Corinne Szabo, L’histoire de l’art par l’illumination

Corinne Szabo, L’histoire de l’art par l’illumination

Corinne Szabo, Piero della Francesca Prada, Dibutade et l’origine du dessin II

PORTRAIT D’ARTISTE / Corinne Szabo

Les montages photographiques de Corinne Szabo mettent en œuvre des confrontations d’images basées sur la réappropriation des reproductions d’œuvres d’art repérées dans les publications artistiques. L’interprétation dialectique qui en découle réinsère les images au cœur de l’histoire de l’art et opère une « théâtralisation » de la mémoire.

Méthodes d’analyse

À partir de l’examen des archives des publications spécialisées en histoire de l’art (Connaissances des arts, Beaux-Arts, Art Press…), ma pratique consiste à sélectionner puis à fusionner des reproductions d’œuvres d’art en fonction des réminiscences plastiques et théoriques qu’elles émettent et à les photographier par transparence dans le but d’en dégager une mémoire inconsciente. La page arrachée (s’il s’agit d’un recto-verso ou les pages sélectionnées dans le feuilletage du même magazine) est disposée sur une table lumineuse afin d’être photographiée. La lumière traversant la page « éclaire » les associations existant entre les deux images superposées et la photographie obtenue « révèle » avec force un surgissement du passé susceptible d’engager une réflexion sur la persistance de l’héritage artistique. Ces « images survivantes »1, rendent compte de la complexité et de la permanence de l’histoire de l’art dans notre présent et fonctionnent comme la remontée d’une mémoire artistique dont la restitution photographique (généralement floue et imprécise traduisant plastiquement la défaillance mémorielle) permet de faire émerger la connexion.

Cette historiographie basée sur la méthode comparative a lieu au début du XXe siècle.

Dans le livre Principes fondamentaux de l’histoire de l’art paru en 1915 en Allemagne, l’historien d’art Heinrich Wölfflin met en place une méthodologie basée sur la comparaison binaire des œuvres dont il a pu expérimenter les incidences dans ses cours avec l’utilisation de la double projection lumineuse. Wölfflin allie le rapprochement de deux œuvres d’art grâce à une avancée technique : la lanterna magica, ancêtre du projecteur de diapositives. La théâtralisation de la projection de deux images simultanées, issues d’époques différentes, modifie le champ de monstration et permet de développer un discours entre et à partir des œuvres.

Comme Wölfflin, Aby Warburg intègre des reproductions photographiques à ses raisonnements, mais plus qu’une utilisation binaire fixant la comparaison de deux œuvres celles-ci deviendront, entre 1927 et 1929, le fondement et l’élément principal de ses discours sur l’art. Son grand atlas d’images, nommé Mnémosyne2, organise la confrontation plastique des images dans un réseau complexe d’anachronismes et d’analogies qu’il ne cesse de modifier. Les panneaux couverts de toile noire, basés sur la technique démonstrative du collage (qui permet la libre association d’éléments hétérogènes) et sur la mobilité de ses constituants, ne sont pas fait pour être exposés mais pour être photographiés afin de « monter » et « démonter » de nouvelles entités complexes et de nouvelles histoires.

Cette confrontation d’œuvres éloignées dans le temps et dans l’espace, qui accentue les parentés et révèle les origines, est reprise par André Malraux en 1947 avec le Musée Imaginaire dont la méthodologie comparative du livre permet la dialectique. Ces atlas d’images (projections, planches, publications), qui font un rappel mémoriel de figures anciennes reproduites en continu dans les arts visuels, permettent de créer des associations et des récits en vue d’une histoire des formes sous l’angle anachronique.

Le montage qui participe à la déconstruction de la continuité historique et de la linéarité chronologique est en effet la technique qui permet au mieux de faire dialoguer les œuvres et les images entres elles : il est le principal instrument de la rhétorique artistique.

Interprétation active

Ces associations, basées sur une rencontre non préméditée lors de l’effeuillage des publications, provoquent la réminiscence formelle ou théorique. Par sa présentation binaire, ce travail de juxtaposition produit en effet un « choc » visuel : « événement » nécessaire à l’interprétation et au déclenchement de la connexion plastique ou théorique.

Grâce à la mise en réseau des illustrations sur un même plan, la planche lumineuse permet l’activation de « champs de forces » et de « tensions » (Aby Warburg) et l’apparition d’un sens par la fusion. Le montage Furini / Kruger, La Chair des émotions II (2018) suggère que les émotions sont des formes engagées dans la matière. Si le corps du saint Sébastien de Francesco Furini (1650) se meut dans une extase mystique et dans une vie entièrement tournée vers Dieu, la phrase de Barbara Kruger I shop therefore I am (J’achète donc je suis, 1989) affirme sa dépendance mercantile. L’amour, la douleur, la colère sont investis par les artistes contemporains pour dire combien nos sentiments ne sont plus associés au divin mais à la société de consommation. Nos passions sont alors moins incarnées parce que l’économie, la publicité, la communication se sont en partie arrogées la représentation du désir ou de la peur.

La collision ou le choc anachronique opéré entre les deux images fait de l’artiste ou de l’historien de l’art le narrateur et l’interprète de cette correspondance. Le spectateur de cette scène quitte la contemplation passive pour intervenir activement dans l’histoire de la représentation. Le montage « met en scène » la dramaturgie de l’image et permet l’allégorie. Le dispositif comparatif entraîne en effet tous les principes allégoriques de la collision : appropriation et soustraction du sens, fragmentation et juxtaposition dialectique des fragments, séparation du signifiant et du signifié. Dans Antinoüs / Leccia, Les Nostalgies de Winckelmann (2019), le mixage de l’eau issue d’un fragment de la vidéo de Ange Leccia (La Mer, 1991) avec la tête de l’Antinoüs du Belvédère (marbre antique) crée un sentiment de mélancolie. Pour l’archéologue et historien Johann Joachim Winckelmann, qui publie en 1755 ses Réflexions sur l’imitation des œuvres des Grecs en peinture et en sculpture, seul l’art grec, dont la beauté parfaite est incarnée par l’Apollon et l’Antinoüs du Belvédère, conduirait le spectateur sur les voies du sensible. Pour parvenir à ce sentiment de grâce et à cette quête inégalée de perfection, le sculpteur doit recourir à l’image de l’eau que l’on ferait couler sur la sculpture.

Potentiellement, chaque image permet des ramifications plus ou moins importantes avec d’autres images ou d’autres théories gravitant autour d’elle. Ces « correspondances » (Aby Warburg) n’existent que parce que la mémoire permet de tisser les liens multiples avec d’autres images et d’autres théories. Cette mémoire, qui se caractérise par une forme d’immédiateté, déclenche la réminiscence et fait ressurgir un pan entier de la connaissance visuelle et artistique de l’artiste.

La mémoire selon Henri Bergson3 n’est pas seulement la « puissance de mémoriser » les choses, elle est aussi une force subjective agissant en chacun de nous au moment de la perception : à l’instant où nous voyons une image, notre mémoire capte le temps, l’espace et les mouvements de cette image. Le souvenir procède donc à une constante réorganisation de nos archives virtuelles. Telle est la thèse que développe également Mary Carruthers dans son ouvrage Machina Memorialis4 : la mémoire est une machine qui produit des énoncés à partir d’éléments qu’elle a emmagasinés. Ainsi le fait de mémoriser quelque chose ne doit-il pas être compris sur un mode passif mais sur un travail de réactualisation et de reformulation des matériaux stockés dans le cerveau (qui est alors comparé depuis l’antiquité à un palais de mémoire). L’enjeu des photographies réalisées consiste moins à déplacer le regard traditionnellement porté sur elles que d’exploiter les connaissances et les souvenirs ainsi que les affects qu’elles ont nécessairement suscités. Imposant une « dialectique à l’arrêt », définie par Walter Benjamin dans Le livre des passages5 comme un moment où se rencontrent, sur le mode d’un choc anachronique, « l’Autrefois et le Maintenant », l’archive posée sur la planche lumineuse met à l’arrêt le souvenir et permet de saisir d’étranges conjonctions, d’étranges télescopages entre les temps. Dans Pontormo / Flavin, Luminisme (2019), la confrontation entre la déposition maniériste de Jacopo Pontormo (La Déposition,1528) et le néon de Dan Flavin (Untitled, To Henri Matisse, 1964) développe, en plus des mêmes accords colorés, une esthétique du « luminisme ». Avec la diffusion des écrits du néoplatonicien Plotin, la lumière et la couleur deviennent l’objet d’une philosophie de la transcendance et d’une mystique de la « spectralité ».

Révélation des symptômes

Ce travail de montage des images et de réflexion sur les récurrences plastiques et théoriques permettent la résurgence du refoulé. En recherchant, depuis les sarcophages antiques jusqu’aux œuvres du XXe siècle, un fil de « survivance » capable de mettre au jour la prégnance temporelle de certaines « formules de pathos » (Pathosformel), Aby Warburg a tenté de dresser un inventaire des états psychiques et corporels incarnés dans les œuvres de la culture figurative dans son grand atlas d’images. Les gestes ou les formes superlatives de l’Expression des Passions (Charles Le Brun) sont alors recensés ; des gestes humains capables de survivre depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours tels des « symptômes » (terme renvoyant à Freud). Ces formules pathétiques, qui réapparaissent dans des époques et des cultures différentes après une longue période de latence, se chargent d’une nouvelle intensité affective et conceptuelle.

Dans Le Pérugin / Anselmo, La transmission de l’énergie I (2019), la notion d’« énergie » occupe une fonction esthétique déterminante, elle correspond (par action sur le spectateur) à l’effet de surprise devant la connexion mais aussi à la sensation induite par ces objets. La torsion du drapé opérée par le geste de Giovanni Anselmo (Torsion, 1968) semble restituer l’onde de douleur du corps du saint (Le Pérugin, Saint Sébastien, 1495). Aby Warburg voit en effet dans chaque motif un champ de forces exerçant sur les autres un rayonnement actif capable de remonter dans le présent.

C’est précisément cette dynamis temporelle des images qui est à l’œuvre dans le montage De Vinci / Nauman, La transmission de l’énergie III (2019) ou dans la série des Portraits tels que Pollaiuolo / Armani, Dibutade et l’origine du dessin I (2018) ou Piero della Francesca / Prada, Dibutade et l’origine du dessin II (2019). Dans l’histoire de la représentation, la survivance du modèle antique et la permanence de la typologie du portrait inventée dès le XVe siècle ont pu mettre en relief le caractère construit et normatif du visage. Selon les récits fondamentaux de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien qui ont fixé les origines du dessin, de la peinture et de la photographie, la fille de Dibutade aurait tracé la silhouette de son amant projetée sur un mur afin d’en conserver la trace mémorielle. Le mythe de Pline, qui renvoie à une sorte de « mythe des origines » sur lequel se fonde l’invention du portrait, est animé par la volonté de maintenir présent l’être absent au-delà de la mort. Ces profils sont mixés ici avec des publicités récentes qui en reprennent les codifications et les origines conscientes ou inconscientes.

Si pour Jacques Lacan : « Le symptôme représente le retour de la vérité dans les failles du   savoir. »6, ce temps enseveli devient, par le montage, un outil efficace pour la production de sens. À l’instar de Aby Warburg et de Walter Benjamin, l’image pour Georges Didi-Huberman n’est jamais figée, elle possède le pouvoir de faire communiquer entre elles des époques différentes, dans un « commerce entre les morts et les survivants »7. Pour l’auteur, ces interprétations transversales et anachroniques sur notre culture visuelle déclenchent une expérience du « non- savoir qui nous éblouit chaque fois que nous posons notre regard sur une image de l’art. »8. L’artiste travaille à nous rendre visibles les différents et complexes rapports de temps qui restent habituellement invisibles dans la perception ordinaire et que seul l’art nous permet de voir.

Attitude postmoderne

Ce voyage à travers les signes de la culture et cet abandon de la linéarité de l’histoire relèvent d’une création postmoderniste dont la spécificité, liées aux démarches artistiques issues de la fin du vingtième et de ce début du vingt-et-unième siècle, est centrée à la fois sur l’appropriation mais aussi sur la médiation.

Niant la valeur moderniste de la nouveauté et ébranlant la croyance en une pureté et une spécificité de l’Art, la société et la culture postmodernes développent depuis les années 1980 une attitude qui prend le nom d’« appropriationnisme ». L’appropriation privilégie la citation, la répétition, l’emprunt et s’oppose à la notion d’originalité. Issus de l’âge dit « post-industriel » et d’une culture globale de l’information et de la communication, les artistes « sémionautes »9 (Nicolas Bourriaud) puisent dans de grandes banques d’images, s’approprient des motifs  étrangers (les œuvres ou les images des autres) pour en faire leur usage propre afin de procéder à une création basée sur des signes déjà existants.

Mais plus qu’un mouvement d’extraction et de récupération, c’est un mouvement de réinsertion qui se joue ici. Les pages des magazines, qui constituent des matériaux ready-made à collecter, sont réactivés par l’interprétation. L’appropriation serait alors une sorte de sauvetage des formes et de la pensée. Ce travail de réactivation photographique, fondé sur le répertoire visuel des siècles artistiques, est en effet conçu comme une pratique hypomnésique10 qui transforme l’archive en un processus d’assimilation et de sédimentation pour la consultation ultérieure. Dans cette perspective, l’objectif premier des photographies obtenues est de préserver les images de leur effacement définitif tout en les maintenant dans la connaissance. Les dimensions choisies pour les tirages (13 x 18 cm, 30 x 40 cm ou 70 x 100 cm, dimensions variables) renvoient au format de diffusion populaire de l’image artistique (carte postale, magazine, affiche) et proposent de nouveau une sorte de médiation de la mémoire collective.

Cette survie des images se fait également par la citation des sources. Le titre de chaque photographie transmet le nom des auteurs des deux œuvres reproduites ainsi que l’herméneutique ou la traduction conceptuelle qui a eu lieu lors de la découverte. Mais si les reproductions issues des pages de magazines tissent ensemble un exposé, l’image produite fonctionne indubitablement sur l’instabilité de la signification. L’impression de mouvement, la fluidité, l’instabilité et la fragilité du Antinoüs / Leccia, Les Nostalgies de Winckelmann engage le spectateur sur les chemins de sa propre mémoire. La photographie, qui fixe un ensemble de signes plastiques, appelle la participation et les interpellations du lecteur. Dans chacune des pièces se joue une construction discursive qui parvient à une nouvelle interprétation, un nouveau spectacle.

Héritière des théories de l’art de Aby Warbug, Walter Benjamin, Georges Didi-Huberman, mes travaux poursuivent, dans l’espace des reproductions d’œuvres d’art, la théâtralisation du discours artistique. Focalisées sur le répertoire visuel des siècles artistiques et sur le dispositif du montage, ces productions photographiques tentent, dans une possible dialectique de rassemblement d’éléments déliés dans l’espace et dans le temps, une nouvelle mise en ordre de l’histoire de l’art. Cette recherche, basée sur la réanimation du souvenir, refuse toute préméditation et profite au contraire du choc visuel afin que la mémoire artistique se mette au travail. Mémoire, savoir et sensations apparaissent dès lors étroitement sollicités pour offrir aux dispositifs mis en place autant de clefs d’interprétation et de modes d’approche différenciés.

1 Le terme est de Georges Didi-Huberman dans L’Image survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2000.
2 Aby Warburg, L’atlas Mnémosyne, éditions l’Ecarquillé, 22 novembre 2012, essai de Roland Recht. Intitulé Mnémosyne, du nom grec de la déesse de la mémoire, l’Atlas fait à la fois référence au Muses et au travail de mémorisation du cerveau comme lieu du souvenir.
3 Henri Bergson, Matière et Mémoire, 1986.
4 Mary Carruthers, Machina memorialis : Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Age, éditions Gallimard, 23 octobre 2002.
5 Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le livre des passages, 1939, publié en français en 1989.
6 Jacques Lacan, Écrits, Paris, Éd. du Seuil, 1966.
7 Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2000.
8 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990
9 Nicolas Bourriaud, Radicant, Pour une esthétique de la globalisation, éditions Denoël, Paris, 2000. Pour l’auteur, l’artiste est celui qui passe de signe en signe à travers les images : « Le sémionaute découpe des fragments de signification, recueille des échantillons ; il constitue des herbiers de formes. […] puisque l’artiste est devenu un consommateur de la production collective, le matériau de son travail peut désormais provenir de l’extérieur, d’un objet qui n’appartient pas à son univers mental personnel mais, par exemple, à d’autres cultures que la sienne. ».
10 Ce travail de constitution d’archives est décrit par Michel Foucault sous le nom d’«hupomnêmata » dans la partie consacrée à L’écriture de soi dans des Dits et Écrits, nrf, Gallimard, 1976-1988.

Corinne Szabo, novembre 2019

Corinne Szabo, De Vinci,  Nauman, La transmission de l'énergie III, 2019
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Corinne Szabo, Pollaiuolo Armani, Dibutade et l'origine du dessin I
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