CORALINE DE CHIARA [ENTRETIEN]

CORALINE DE CHIARA [ENTRETIEN]

« J’aime l’idée d’éteindre une image, la rendre sourde ou parfois même illisible. » Coraline de Chiara

En fouillant les livres abandonnés, ouvrages grands publics ou scolaires, Coraline de Chiara réinvestit des territoires perdus, construisant à travers différents médiums et procédés, une histoire de toutes les époques. Fragments culturels à la dérive, réminiscences de tableaux disparus… ses œuvres sont autant d’allées et venues dans l’espace-temps, à la découverte d’une archéologie fictive qui se joue de l’origine de l’image, de sa transformation et de son actualisation. Entre déconstruction et conservation, comment traiter la question de l’hommage, du patrimoine et du souvenir ? Comment recycler une iconographie pour se l’approprier ? Rencontre autour de l’Histoire et des images qui nous en restent.

Ta pratique artistique se caractérise par la trace, l’extraction et l’actualisation de fragments culturels ou temporels. D’où te vient cette fascination pour les vestiges historiques ?

En m’intéressant à ce qui fait histoire, en puisant dans le passé, je me pose sans cesse la question du devenir des éléments que je manipule. Il s’agit toujours d’un va-et-vient entre ce qui est passé et ce qui va advenir. Dans cet entre-deux, j’utilise souvent la chute de papier, la déchirure d’une page, l’éclat d’une pierre.

Il s’agit là d’un champ lexical proche du résidu, du fragment… Comment parviens-tu à recréer un univers fictif, esthétiquement cohérent, à partir de ces images issues d’espaces-temps aussi variés ?

Grâce au collage. Avec le temps, je ne crois plus qu’il s’agisse d’un univers fictif mais d’un espace réel, celui que délimite ma feuille de papier sur laquelle reposent différents éléments aux textures et matières variées. Le collage s’inscrit dans une temporalité actuelle, et l’assemblage qui en découle peut ainsi créer dans la lecture des images un univers fictif.

Quelles sont tes sources d’inspiration ? 

Ces iconographies proviennent avant tout d’ouvrages reliés. Le premier temps de mon travail est systématiquement celui où je parcours, feuillète des pages, munie de mes outils de découpe.

Parmi ces ouvrages, y a-t-il des thématiques ou des époques qui t’inspirent particulièrement ?

Il s’agit généralement de livres de vulgarisation grand public, comme des ouvrages scolaires, d’histoire ou de géologie. Généralement imprimés dans les années 70/80, ils sont très saturés au niveau des couleurs, et présentent des défauts d’impression qui me plaisent beaucoup, notamment quand ils servent de point de départ à une peinture.

En parallèle de la peinture à l’huile, tu as développé une pratique de collage et de travail à la cire qui a pris beaucoup d’importance dans ton travail. Dans quelle mesure ces médiums servent-ils ton intention ?

Ma pratique artistique a débuté par le collage. La peinture à l’huile m’a permis de le cristalliser sur l’espace du tableau. Le travail à la cire est arrivé peu de temps après les attentats, je me suis interrogée sur la manière dont l’artiste pouvait prendre soin, passer du baume.

« Outre le fait que mon travail à la cire se rapproche d’un geste pictural, la série des baumes est née d’une réflexion qui ouvre aussi sur la conservation, l’embaumement, le rite funéraire et tout ce que convoque cet élément. »

À travers les calques, les cadres, la cire, tu « sédimentes » en quelque sorte tes œuvres. Quelle perception visuelle recherches-tu ?

Ce travail de sédimentation engendre une accumulation de strates qui brouillent au fur et à mesure la lecture des images.

Pourquoi ce désir de déconstruction de l’image, un procédé contradictoire avec une volonté de conservation ? 

C’est vrai que c’est antinomique, mais finalement pas tant que ça. Une œuvre, un objet, un souvenir, ne sont jamais conservés dans leur totalité. Le passage du temps soustrait immanquablement des éléments. Malgré cette volonté de préserver, différentes choses s’épuisent, il peut s’agir du contexte, de la couleur, ou de la matière. Dans mon travail, la reconstruction de l’image passe par le fait de brouiller sa lecture, pour poser justement la question de ce qu’il nous reste. C’est ce que je m’attache à faire en recourant par exemple au flou pictural, ou lorsque j’agrandis des trames de documents ; ces différentes manières d’intervenir sur l’image me permettent de mettre à mal sa lecture.

L’exposition Villa Santo Sospir vise justement le souvenir, celui de Jean Cocteau et de l’empreinte qu’il a laissée sur la Côte d’Azur. Est-ce la première fois que tu es invitée à rendre hommage à un artiste ?

En 2009, j’avais déjà rendu un hommage à Picasso dans le cadre du Prix LVMH qui récompensait six jeunes créateurs en résonance avec l’exposition au Grand Palais Picasso et les maîtres.(1)

Te sens-tu proche de la figure de Cocteau ?

Je connaissais peu l’œuvre de Jean Cocteau, hormis La belle et la bête. Cette exposition est l’occasion de m’y intéresser davantage. Je suis déjà conquise par l’œuvre protéiforme de Jean Cocteau. J’apprécie beaucoup les artistes qui ne se réduisent pas à un seul médium, dont l’œuvre est l’imbrication de plusieurs pratiques.

Comment entends-tu restituer le souvenir de cet artiste ?

Je pense travailler, comme à mon habitude, par clin d’oeil et citation de son œuvre. J’aime l’idée de parsemer des indices dans mes pièces qui fassent écho à Jean Cocteau.

Y a-t-il un trait caractéristique de son travail qui te parle particulièrement ?

J’aime beaucoup la poésie, et je trouve qu’elle se marie très bien avec les arts visuels. Mais ce qui me marque surtout chez Cocteau est le fait qu’il prenne en compte un espace pour dessiner. Le caractère in situ de l’œuvre est très important dans mon travail, il m’arrive souvent de réaliser des œuvres qui n’ont de vie que dans l’espace où elles ont été créées.

Que souhaiterais-tu que les visiteurs retiennent de cet hommage ?

Un éloge à la création sous toutes ses formes. Une expérience réjouissante et colorée. Je pense qu’il va y avoir quelque chose de très positif et explosif dans cette exposition.

Entretien réalisé par Emmanuelle Oddo initialement paru dans la revue Point contemporain #6 © Point contemporain 2017

(1) 16e édition du Prix LVMH des jeunes créateurs suite à l’exposition Picasso et les maîtres aux Galeries nationales du Grand Palais, dont LVMH était mécène et Anne Baldassari, commissaire.

 

Decorum, 2017. Cire, acrylique et collage sur impression, 40 x 42 cm. Courtesy artiste.
Decorum, 2017. Cire, acrylique et collage sur impression, 40 x 42 cm. Courtesy artiste.

 

Sur le motif, 2017. Collage, graphite et acrylique, 42 x 28 cm. Courtesy artiste.
Sur le motif, 2017. Collage, graphite et acrylique, 42 x 28 cm. Courtesy artiste.

 

 

 

Visuel de présentation : Coraline de Chiara, Tête romaine, 2016. Huile sur toile, 65 x 81 cm. Collection privée.