lors de la première résidence que j’ai effectuée à la Cité des Arts en 2014. Jusqu’alors, je n’aurais jamais imaginé devenir artiste, avoir une vie d’artiste. C’est à Paris, entouré de musiciens, de plasticiens et de poètes venant du monde entier que j’en ai pris conscience.

N. Ah oui ! En effet, tu as eu le déclic sur le tard, tu as commencé les caricatures dans les années 2000…

AR. Oui, on rigolait quand on m’appelait “l’artiste” à cette époque. Le mot “artiste” contient d’après moi un certain nombre de clichés. Dans le fond, ça m’est égal de me dire que je suis un artiste ou non. J’aime fabriquer des objets, des situations. J’aime faire, créer.

N. Oui, créer ta propre voie. Tu as toujours été un artiste en fait, sauf que tu l’as réalisé relativement tard. Quand tu l’as réalisé, te projetais-tu dans l’avenir ? Est-ce que tu as déjà imaginé ce que serait ta vie sans l’art ?

AR. Rarement. Je ne suis pas du genre à me projeter dans l’avenir ou à penser ce qui aurait pu être différent. J’ai commencé à travailler quand j’avais neuf ans en tant qu’éboueur, ouvrier puis menuisier. J’ai toujours fait des petits boulots donc je m’en serais sorti d’une manière ou d’une autre mais l’art existe, heureusement !

N. Tu m’as dit un jour une phrase magnifique – que tes œuvres voyagent en réalité pour toutes les personnes qui vivent avec toi dans le camp – concrètement, comment travailles-tu dans le camp ?

AR. Je travaille là où je vis depuis longtemps, c’est un petit espace dans lequel je fais tout. Je dis souvent que c’est un lieu modulable car c’est une chambre la nuit, une cuisine le temps de midi et, le reste de la journée c’est mon atelier. Je ne peux pas y stocker grand chose mais j’ai tout ce qu’il me faut pour travailler.

N. Est ce que ta famille, tes amis travaillent avec toi ? Comment perçoivent-ils ton travail ?

AR. Mes proches étaient dubitatifs au début, ils ne comprenaient pas ce que je faisais. Personne autour de moi ne connaissait le monde de l’art contemporain, ses codes encore moins… La première fois que j’ai exposé une de mes œuvres, j’étais encore aux Beaux-Arts, c’était dans le musée Sursock à Beyrouth et j’ai reçu le premier prix. À ce moment là, mon entourage a commencé à vraiment m’encourager. J’ai progressivement ressenti un vrai engouement pour ce que je faisais, on me demandait avec quel matériau je travaillais, ce dont j’avais besoin… Et ça continue ! Certains amis me ramènent des sacs à main qui appartiennent à une sœur ou à une cousine, des tissus en tout genre, des objets insolites. C’est devenu comme un jeu pour eux, ils me font des suggestions, me disent ce qu’ils ressentent face à telle ou telle œuvre, j’aime ça. Et je travaille aussi beaucoup avec mon père (menuisier), ma mère (couturière) et mes frères (tous deux ingénieurs) qui me donnent un coup de main de temps à autre, c’est un peu comme une entreprise familiale.

N. Y’a-t-il d’autres artistes dans ton entourage ? AR. Oui, on est un groupe d’artistes très proches avec Ayman Baalbaki, Mounzer Baalbaki, Oussama Baalbaki, Serwan Baran, Tagreed Darghouth… On se réunit souvent…

N. Et as-tu déjà participé ou coordonné un projet en collaboration avec d’autres personnes, artistes ou non d’ailleurs ?

AR. Oui, à Chatila en 2004, j’ai lancé un projet pour investir l’espace du camp. Énormément de jeunes se sont investis dans l’aventure, leurs familles aussi, avec qui on a recouvert tous les murs qui croisaient notre route. A ce moment là, j’ai ressenti une vraie ferveur collective, c’est un très beau souvenir. La phrase ’art brings people together’ a pris, pour moi, tout son sens ce jour là.

N. De mon point de vue, ton art et ta vie, c’est la même chose. Ton art et la chose politique, idem. Analyser tes œuvres serait presque superflu tant elles contiennent tout en elles. Est-ce tu es d’accord avec cela ou tu vois les choses autrement ?

AR. Oui, c’est tout à fait ça. Mon travail parle de lui même et pour moi. Il y a certaines œuvres que je ne nomme même
pas tant cela me paraît évident. Je préfère me dire que le public visitant mes expositions va être intrigué par mes œuvres parfois provocantes et faire des recherches de lui-même. Lorsque mon travail est exposé, on accompagne tout de même les œuvres d’un court texte même si ça ne remplace pas les interactions avec le public. Je n’aime pas particulièrement expliquer ma démarche mais l’échange avec les gens qui interagissent avec l’œuvre est essentiel, cela fait partie intégrante de mon processus créatif. Notamment en Occident où c’est important que j’explique le cas spécifique des réfugiés Palestiniens au Liban.

N. Oui, quand on fait des recherches sur toi, on voit tout un tas de choses pour te décrire “Palestinien du Liban” ou “Palestinien vivant au Liban”, comme si on ne savait pas comment dire…

AR. Oui, je suis habitué maintenant, c’est pour cela que je fais de temps à autre des entretiens pour la presse spécialisée Occidentale. Le cas des réfugiés Palestiniens est spécial et se démarque du conflit israélo-palestinien dont les Occidentaux entendent parler. Une partie des Palestiniens sont arrivés au Liban en 1948, en pensant rentrer chez eux après quelques mois, et nous sommes toujours là-bas. Seulement, les parties prenantes (le gouvernement libanais, les autorités palestiniennes et israéliennes) essayent de cacher cette partie de l’histoire car c’est une situation très complexe. Les grandes questions qui animent les débats internationaux tournent autour de la Cisjordanie, de la bande de Gaza, d’Israël mais on ne parle que très rarement des réfugiés. Il y a plus de 7 millions de Palestiniens hors de ce que l’on appelle la Palestine et environ 5 millions qui sont restés sur le territoire. C’est pour cela que je raconte mon histoire, mon parcours, pour que les gens soient au courant. Mais depuis 2015, je ne fais plus beaucoup d’entretiens avec la télévision libanaise car cela ne me laissait pas l’espace nécessaire pour exprimer une pensée.

N. Une pensée que tu développes et affines depuis plus de 10 ans à travers ta pratique et aux matériaux que tu transformes. Pour réaliser tes sculptures / installations, tu utilises toute sorte de matériaux à l’instar du fil de fer barbelé, de la tôle ondulée, des pneus, du tissu, des bidons d’essence. Peux-tu expliquer pourquoi ?

AR. Utiliser les matériaux du camp qui sont à disposition de tous est le meilleur moyen de transporter le message des réfugiés. C’est un point crucial pour moi car la plupart des éléments que j’intègre à mes œuvres ont été utilisés par les habitants du camp. L’idée de la transformation est vitale. Il y a également l’idée d’économie de peinture : je transforme le matériau en le sculptant mais tout en le gardant intact d’une certaine manière car je ne le peins que très rarement. Mais je compare souvent la peinture avec mes sculptures : la réaction de la matière, que ce soit celle métal ou du bois, est d’après moi, similaire à celle de la peinture avec l’huile ou l’acrylique. De plus, je me suis rendu compte qu’il n’y avait finalement que peu d’artistes travaillant le fil de fer barbelé ou la tôle ondulée. Il y a encore du potentiel à exploiter !

 

 

Abdul Rahman Katanani, Arbre 5, 2017. Fils barbelés et bois d'olivier, 120 x 110 x 85 cm. Pièce unique. Courtesy artiste et Galerie Magda Danysz.
Abdul Rahman Katanani, Arbre 5, 2017. Fils barbelés et bois d’olivier, 120 x 110 x 85 cm. Pièce unique. Courtesy artiste et Galerie Magda Danysz.

 

 

N. Aussi, ce qui “saute aux yeux” en regardant tes oliviers par exemple, c’est le reflet de la lumière sur la matière non travaillée.

AR. Oui, c’est un aspect auquel j’attache une grande importance lorsque je présente mes œuvres en métal. J’aime que la lumière se reflète sur la matière et crée une ombre diffuse, parfois informe sur les murs. J’accorde une réelle importance à l’esthétique de mes œuvres.

N. Oui, on devine aisément que la forme se doit d’être à la hauteur du fond dans ton travail…

AR. C’est important pour moi car le beau attire le regard. J’accorde de l’importance au mouvement de la tôle ondulée par exemple, que j’associe à un mouvement romantique difficile à contrôler, à maîtriser. Ce qui m’intéresse aussi, c’est l’esthétique particulière qui résulte de l’association des matériaux par essence contradictoires tels que le fil de fer barbelé et l’olivier qui m’intéresse. Elle permet d’exprimer la contradiction innée chez l’Homme aussi bien sur le fond que sur la forme.

N. Quel est ton rapport avec les autres formes d’art ?

AR. Je m’intéresse à toutes les formes d’art, en particulier la musique et l’artisanat local. À chaque fois que je voyage, je découvre de nouveau genre de musique. Dans ma vie de tous les jours, je suis entouré par de nombreux musiciens, notamment Wael Alkak, un ami syrien qui mélange musique traditionnelle et contemporaine. Nous sommes d’ailleurs tous les deux en train de préparer un projet alliant les éléments naturels, la sculpture et la musique.

N. La musique, c’est quoi pour toi ?

AR. Cela se résume en un mot : révolution. J’assimile la musique à une parole qui croit au changement. On a souvent peur de parler mais je me rends compte quotidiennement que la parole est plus forte que la violence, que la guerre. Depuis que l’humanité existe, l’Homme n’a cessé de communiquer, et je pense qu’il y a une raison à cela.

N. Et concernant l’artisanat local ?

AR. Comme je te le disais, j’ai beaucoup travaillé avec ma mère qui a exercé le métier de brodeuse. Lorsque je réalisais des pièces en tissu, elle m’a toujours conseillé, travaillé avec moi. J’entretiens donc un rapport intime avec l’artisanat local.

N. Si je te dis qu’en tant que jeune Occidental, regarder tes œuvres c’est comme une respiration, à la fois douloureuse mais belle et nécessaire qui ralentit le flux d’informations que je reçois concernant la vie des réfugiés dans les camps, le déroulé des conflits au Proche Orient… un déroulé qui devient pour beaucoup quelque chose de très théorique alors que pour toi et beaucoup d’autres personnes, c’est votre quotidien. Tu figes cette condition de vie, cette résilience dans la matière par le biais du symbolique pour mieux témoigner. Et par ce biais, tu universalises ton propos, qui dépasse le cadre spécifique des réfugiés au Liban. Est-ce quelque chose que tu cherches à atteindre ou bien tu t’en es rendu compte à l’accueil de tes œuvres ?

AR. Ce n’est pas quelque chose que j’avais calculé ou prévu en fait mais je m’en suis rendu compte au contact du public. Lorsque j’interagi avec quelqu’un devant l’une de mes œuvres, j’aime l’écouter plutôt que d’expliquer littéralement ce que j’ai voulu exprimer. Il y a des millions de réfugiés à travers le monde et c’est important pour moi que chaque visiteur donne sa vision, son ressenti et sa propre expérience face à cette problématique. Quand la réception de mon œuvre, notamment en Europe ou au Moyen Orient, dépasse le cas spécial des réfugiés au Liban et pose de fait des questions plus universelles, c’est là que mon travail prend tout son sens.

N. Tu côtoies énormément de personnes d’horizon et de culture différentes. Est-ce que-ce sont tes parents qui t’ont transmis cette ouverture d’esprit ou bien cela a toujours fait partie de toi et ton expérience n’a fait qu’accentuer ce trait de caractère ?

AR. C’est un mélange de tout ça ! Mes parents n’ont jamais aimé les barrières, ils m’ont transmis la nécessité de la recherche de la liberté. Quand j’étais jeune, nous étions libres politiquement en partie car mon père a vécu une expérience avec un groupe militaire qui s’est mal déroulée. On s’en tenait donc le plus éloignés possible et je crois que cela m’a permis de garder une forme d’indépendance nécessaire. Grâce à cela, je suis toujours resté ouvert malgré le sentiment de danger qui pesait sur les camps de Sabra et Chatila suite aux massacres perpétrés par les Phalanges libanaises en 1982. On recevait également de nombreuses mises en garde sur la dangerosité de la vie en dehors du camp comme s’il n’y avait pas d’alternative possible. On entretient souvent malgré nous la peur de “l’autre”, de l’ailleurs. Aujourd’hui, j’ai des amis libanais dont certains plus proches que mes amis d’enfance… Je suis profondément convaincu que les barrières culturelles ne sont pas aussi solides que ce qui lie les êtres humains entre eux.

N. Et la religion n’aide en général pas à abattre ce genre de barrières, surtout au Liban. Quel est ton rapport à la religion ?

AR. Elle a été en effet au cœur de la guerre civile au Liban (1975-1990), c’est une situation encore très compliquée. J’ai un rapport très personnel avec la religion, je suis né musulman mais je ne suis pas pratiquant. Je me dis souvent que si la religion “bloque”, ce n’est pas à moi et si au contraire cela permet “d’ouvrir” des portes, de rassembler, c’est quelque chose que j’accepte.

N. Tu as dit aussi à l’occasion de l’exposition Le Sens de la Peine (début 2016 à Nanterre) une phrase qui résonne en chacun de nous : “l’occupation commence en nous. Si on ne cherche pas à s’émanciper, on restera enfermé toute notre vie.” Est-ce que ça t’arrive de douter ? De ne plus savoir pourquoi tu cherches à t’émanciper ? Ou, pire, à ne plus savoir à quoi ressemble la liberté ?

AR. Je n’ai pas de définition précise de la liberté car à chaque fois que j’avais l’impression de m’en rapprocher, mon idée de la liberté évoluait. Le concept de liberté est d’après moi constamment en mouvement, c’est plus sa recherche qui compte. En tout cas, je n’ai jamais douté. Je suis toujours resté et reste optimiste.

N. Dans ton travail enfin, on retrouve cette idée du mouvement, de la forme qui ne commence et ne finit jamais vraiment. Avec la vague, le cercle et le tourbillon notamment. Pourquoi est-ce important pour toi ?

AR. C’est une nouvelle fois directement lié à ma vie. J’associe le mouvement à une forme de nomadisme. Quand on est réfugiés, on ne sait jamais quand on arrive, quand on repart. Notre lieu de vie est temporaire même si dans mon cas, cela fait presque 70 ans que c’est une situation temporaire… Pour te donner un exemple, mes parents ont dû changer de lieu de vie presque une dizaine de fois depuis 1948, ils sont revenus de nombreuses fois dans leur ancienne maison pour la retrouver détruite ou brulée. Alors quand on achète quelque chose pour l’appartement, on a toujours dans un coin de la tête l’idée que l’on va devoir partir à cause de la guerre, que cela ne sert à rien de choisir un meuble qu’on désire léguer à ses enfants. Et de ce sentiment d’incertitude constante, je crée des formes car elles contiennent en elles l’espoir. J’aime le mouvement dans la forme. Il dit que quelque chose est possible.

Entretien d’Abdul Rahman Katanani avec « son frère » Nicolas Etchenagucia, publié dans le livre HARD CORE, édition Barbara Polla ANALIX FOREVER disponible à la galerie Magda Danysz. Publié sur Point contemporain avec l’aimable autorisation de Barbara Polla.

Infos pratiques

HARD CORE
Exposition personnelle d’Abdul Rahman Katanani

Du 02 décembre au 13 janvier 2018

L’exposition Hard Core est réalisée en collaboration avec la galerie Analix Forever de Genève – dans la continuité d’un travail initié de longue date avec Barbara Polla – et avec le soutien du centre d’art Vent des Forêts (Fresnes-au-Mont, Lorraine).

Samedi 2 décembre, jour du vernissage de l’exposition, sera présenté par ses auteurs Hard Core, ouvrage édité par la Galerie Analix Forever avec des textes de Christophe Donner, Nicolas Etchenagucia, Barbara Polla, Pascal Yonet et Paul Ardenne.

Galerie Magda Danysz
78 rue Amelot,
75018 Paris

http://magdagallery.com/fr/

 


Abdul Rahman Katanani
Artiste plasticien d’origine palestinienne né en 1983 dans le camp de Sabra durant la guerre civile libanaise.
Réside une large partie de l’ année à Sabra, camp de réfugiés palestiniens de la banlieue occidentale de Beyrouth.

 

 Abdul Rahman Katanani, fil barbelé. Installation Vents des forêts
Abdul Rahman Katanani, fil barbelé. Installation Vents des forêts

 

Abdul Rahman Katanani, lanceur de pierre, tôle ondulée et fil barbelé. Courtesy artiste et Galerie Magda Danysz.
Abdul Rahman Katanani, lanceur de pierre, tôle ondulée et fil barbelé. Courtesy artiste et Galerie Magda Danysz.

 

Abdul Rahman Katanani, Spirale, fil barbelé. Courtesy artiste et Galerie Magda Danysz.
Abdul Rahman Katanani, Spirale, fil barbelé. Courtesy artiste et Galerie Magda Danysz.