Christine Maigne, Rhizome

Christine Maigne, Rhizome

FOCUS / Le rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, inauguration en janvier 2020

Christine Maigne
Surgissements
Paul Ardenne

Avec Le Rhizome, Christine Maigne signe dans l’espace public de Bihorel une création pour le moins originale. Distribuée en plusieurs points du Plateau des Provinces, à la surface d’un parc, à l’ombre d’immeubles et en bordure de chaussée urbaine, cette installation adopte cette forme sibylline : une cinquantaine de plots en béton blanc, de la taille d’une grosse souche et hauts d’une cinquantaine de centimètres maximum, sortent de terre et viennent ponctuer le paysage de leur excroissance. L’effet produit est à la fois amical et insolite. Amical, parce que l’on utilisera volontiers ces saillies pour s’asseoir, ou comme espace de jeu, pour sauter de l’une à l’autre. Insolite, car on ne manque pas de se demander quelle est la raison d’être de cette ponctuation lapidaire.

Identité et altérité formelles

Au-delà de sa fonction décorative, première à l’œil, le Rhizome de Christine Maigne exploite l’idée de poussée et de croissance. Les plots, scellés dans le sol à même la pelouse et sa couche herbeuse, évoquent à l’évidence le monde organique et une origine naturelle – l’effet d’une poussée de matière inopinée  ?, du tellurisme ou d’une surrection ? Aucun de ces plots, de la sorte, n’est identique, à l’image des productions végétales ou des volumes érodés, toujours différents. Deux chênes plantés à cinq mètres d’intervalle dans le même terreau et la même roche mère ne pousseront pas de la même et exacte façon. Deux saillies d’une même roche soumises à l’érosion de l’eau, de la chaleur et de l’air, pareillement, ne seront pas géomorphologiquement parlant sculptées à l’identique. De la même façon, les plots qui composent Le Rhizome adoptent des formes proches mais distinctes. Hauteur et diamètre des uns et des autres différent, leur positionnement peut être vertical ou incliné, leur surface lisse ou creusée, leur peau non uniformément blanche pour certains plots, qui semblent porter de légères traces de moisissures, d’attaque d’humidité, de flocage… Cet aspect à la fois solidaire et disparate n’est pas sans évoquer, en géologie, les monadnocks ou, dans le domaine végétal, plus encore, un plant de champignons de Paris, à une échelle dans ce cas très supérieure. L’artiste reconnaît volontiers, à cet égard, son intérêt pour le champignon, dont l’émergence rapide et en apparence anarchique se caractérise de surcroît par la variation des volumes, un positionnement dissipé et une vitesse de pourrissement variable d’un pied à l’autre. Comme une métaphore de la vie en action, avec sa dynamique propre : poussée, expansion spatiale, confrontation à un environnement propice ou non, vieillissement et altération.

Autre caractéristique de cette œuvre, son développé spatial. De prime abord, Le Rhizome semble un semis, une ponctuation de blocs de béton plus ou moins homogènes. L’intitulé de l’œuvre, pour autant, indique une tout autre vocation. Le Rhizome ne fait pas que borner l’espace sous l’espèce d’un point géodésique venant indiquer un emplacement spécifique. Dans l’esprit de sa conceptrice, cette sculpture éclatée dans l’espace (sur le modèle, par exemple, des Cabanes éclatées de Daniel Buren) dessine en fait un réseau de lignes unissant chacun des plots de façon invisible. Selon les termes de Christine Maigne, « à l’instar des plantes rhizomatiques (comme les fougères et les bambous) et du mycélium des champignons, Le Rhizome évoque le développement d’un immense réseau souterrain ramifié au cœur du quartier, apparaissant de façon aléatoire et parfois incongrue, il crée des ponctuations blanches qui attirent l’attention, renouvellent le regard des habitants sur leur cadre quotidien, et établissent un trait d’union entre le végétal et le construit. » Points dans le paysage, les plots de ce Rhizome sont plus intensément la figure émergée de l’iceberg, le signe de l’existence d’un univers chtonien caché à l’œil humain, une sorte d’image sous le tapis suggérant l’existence d’un monde à la fois racinaire et structurant – le monde des dessous, comme nos organes sous notre épiderme ou la salle des machines à fond de cale du navire.

L’ici et son pendant

Mariée au territoire strict (son « ici ») autant qu’innervée par l’idée d’un territoire possible (l' »ailleurs » qu’elle suggère), cette création sobre qu’est Le Rhizome renseigne en creux sur une des obsessions de Christine Maigne, en user de l’art comme d’un démultiplicateur. Démultiplicateur d’espace et aussi, dans ce cas, démultiplicateur d’imaginaire. L’œuvre est faite de réel, la densité lourde du béton blanc de chaque plot en porte témoignage. Elle convoque aussi, en filigrane, « tout un monde lointain » (pour en inférer par un vers de Baudelaire), monde qui peut-être s’agite sous l’œuvre, en-deçà de sa surface et du visible, et qu’il ne nous est pas interdit d’envisager mentalement, de façon allusive et dialectique.

Le Rhizome, en droite ligne, s’inscrit dans la lignée des travaux publics de Christine Maigne, que l’artiste affectionne particulièrement. D’une part, parce que ces derniers acquièrent un caractère utile (« useful », comme on le dit dans le jargon de l’art contextuel), ainsi qu’on le vérifiera avec ces créations d’une nature convergente que sont les Cupules à Grigny dans un bassin de rétention, ou Eclosion à Audrieu dans une cour de récréation et un jardin, proche du Rhizome conçu pour Bihorel. D’autre part, parce que leur mise en forme, relationnelle, participative, factrice de lien social, est l’objet de rencontres avec des professionnels, (différents artisans dont un maçon Compagnon du Devoir) à qui est demandé d’assister l’artiste dans la réalisation physique et pratique de son œuvre. Le Rhizome pensé pour Bihorel, pareillement, s’inscrit dans la lignée, cette fois, des travaux d’atelier ou de galerie de l’artiste, nourris d’une même mise en valeur de la poussée et de l’implant, toutes thématiques corrélées au mouvement du monde et à sa dunamis que l’artiste n’a de cesse d’esthétiser, sur un mode compulsif et obsessionnel signifiant. Sur des bristols, sur les murs d’espaces d’exposition, sur du mobilier…, l’artiste goûte de fixer des morceaux de gros fil de caoutchouc noir prenant la forme de pontages, d’épines ou de poils, une formidable excroissance évoquant une éruption cutanée de points noirs aux proportions soutenues, parfois inquiétantes. Une image de la prolifération, de la multiplication organique des cellules, une métaphore de l’incontrôle ? Tout à la fois, sans doute.

Poussées infinies

Tout le travail artistique de Christine Maigne, en son épure et son essence, est porté par l’idée du surgissement, et des surgissements. Le « surgissement » : chez le Martin Heidegger de Chemins qui ne mènent nulle part, cette Vorsprung qui n’est rien moins que la vérité de l’art en personne. Expliquons-nous. Si la création se programme, se contrôle, se corrige, s’accommode, elle devient une cuisine, elle est en tendance un produit et risque de manquer son but, l’expression sensible exprimée au plus près de sa réalité sensible. Si l’acte de création, en revanche, choisit de se laisser porter par ce qui remonte du corps de l’artiste, cette « nécessité intérieure » pointée par Wassili Kandinsky, l’œuvre y gagnera sans doute en vérité, serait-elle un hoquet, une répétition, une réitération, la répétition sans fin de la même obsession personnelle. Christine Maigne est de ce second bord, artiste de cette « nécessité intérieure » qui lui fait ressentir le monde comme une matrice puissante, une natura naturans sans cesse au travail, une expectoration de matière et de sens.

Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art.
Il est notamment l’auteur d’Un Art écologique. Création plasticienne et anthropocène, Le Bord de l’Eau, 2018.

Le rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020 Photo Zoé Kahane
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020 Photo Zoé Kahane
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020
Le Rhizome, Christine Maigne, Plateau des provinces, Bihorel, 2020

Christine Maigne
Née en 1965
Vit et travaille à Paris (Villejuif)
Représentée par la galerie NextLevel, Paris

www.christinemaigne.fr

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