Charlotte Heninger

Charlotte Heninger

ENTRETIEN / avec Charlotte Heninger à l’occasion de son exposition personnelle En dehors des limites du lac futur 
par Laetitia Toulout

En dehors des limites du lac futur commence par une nouvelle écrite par les quatre mains de Charlotte Heninger et Laëtitia Toulout. Ce premier tome édité sous forme de fanzine développe un environnement autour des thématiques de l’éco-féminisme, des sciences du vivant et de l’anticipation. Ce projet fonctionne comme une somme d’allers-retours entre le travail plastique de Charlotte Heninger et la narration de la vie d’une colonie serpentiforme, supposément des réincarnations de plusieurs espèces dont certains humains, vision de la Terre dans quelques décennies. Le titre de cette exposition est une formule empruntée à H.P. Lovecraft, écrivain américain reconnu dans les domaines du fantastique et de la science fiction. Son style d’écriture très descriptif et précis quant aux émotions et aux entités créées a inspiré l’artiste, dont l’écriture est un moyen d’expression et de réflexion essentiel.

« J’ai toujours eu de la facilité à écrire. Que ce soit avant, pendant ou après la conception de mes pièces, l’écriture m’accompagne sans cesse. D’ailleurs c’est une question qui revient souvent à propos de mon travail. Sous forme de poésie, de prose ou d’essai, parfois les trois, je mets en oeuvre les enjeux théoriques de ma pratique. Cela peut prendre la forme de recueils de texte ou de publication auto-éditées mêlant mon travail photographique et littéraire. Pour ce nouveau cycle d’exposition, j’ai ressenti le besoin de créer un univers plus précis que celui précédemment mis en place dans l’exposition Entités (lien vers site ?). À force de recherche en biologie, j’ai appris de nouvelles choses qu’il me fallait transmettre. Notamment le fait que les trois règnes qui nous sont familiers – animal, végétal et minéral – sont une conception obsolète du monde dans lequel nous vivons. Les frontières sont beaucoup plus poreuses que ce que nous imaginons, et les catégories multiples. J’ai moi-même longtemps pensé cette conception du monde  comme acquise et immmuable. J’avais surtout la nécessité de concevoir un environnement post-apocalyptique et de le nourrir de toutes mes recherches issues de domaines scientifiques tels que la physique du globe – la volcanologie pour sa genèse du magma et la naissance des pierres mais aussi la micropaléontologie et la botanique – qui brouillent et questionnent les frontières du vivant. Ce n’est qu’un premier pas. Les prochains tomes vont étoffer ce que nous avons réussi à mettre en place ici.»

L’exposition se situe donc aux frontières des sciences et de la fiction, dans un futur anticipé de lieux existants. Nous sommes invité·es à naviguer entre des entités perpétuellement mutantes, subtilement insolites à nos yeux. Parmi ces corps, une sève dégoulinante pourrait sans doute éveiller et initier le mouvement de ce véritable écosystème à la fois végétal, animal, minéral. Des règnes qu’on ignore habituellement s’imbriquent entre eux. La catastrophe prévisible a déjà eu lieu. 

C’est en haut d’un volcan géant au milieu du Pacifique Sud, et après une catastrophe totale sur la Terre, que vit la colonie serpentiforme de la nouvelle C. Auris, écrite à partir des œuvres. « Le monde que nous décrivons ici se situe dans une centaine d’années, aux alentours du Kilauea – un volcan qui possède un lac de lave situé sur l’île d’Hawaï – qui possède un lac de lave en perpétuelle activité. Depuis un voyage à l’Etna il y a trois ans, je n’ai cessé de m’intéresser au volcanisme. Ces puissances telluriques me fascinent par leur capacité à faire table rase d’un monde sans pour autant détruire les chances d’un monde à éclore. C’est ce qui se passe dans la nouvelle. Notre monde renaît, après une énième mort. Après l’invasion du champignon Candida Auris – qui se développe actuellement sur notre planète sans que nous puissions réellement le contenir – une majeure partie des espèces vivantes ont disparu de la surface de la Terre. Seule l’éruption majeure du Kilauea anéanti le champignon vorace. C’est alors que naît notre colonie serpentiforme. Celles et ceux que nous appellerons « serpents » sont de nouvelles formes de vie qui ne se pensent plus en terme d’espèces ou de règnes. Les frontières sont d’autant plus floues que ces animaux pratiquent la pollinisation et la germination pour se reproduire. Ces entités longiformes se portent garantes de leur environnement et tentent de survivre près de sources chaudes et soufrées. Elles font preuve d’une très grande adaptabilité à leur milieu extrême. La vie c’est un peu comme une épidémie aussi, une fois qu’elle est là on ne peut plus s’en débarrasser. » 

L’exposition, les installations, se projettent imperceptiblement dans ce contexte imaginé : dans les cendres du volcan, près d’un lac de lave, dans une lumière orangée et chaude, des débris de végétaux et des feuilles tropicales. Chaque élément crée un futur proposé. Cet univers a récolté les conséquences de destructions intrinsèques, et  alors, renaît. 

Le projet En dehors des limites du lac futur se situe de fait dans différentes strates de temps. Il y a le cycle des volcans, mais aussi l’ère que l’on nomme Anthropocène – nom donné aux perturbations et ravages qu’engendrent les civilisations modernes sur leurs environnements. Charlotte Heninger construit et renforce des liens : « Je m’intéresse aux formes de vie sur Terre et à leur intimité avec les sociétés humaines. Des formes avec lesquelles nous partageons des atomes issus des mêmes étoiles mortes ou parfois des ancêtres communs. Établir le lien entre les modes de vie modernes et contemporains et leurs impacts sur le territoire terrestre n’est pas une tâche difficile tant l’activité humaine a modifié l’ensemble des écosystèmes de la planète. Il s’agit donc ici de formuler les hypothèses proches d’une évolution de l’anthropocène ; dans la perspective d’inventer les images d’un nouveau milieu. Un environnement possible où les sociétés contemporaines seraient intimement et équitablement liées aux écosystèmes »

En installant ses pièces dans un environnement reconstruit, l’artiste fait en effet immerger l’éventualité d’une nouvelle ère, où toutes les espèces vivent de manière horizontale et unie dans un Tout post-apocalyptique. Nous avons d’ores et déjà basculé dans un après, et nous voyons que, finalement, certains faits sont aujourd’hui et depuis longtemps prévisibles. Charlotte Heninger précise que « l’influence de l’Homme opère des bouleversements chez un certains nombre d’espèces. La sixième extinction de masse en fait partie mais on observe aussi des évolutions et adaptions, des déplacements. » La vie se faufile entre les perturbations à même de l’anéantir. Ainsi, « les phénomènes naturels ou catastrophes comme les ouragans accentués du fait du réchauffement climatique déportent des populations d’espèces. L’humain déplace aussi lui-même des espèces dans différents types d’environnements, ce qui provoque des bouleversements dans l’équilibre des écosystèmes et participe aux extinctions fulgurantes. »  Ici, c’est à nous, public, de déplacer nos propres corps encore vivants pour se projeter dans les conséquences anticipées d’actes collectifs de moins en moins aveuglés.

Quand on lève les yeux, on croise des bribes de métaux et de végétaux qui serpentent et se balancent imperceptiblement du plafond vers le sol, ou vice versa. Le cuivre maintient et se mêle aux corps anguleux, aux fragments de plantes. Celles-ci fânent – flânent – et durcissent, se transforment imperceptiblement. L’ensemble emplit l’espace. 

Immersion et suspensions ; Les nouveaux fouisseurs de Charlotte Heninger sont d’après ses mots, « sortis de leur habitat naturel qu’est le sol. Ils arpentent un nouveau milieu précaire et artificiel sur lequel ils installent un nouvel habitat. Sur ces branches de cuivre se greffent des feuilles séchées. Un liquide non identifié les parcours et se déverse à nos pieds. Est-il salvateur ou mortel ? » Nul ne le sait. Tout est ici question de vie ou de mort, de destruction et de création, de formes et de sensations. Les opposés s’effritent et s’oublient.

Des peaux mangent le sol. Ces mues enferment des débris, graines nourricières et nouveaux êtres en devenir, formant un Lac futur fragmenté qui gravite sur les surfaces, descend parfois du plafond, plié sur lui-même. Au sol, il semble se répandre malgré sa fixité. Il faut s’approcher pour en observer la diversité : d’abord des couleurs, puis des formes, et enfin des espèces (thé noir des Açores – seule plantation européenne de thé et, qui plus est, une île volcanique – graines de courges, coquilles d’ œufs, pépins de pommes, thé origine inconnue, pétales de roses, feuilles de fraises, pépins d’oranges, pelures de clémentines, graines de papaye, thym, feuilles de cordiline, pétales de pensées, gomme elemi…). « Les peaux végétales présentes dans l’exposition imagent une soupe primordiale d’un nouveau genre… Elles sont constituées de collectes de déchets d’une alimentation hybride des créatures en présence dans l’espace d’exposition. Majoritairement constituée de feuilles et pétales, de graines ou noyaux, de terre aussi, coquilles parfois … Connaître le nom de ces plantes nous rend plus intimes avec elles. J’attache une grande importance à la transmission de ces connaissances par le biais de mon travail, à travers les cartels ou la parole. On n’a pas forcément eu la chance d’accéder à cela et de grandir au milieu d’espèces connues et reconnues. » La vie lévite et gravite, elle s’affaisse et se relève sur les surfaces et dans les interstices. La lave destructrice est dans un même temps, un même mouvement, d’ores et déjà nourricière.

Serpents colorés, débris minéraux, flaques végétales… Qu’elle que soit la forme ou la substance, il y a toujours la vie : née de la force du volcan, du déchaînement des ouragans, des catastrophes accentuées par la présence des civilisations occidentales et meurtrières. Il faut comprendre la construction du monde pour envisager le présent et imaginer cet après, situé en l’occurrence, En dehors des limites du lac futur. La destruction entraîne la création, et vice versa : le cercle est infini. C’est par ailleurs dans la volcanologie que Charlotte Heninger puise cette vision du monde : « Je suis imprégnée des matières, des couleurs et des processus inhérents aux éruptions. », plus précisément, par des voyages solitaires, comme à l’Etna, ou par des documentaires qui permettent d’accompagner virtuellement les « épopées de chercheurs à travers la planète ». La figure du volcan fascine : « Il créé de la matière très rapidement et est capable d’une grande destruction. Cependant, les coulées ne détériorent pas les sols, les plantes et les animaux reviennent bien vite vivre sur les lieux. Ces phénomènes naturels violents et destructeurs sont vecteurs de vie. » La violence destructrice paraît ici être la condition inhérente à la création de la vie. Et leur temps est long : « Les forces de la nature s’étalent sur plusieurs millénaires et laissent les espèces s’adapter, se sédimenter et construire les sols, l’air, et les éléments ». Au contraire, les éruptions volcaniques agissent dans des temps rapides ; en ce sens, « Le volcan est ce qui ressemble le plus à l’action de l’Homme sur Terre. » 

La lave bouillonne, se cristallise, la cendre explose vers le ciel, les rochers s’écrasent, le reste du monde s’efface. Les images vidéos de Candida Auris, fruit d’une collaboration entre Charlotte Heninger et Sidonie Boiron, se projettent au delà du rideau, au delà de la scène, au delà des êtres. Le cauchemar est en même temps un rêve. Les souvenirs sont des fantasmes, et la beauté se mêle à la puissance. Parfois flottante, souvent violente. Elle vient à nous par vagues, s’estompe puis se répète. Visuelle et sonore, mentale même, la création sonore de Kinrisu vient napper l’espace comme une brume. Les sens s’emplissent de lave, chacun devient une part du monstre de feu. 

C’est dans cette atmosphère délétère que la narratrice de la nouvelle et habitante de la planète C. Auris, femme et serpente, arpente le biome qui détermine la survie de ce peuple inédit, qui la protège des cristaux glacials et toxiques, du moins, pour le moment, pour cet instant. On entre alors dans une strate futuriste. C. Auris est un champignon mortel qui se déclare actuellement aux quatre coins de la planète. Cet ascomycète qui existe depuis des milliers d’années évolue et devient indestructible. Il est probable que son développement persiste. Dans la nouvelle, Candida Auris finit par transformer et défigurer notre planète à tel point qu’il lui donne son nom ; de la Terre au Champignon. Il sera lui-même anéanti par une immense éruption volcanique. Cette dernière engendrera enfin un tsunami. Les catastrophes prennent l’échelle de la planète entière pour laisser la vie reprendre alors ses droits. 

On pensait que toutes les espèces avaient disparu, mais certaines ont survécu. Il aura fallu que leurs corps s’adaptent. 

Parmi les bribes, dans la lumière maîtrisée, des courbes longiformes serpentent sans réel mouvement, reptiles insidieux. Les matières et les corps sont froids, mais on jurerait qu’une fois la nuit tombée, ils se réveillent et fourmillent. Les tournures mentales et visions fantasmées de temps, de lieux et d’entités alternatives prennent corps et muent ; elles s’agrippent à la vie. Elles deviennent réelles.

Les œuvres naissent après un travail de recherche et d’observation. C’est le cas pour la série – la grande famille – des serpents. Les entités sont créées comme des visions d’espèces à venir dont l’évolution est imaginée et imagée, mais naissent aussi de projections déjà existantes : « Ma nécessité de tout construire, mettant en jeu l’artefact, l’ersatz vient d’une volonté d’inventer un environnement, de présenter un futur. Comme une surface tissée naît de fils et une pensée d’un câblage cérébral complexe, je dresse des inventaires et réalise des formes d’après observation, de mémoire. J’observe puis j’imite des formes. J’assimile ces dernières et je les réinvestis sous de nouvelles matérialités, de nouvelles entités. De nouveaux psychismes engendrent des énergies nouvelles. » Et alors, tout se lie.

Certaines entités comme ces serpents de céramique, formes molles pétrifiées par le feu, animal dans le minéral, variations oranges, blanches et bleues dans la lumière artificielle sont reproduites depuis le modèle de la nature, mais citent et créent aussi des symboles. Charlotte Heninger s’inspire des espèces répertoriées en biologie mais aussi dans certaines spiritualités qui existent à travers le monde. Dans la mythologie hindoue, la figure du serpent renvoie ainsi aux trésors de la nature, au génie de l’eau vecteur de prospérité. Gardien et médiateur entre le ciel et la terre, le nāga est un serpent à tête humaine ; c’est dans la sphère symbolique que l’être humain conçoit son hybridation physique et psychique avec d’autres espèces. Les perceptions du monde prennent sens. 

Aby Warburg, dans le Rituel du Serpent, explique que le symbole de l’éclair et du serpent ne font qu’un. Il raconte que chez les indiens Pueblos, l’éclair prend la forme d’un serpent, et inversement. Il devient divinité. Le symbole animal donne forme à une terreur impalpable, il faut se saisir de l’insaisissable ; l’éclair est le serpent. Ces symboles mémoriels sont sources d’angoisses et d’émotions. Entre l’humain qui saisit dans sa main et l’humain qui pense, il y a l’humain qui dresse des relations totémiques porteuses de significations. L’artiste – à travers des oeuvres – cherche à explorer « la manière dont les symboles se transmettent sans forcément se perpétuer par la parole ou l’écrit ». Cette transmission, plus ou moins directe, fait écho aux strates de mémoire qui fascinent l’artiste : « en découvrant la géologie et le fonctionnement de sédimentation des sols, j’ai assimilé ces strates comme mode d’installation et de perpétuation des émotions ». Les souvenirs et apprentissages marquent l’espace et le temps de leurs empreintes. Les significations s’assemblent et se superposent entre elles.

Les espèces embrassent plusieurs strates de temps dans leurs formes. De grandes feuilles noires sont à la fois fossiles dans leur immobilité, semancières dans l’idée. Elles sont soutenues par des cornes brulées, qui à la fois saisissent et transpercent. La dureté de la céramique s’oppose à la souplesse initiale du végétal. Des plantes frémissent sur notre passage, les couleurs de leurs tiges varient du vert au brun, de la châtaigne au fauve. Les entités s’adaptent à leur environnement. Charlotte Heninger s’intéresse notamment aux espèces endémiques, « formes de vie uniques dont la population est très concentrée, qui n’existent qu’à un endroit sur Terre ». Les substances et formes des êtres se modulent selon leurs habitats. Et selon les perceptions subjectives de ce qui les entoure. Mais elles peuvent aussi naître d’expérimentations scientifiques. L’artiste explique notamment, d’après ses recherches, que « l’absorption du CO2 par les plantes est limitée. En plus du dioxyde de carbone, les plantes absorbent de l’oxysulfure de carbone au cours de leur cycle naturel du carbone. Plus les plantes seront exposées à une grande quantité de CO2, moins leurs feuilles seront comestibles ou accueillantes pour les espèces. Les feuilles de philodendron en céramique s’appellent Oxysulfures en ce sens. Ces découvertes amènent des scientifiques à créer de nouvelles plantes auxquelles ils intègrent une enzyme appelée « rubisco » pour que ces végétaux génétiquement modifiés absorbent alors 40% de CO2 en plus. » Libérées d’un sens de l’évolution, les espèces s’étendent dans des formes insolites.

Les découvertes et avancées scientifiques remettent en cause nos préconçus et visions du monde. Pour Charlotte Heninger, qui s’appuie sur de nombreuses études récentes, « un règne végétal, un règne animal et un règne minéral, quelques champignons aux alentours : cette conception est étriquée. Elle n’est d’ailleurs plus recevable. Les avancées de la recherche montrent maintenant au moins sept règnes parmi lesquels certaines espèces oscillent. » Et ces faits sont, dans la sphère scientifique comme dans le travail de l’artiste, changeants. « L’ADN aide beaucoup pour trouver les liens de parenté, les nouveaux groupes. Lorsque l’on est passé au microscopique, les frontières se sont brouillées. De petites algues mangent certaines bactéries, de petits animaux pratiquent la photosynthèse. » Charlotte Heninger décortique les recherches scientifiques pour développer un inventaire, un imaginaire. Elle remet en question des faits, des circonstances et notre appréhension du monde environnant. 

Au cœur de ces problématiques poétiques, toutes les entités sont sur un pied d’égalité, et ce quelques soient leurs formes ou leurs manières de vivre. Les hiérarchies appréhendées par nos sociétés stratifiées perdent leurs significations. Il faut percevoir les choses qui nous entourent comme un tout dont nous faisons parti·es, plutôt que comme des dualismes – la division entre la nature et la culture, par exemple, est née de la société occidentale. Ainsi, « des tribus amazoniennes considèrent souvent que les animaux et les plantes sont des Hommes et qu’ils pourraient très bien être leurs parents. » Dans cette conception, « l’Homme est l’animal de la plante. Les animaux perçoivent leurs pairs comme nous percevons les nôtres. Chaque espèce est société. Chacun à la même place. Personne n’est au dessus ou en dessous, même lors de la chasse. Le chasseur chante des mélopées à ses proies pour leur expliquer qu’il doit se nourrir et qu’il ne va pas prélever plus que nécessaire pour préserver l’équilibre. » L’humanité doit retrouver son humilité au sein de la nature, le monde dont elle fait partie et qui la constitue. C’est le parti pris que doit prendre le public, qui se trouve dans l’exposition, immergé dans un univers peuplé d’êtres qu’il ne comprend pas forcément. Pour l’artiste, « Il semble juste de replacer l’humanité dans son contexte. L’équilibre réside dans l’acceptation de la non compréhension du langage. Ce n’est pas parce que nous ne comprenons pas ces espèces qu’elles nous sont inférieures ou que leurs sociétés sont moins complexes que les nôtres. Nous allons découvrir de plus grands degrés de complexité en étudiant de plus près ce qui nous entoure. » Nous devons déconstruire nos jugements, laisser de côtés nos conceptions pour savourer la vie qui nous entoure, les sensations inhérentes à la diversité de la nature et de ses entités.

Il faut savoir s’effacer soi même, se transformer en liquide, à la fois sève et poison, rassembler ce qu’on a l’habitude de scinder. C’est l’effort nécessaire pour s’envelopper  vraiment de cet environnement qui assemble en son sein diverses saveurs et sensations : les vapeurs et odeurs des plantes, des lumières artificielles, la fraîcheur de la pierre, les courbes de la céramique, le volcan en perpétuelle mutation, les sons, à la fois de la lave et des rites. Il est ici question de mystère, car même la science ne peut lever le voile sur l’univers, indocile, infini, immuable. Le public doit rentrer dans la peau d’un être de la colonie serpentiforme, issu de la nouvelle C.Auris : quelques siècles en avant, ressentir l’air dégradé, les océans acidifiés et réchauffés, les glaciers fondus, les terres immergées dans l’eau. Il faut s’imaginer vivre près d’un lac sur le flanc d’un volcan géant, se réincarner soi-même en reptile survivant. Comprendre les nouveaux rites : danser souvent, près de la lave, ressentir la couleur par les vibrations, se souvenir du passé des Ancêtres… 

« Nous sommes nous-mêmes des organismes chimériques car nous possédons des organites issus d’autres types d’organismes que nous avons attrapé au cours de l’évolution. » Charlotte Heninger met en scène des points de vues singuliers sur notre environnement, et de fait sur nous, humains. Ces manières de percevoir sont à la fois biologiques, artistiques et narratives et imbriquent les différentes perceptions du temps : passé, présent, futur. Ainsi, « la vie animale est apparue beaucoup plus tôt que ce que nous pensions. Cela a été prouvé avec la découverte de Dickinsonia, plus ancien animal retrouvé sous forme de fossile. Il est l’ancêtre de plusieurs formes de vies animales d’aujourd’hui. La diversité des formes de vies que nous pouvons rencontrer devrait nous inciter à l’humilité. Surtout quand on sait que certaines espèces vivent dans des conditions très extrêmes auxquelles nous ne survivrions pas une minute.» Plus l’on creuse, et plus l’on s’aperçoit que toutes les entités – humain y compris – sont intimement liées depuis la nuit des temps. Nous sommes la nature tout autant que la culture, avec chaque entité, visible par nos sens ou non. Il s’agit de retrouver les liens coupés par nos propres conceptions culturelles. Pour Charlotte Heninger, cela peut passer par le langage. « Nommer les entités et connaître leurs noms permet une plus grande d’intimité avec les êtres. Le lignage génétique n’est pas vertical. » Ainsi, l’artiste use dans sa pratique du vocabulaire scientifique, et invente des mots comme elle créé des formes, des êtres et des environnements entiers. En dehors des limites du lac futur est à la fois un avenir et une histoire, une proposition multi-sensorielle – sensuelle – et une ouverture poétique ; comme une porte ouverte vers un monde parallèle, à franchir et à vivre. 

Cette exposition est le deuxième cycle mis en place par Charlotte Heninger, après le premier cycle, Entités, exposition de fin de diplôme présentée a l’ENSAD. « Le premier cycle de mes travaux était centré sur la rencontre – voire la collision – des trois règnes. Après avoir dépassé cette conception de notre monde, le deuxième cycle était centré sur une hybridation futuriste inter-espèces, des évolutions, des réincarnations. Ce qui a marqué mes recherches, c’est l’intrication de nos corps dans les différents mondes qui composent nos milieux. Aussi bien les mondes bactériens, que ceux des champignons. Cela concerne aussi des hybridations antérieures de nos ADN avec d’autres espèces d’hominines il y a quelques millions et milliers d’années. Mes travaux explorent les enjeux de l’immersion de l’humain dans son environnement, ce qu’il perçoit et ce qui est réellement en jeu au niveau biologique et chimique. Développer de nouveaux mythes me permet de mettre en jeu ces connaissances. J’aime à penser que mes recherches puissent croiser différents domaines, entre sciences et croyances. » 

D’expositions en expositions, les environnements de Charlotte Heninger s’enrichissent sans cesse de nouvelles recherches et de nouvelles réflexions, tant issues du domaine scientifique que de la vie personnelle. « Ces deux projets m’ont permis de me rendre compte de mon engagement croissant dans la lutte contre la destruction des habitats et la perturbation de l’équilibre planétaire.
Être au contact de la science et de scientifiques qui étudient les milieux dans lesquels nous évoluons prodigue une certaine humilité. J’ai décidé d’aller chercher cette humilité auprès de population d’humains qui la tirent d’une immersion totale dans leur environnement, loin des canons de la science. 

D’ici quelques semaines, je vais partir en résidence pendant un mois dans un petit village dans le désert d’Atacama, au Chili. Puis je vais rejoindre une communauté autonome dans la province du Guna Yala au Panama durant trois semaines, entre l’océan et la jungle. Je vais évoluer en quasi autarcie auprès d’autochtones dont les modes de vie sont complètement en accord avec leur environnement. Ces communautés protègent leurs terres et les croyances qui les habitent. J’aimerais aussi voir à quel point la modernité s’est immiscé ou non dans ces territoires. Au Chili par exemple, je ne serai pas très loin de l’Observatoire du Cerro Paranal, sommet de technologie humaine tournée vers les étoiles. Ce qui m’intéresse plus, c’est le contraste entre cette gigantesque entreprise humaine et l’immensité des territoires vierges et abrupts qui l’entoure, d’observer ce ciel à travers les yeux des gens avec qui je vais vivre, comprendre les ponts qui peuvent se créer entre ces univers. 

Ces deux pays – le Chili et le Panama – sont aussi situés l’un et l’autre sur la Ceinture de Feu du Pacifique. Cette appellation désigne une concentration linéaire de volcans, de plaques tectoniques et de failles océaniques qui bordent l’océan Pacifique. C’est l’une des zones les plus sismique de la planète, elle regroupe d’importantes zones de subduction et les principales fosses océaniques de la terre. L’activité de la terre me captive. Ce qui me fascine encore plus, c’est la résilience des êtres qui cohabitent avec ces forces planétaires. »

Les résidences La Wayaka Current se définissent comme nomades, en connexion aux environnements naturels et connaissances indigènes. Initié dans le contexte actuel de crise écologiques, ce projet entend développer des perspectives novatrices dans l’art et la recherche. Au sein d’une démarche respectueuse, les résident·es sont invités à rencontrer des territoires et, pour reprendre un terme cher à Charlotte Heninger, des entités. Pour elle, il s’agit d’une expérience de terrain tout autant inédite que pertinente qui lui permettra d’élargir ses réflexions et sa pratique plastique.

« Apprendre à vivre avec un impact minimal sur son milieu dans des conditions extrêmes – désertiques et tropicales – est un enjeu capital pour ma pratique. J’ai beaucoup spéculé sur un certains nombres d’aspects et de matérialités, j’ai besoin de me confronter à la réalité du milieu. Ces résidences sont des expéditions mais aussi des expériences humaines et artistiques. L’enjeu principal est de rencontrer les habitant·es de ces zones isolées et de mettre en place une continuité de ma pratique à des milliers de kilomètres de mes habitudes. Concevoir de nouveaux projets sans pour autant se servir de matériaux transformés, prélever sans détruire. Etudier faune et flore avec un regard d’artiste, teinté par des connaissances scientifiques et développé par une transmission humaine narrative et poétique va me permettre de créer de réel pont entre les disciplines. Des ponts à travers le monde aussi. 

Ce sera l’occasion pour moi de développer des recherches sonores qui me permettront de continuer de créer des environnements et de construire des paysages immersifs. Ré introduire une nature extrême et dense à travers de futurs cycles, de futures expositions. »

Charlotte Heninger Vue de l'exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger
Vue de l’exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger  Vue de l'exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger
Vue de l’exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger  Vue de l'exposition En dehors des limites du lac futur
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Vue de l’exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger  Vue de l'exposition En dehors des limites du lac futur
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Vue de l’exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger  Vue de l'exposition En dehors des limites du lac futur
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Vue de l’exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger  Vue de l'exposition En dehors des limites du lac futur
Charlotte Heninger
Vue de l’exposition En dehors des limites du lac futur

Charlotte Heninger
Née en 1992 à Paris
Travaille à Pantin

www.charlotteheninger.com