CHRISTIAN BERST [PORTRAIT DE GALERISTE]

CHRISTIAN BERST [PORTRAIT DE GALERISTE]

« L’art brut illustre la formidable obstination de quelqu’un à essayer de construire une cosmogonie ou un système qui rende son monde habitable. » Christian Berst

 

Le galeriste Christian Berst tend à montrer que si l’art brut, par nature, entre en résonance avec les questions des origines de l’humanité et de l’art, il répond avec pertinence, dans un monde tourmenté, à nos préoccupations actuelles.  À chacune de ses expositions, il nous engage à pénétrer un univers où les artistes, ces Grands Clairvoyants, tout en définissant une « mythologie individuelle », tentent de répondre aux véritables besoins de la nature humaine et à celui, immuable, de vivre dans un « monde habitable ».

Peut-on dire que l’art brut propose des formes de dépassement dans des sphères cognitives différentes, supérieures, comme celles des Grands Transparents (1) qu’évoque André Breton ?

Ce qui est fascinant dans l’art brut, ce n’est pas tant le fait d’atteindre des sphères différentes, mais de voir à quel moment se situe le point de bascule de l’intime à l’universel. Cela convoque l’idée de l’archétype jungien parce que même si à un moment donné une part commune nous est révélée, c’est paradoxalement par un cheminement individualisé. L’art brut se compose de différentes sphères de mythologies individuelles.

Quelles sont les grandes thématiques abordées par les artistes présentés à la galerie ? 

Essayer de trouver la clé, la formule, tenter de reconfigurer le monde pour le rendre « habitable », convoque les grands principes de temps et d’espace. Il est évident que le monde n’est pas construit pour accueillir l’altérité de ceux dont on parle. Pour se sauver, l’individu a la nécessité de créer un monde qui soit à sa mesure. Des artistes comme George Widener ou John Urho Kemp tentent par l’équation et le chiffre une élucidation du monde. Un rapport à l’ailleurs que l’on retrouve chez Melvin Way qui, en construisant son propre réel, fait partie d’un mouvement que l’on pourrait qualifier de métaphysique.

« Je ne cesse de me répéter, peut-être pour voir si je continue à y croire, que l’art a fait de l’homme un animal métaphysique. »

Les artistes dont tu soutiens le travail font parfois appel aux nouvelles technologies. Le numérique n’est-il pas contre nature dans ce qui caractérise l’art brut ?

La seule chose qui puisse nous donner à penser qu’il y a un changement de nature, est le mode de diffusion et non le médium. Que l’artiste utilise un stylo ou un ordinateur, qu’est-ce que cela change ? Évoquer une quelconque forme revient à rester à la surface, et non à s’intéresser au processus créatif. Quel que soit le médium mis à sa disposition, l’artiste l’utilise au mieux de ses possibilités pour arriver à rendre tangible et visible une idée qui est la sienne et qui est son obsession du moment ou de toute une vie.
À Belfort, pour l’exposition Brut Now, l’art brut au temps des technologies, grâce au Collectif BrutPop (Antoine Capet et David Lemoine) qui intervient dans des institutions psychiatriques, j’ai découvert les travaux d’autistes s’inscrivant dans des schémas assez complexes. Parmi eux, ceux d’un jeune garçon, Enzo Schott, qui conçoit avec le jeu vidéo Minecraft des univers labyrinthiques d’une extrême complexité. À la manière d’un démiurge, il passe des jours et des semaines à construire des villes, des gratte-ciel, des infrastructures qu’il finit toujours par détruire en convoquant le déluge. Les captures d’écran, seuls moyens de présenter son travail, ou les enregistrements vidéo du process, sont saisissants !

Art brut et art contemporain ne se rejoignent-ils pas dans les travaux de ces artistes ?

Si rien n’est dit du contexte, nous sommes simplement devant un travail de plasticien. Ne pas pouvoir faire de distinction est véritablement passionnant. Néanmoins, le parcours et les trajectoires qui conduisent ces artistes à produire une œuvre que d’ailleurs un plasticien aurait pu réaliser, ce qui la sous-tend, est complètement différent. La différence de nature n’est souvent pas visible à l’œil nu. On peut en avoir parfois juste le soupçon. Elle peut être aussi masquée sciemment dans l’écriture de la biographie de l’artiste. Mais quand on entre dans la Galerie Berst on sait à l’avance ce que l’on va voir !

« Je peux avoir la chair de poule à la découverte d’une œuvre. Il y a vraiment quelque chose de l’ordre de l’émotion qui va vraiment chercher au tréfonds, cela avant même que je commence à l’intellectualiser ou à l’ingérer. » 

Peut-on dire justement qu’il existe une esthétique de l’art brut ?

Pour des raisons idéologiques, il a existé une imagerie d’Épinal de l’art brut, une esthétique qui a fini par s’imposer. Dubuffet et ses continuateurs ont construit une iconographie prétendue de l’art brut en réaction contre l’art abstrait qui régnait alors. Il s’agissait pour eux de démontrer que l’art qu’ils défendaient était foncièrement différent de celui officiel, reconnu par les élites qu’ils détestaient et qui tenaient le haut du pavé. Il y a eu dans sa mise en œuvre, une forme d’anti-intellectualisme notamment par la valorisation de matériaux pauvres.

Pourtant, comme tu le disais, n’est-ce pas le processus créatif qui importe et non pas seulement les outils ?

Pour l’exposition Brut now : l’art brut au temps des technologies, j’ai réuni des travaux tels que ceux de l’américain Terry Davis qui a conçu pendant des années et dans le secret, Temple OS, un « système d’exploitation pour parler à Dieu ». Un travail qui relève de la sphère métaphysique et habitable et, en plus, opérationnelle. Il s’est assigné de travailler en 16 couleurs,  pour ne pas tomber dans l’esbroufe de la 3D ou des images de synthèse. Depuis, il a même commis quelques didacticiels visibles sur le web. Une réalisation qui nous fait cesser de penser l’art brut avec des dogmes anciens mais qui nous pousse à le reconsidérer dans tout son spectre. Il n’y a plus dès lors ni limites historiques, culturelles, formelles ou encore géographiques.
L’art brut est capable d’aller de la figuration, de l’objet fait avec trois bouts de ficelle de récupération, etc., jusqu’à des productions que l’on peut considérer, comme pour Kemp, de conceptuelles. Il se dessine un paysage qui n’a plus rien à voir avec le ghetto initial et qui devient vraiment captivant. Une évolution qui nous ramène à quelque chose de tout à fait ontologique et qui, peu à peu, donne à l’art brut la place éminente qui aurait dû être la sienne dans l’histoire de l’art.

(1) « Les Grands Transparents qui se manifestent obscurément à nous dans la peur et le sentiment du hasard » André Breton, Prolégomènes à un troisième Manifeste, 1942.

Texte initialement paru dans la revue Point contemporain #4 © Point contemporain 2017

 


Galerie Christian Berst art brut

3-5, passage des Gravilliers
75003 Paris.

www.christianberst.com

 

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