Benoît Aubard & Eve Beaurepaire, KRAKEN, SHUTTLE 19 Paris [EN DIRECT]

Benoît Aubard & Eve Beaurepaire, KRAKEN, SHUTTLE 19 Paris [EN DIRECT]

Sous les agitations de la surface,
Loin, loin, dans le calme des abysses,
Enveloppé de son très vieux sommeil sans rêve,
Repose le Kraken.
De faibles reflets de lumière
Frôlent ses flancs ténébreux.
Des éponges géantes, millénaires,
L’entourent.
Dans la pénombre des cavernes infinies,
D’énormes poulpes
Démêlent de leur bras la verte statuaire.
Il s’y repose depuis les premiers âges
Et toujours monstrueusement grandit,
Dévorant d’immenses vers marins,
Jusqu’à la Fin des Temps, le dernier incendie,
La rouge Apocalypse.
Alors, pour la première fois,
Il sera vu des hommes et des anges.
Il se réveillera dans l’horreur pourpre,
Il montera à la surface
Et y mourra.

Alfred Tennyson, Le Kraken, 1830

 

SHUTTLE 19 présente une nouvelle exposition duo des artistes Benoît Aubard, diplômé de l’École des Beaux-Arts de Paris en 2015, et Eve Beaurepaire, diplômée de l’École des Beaux-Arts de Tours en 1990. Les artistes réuni·e·s pour la première fois dans le cadre de l’exposition « KRAKEN » explorent l’univers des matériaux, des objets, des mots et des êtres délaissés à la périphérie de notre vision, tout en interrogeant l’indifférence et l’industrialisation de la violence qui se sont insidieusement entrelacées dans nos sociétés contemporaines. Par la juxtaposition des deux pratiques et deux parcours, l’exposition cherche également à remettre en question la condition et les critères d’émergence imposés par le système de l’art actuel.

La pratique plastique et poétique de Benoît Aubard tourne autour des matériaux de récupération et se penche sur l’anonymat des objets, des formes, des mots, et sur les possibilités de leur appropriation. Fortement inspiré par l’esthétique de la rue et par des subcultures, l’artiste emprunte à ces univers leurs attributs et leurs façons de faire. Il intervient ainsi sur des cartons d’emballage, des affiches publicitaires ou des objets domestiques récupérés, en les détournant ou en posant par-dessus des tags et des textes. En se ressourçant dans des mots qui traversent l’espace urbain – des slogans, de la signalétique, des annonces des communautés religieuses ou des SDFs  -, ou bien dans des textes littéraires, il va ensuite rédiger ses propres messages-textes ou recomposer les écrits existants par la méthode du cut-up, procédé couramment utilisé dans le milieu de la contreculture des années 1960. Dans une démarche presque archéologique, Benoît Aubard explore l’espace urbain et les strates de la mémoire collective et donc anonyme que portent en soi des objets, des textes et des discours qui nous entourent au quotidien. Les mots posés viennent ainsi souligner les caractéristiques des objets trouvés et suggérer leur histoire, en véhiculant en même temps des messages poétiques et intimes qui traversent tout l’univers de Benoît Aubard – sombre, apocalyptique, et parfois absurde. C’est alors en recomposant les textes des œuvres pour l’exposition que le mot « kraken » est apparu aux artistes et au curator. Un choix intuitif et maîtrisé à la fois, le kraken, une bête fantastique géante qui vit au fond de l’océan, s’est proposé comme une métaphore de l’abysse de la sous-conscience humaine, de la violence inaperçue et de la mort.

Au croisement d’un geste contrôlé mais qui laisse une trace aléatoire, émergent également les tableaux et les objets d’Eve Beaurepaire. Sa démarche animiste vise à sauver ce qui tend à disparaître, ce qui aurait été autrement perdu. Eve Beaurepaire utilise des matériaux à priori sans aucune valeur – le carton, le scotch, la bâche -, et cherche à préserver la fragilité des choses, en remettant en question le pouvoir de décision de ce qui doit être gardé ou détruit. Selon elle : « Le carton est un matériau éphémère totalement jetable, ordinaire et déterritorialisé. Il est un support direct de notre environnement. Il emballe, couvre, protège, cache. Il véhicule en même temps quelque chose de tragique : il est jeté, abandonné, écrasé, broyé, compressé, après avoir eu une utilité si précieuse. » Dans la série des monochromes, avec des gestes simples, elle applique des couches de peinture, ou pas, sur du carton marouflé sur toile. Ensuite, elle recouvre partiellement la surface du tableau avec de la résine qui pérennise la mémoire du matériau, ainsi que le geste de l’artiste. De tels miroirs noirs peuvent faire référence à la surface de l’eau comme aux écrans omniprésents qui nous renvoient notre reflet et nous engloutissent à la fois. Ils amènent le spectateur face à lui-même et lui proposent d’entrer en relation avec son propre vécu et ses propres processus cognitifs. Tandis qu’une autre série d’œuvres est constituée d’empilages de boîtes en carton, tels des totems, recouverts de résine et rythmés par des représentations de parties de corps ou têtes d’animaux, pareilles à de petites apparitions furtives, et d’aplats noirs. Les totems s’interrogent sur l’éthique environnementale et le droit à la vie, sur la violence permanente et légitimée envers les plus faibles et sur la réification démentielle des animaux non-humains – questionnements qui traversent tant la pratique plastique que la vie sociale d’Eve Beaurepaire.

Sasha Pevak, curator

 

 

Benoît Aubard 
Né en 1990.
Vit et travaille à Paris.
Prix du Public du Prix Icart Artistik Rezo et Prix agnès b. (2015)

Eve Beaurepaire
Née en 1966.
Vit et travaille à Paris.

 

Eve Beaurepaire, Sans titre, 2014 / technique mixte (peinture, résine, carton) sur toile, 130cm X 106 cm
Eve Beaurepaire, Sans titre, 2014 / technique mixte (peinture, résine, carton) sur toile, 130cm x 106 cm. Courtesy artiste

 

Visuel de présentation : Benoît Aubard, Brawl Fields (fragment), 2018 / 12 affiches, peinture acrylique, 250 x 1200 cm. Courtesy artiste