EMANUEL ROJAS, MALLÉABLES II, GALERIE JOUR ET NUIT CULTURE PARIS

EMANUEL ROJAS, MALLÉABLES II, GALERIE JOUR ET NUIT CULTURE PARIS

Malléables II fait suite à la première présentation du travail d’Emanuel Rojas à la galerie Jour et Nuit Culture en novembre dernier. À l’occasion de l’année France-Colombie, elle intégrait le cycle dédié à la culture et à l’art du pays. Les deux commissaires d’exposition, Margarita Baresch et Nadia Solano, reprennent le flambeau pour dévoiler des photographies qui, pour la majorité d’entre elles, n’avaient encore jamais été montrées à Paris.

Emanuel Rojas grandit entouré des oeuvres d’art de l’atelier de restauration familial. Ses études de cinéma le conduisent à travailler comme cadreur et chef opérateur pour des films tournés en Colombie et en France. Nourri de l’univers du cinéma, du théâtre et de la peinture, l’artiste interroge sans cesse leurs croisements avec la photographie.

Il développe depuis 2010 une technique appelée luminographie, néologisme né de la contraction des mots « lumière » et « photographie ». Après avoir redécouvert par accident le procédé de la longue pose à l’occasion d’une panne de courant, il décide de ne plus travailler autrement. Une première image réalisée au moyen d’un appareil numérique précède la photographie argentique. Une fois le déclencheur activé, le diaphragme de l’appareil photographique s’ouvre pour laisser entrer la lumière qui imprimera une image sur la pellicule. Plongé dans le noir complet, l’artiste dessine la composition de l’image manuellement avec une lampe torche. Seules les parties éclairées apparaitront en blanc et en nuances de gris sur le fond noir de la photographie. Contrairement à une pose très courte, la pose longue (plus d’une minute) permet de faire apparaitre plusieurs étapes d’une action. Les mouvements de l’artiste et ceux des modèles produisent ainsi les flous et les répétitions sans avoir besoin de recourir à la retouche numérique.

En se plaçant devant et non plus seulement derrière son appareil, le photographe devient metteur en scène et réalisateur, ingénieur lumière, performeur et chorégraphe. Endossant plusieurs rôles et multipliant les angles d’attaque, il affirme la relativité et la diversité des points de vue. Le temps et la matière sont étirables, malléables. 

Fortement inspirées de l’esthétique du premier cinéma et de la photographie du début du XXe siècle, les photographies d’Emanuel Rojas laissent une grande place à l’imagination. Elles condensent en une image plusieurs des étapes d’un récit qui nous est donné de recomposer. Les corps humains et les objets du quotidien se transforment sous le regard du photographe qui les anime et les révèle sous un nouveau jour. Comme au cinéma ou au théâtre, les effets spectaculaires servent la narration autant qu’ils visent à susciter des réactions chez le spectateur.

Devant un décor feuillu, deux corps s’anime autour d’un berceau. Cette scène issue d’une mythologie inconnue emprunte au théâtre et au films des années 1900 une gestuelle emphatique et des effets lumineux contrastés.

À la suite des photographes « pictorialistes » qui, au tournant du XXe siècle, souhaitaient faire entrer la photographie au rang des beaux-arts, Emanuel Rojas prend la réalité comme prétexte à des compositions complexes et savamment orchestrées. Comme ceux qui assistèrent autour de 1900 à la démocratisation de l’usage d’appareils photographiques au fonctionnement simplifié, l’artiste refuse de créer des images conditionnées par une  certaine standardisation technique. A l’opposé de la photographie destinée à être postée instantanément sur les réseaux sociaux avec son lot de filtres prédéfinis, la pratique d’Emanuel Rojas ne fait pas cette discipline un outil d’enregistrement d’un réel quotidien. A l’époque où il semble nécessaire d’être toujours plus rapide, un autre rapport au temps est engagé. Le retour à la photographie posée s’éloigne du portrait officiel pour se teinter d’un onirisme fantastique.

Le visage auréolé d’un voile cotonneux, une femme nous regarde, songeuse. Ses jambes sont repliée, la poitrine touche ses genoux, les bras sont croisés et posés dessus. Perchée sur une chaise fantomatique, elle semble s’être retirée du monde, dans une bulle de savon où rien ne pourrait l’atteindre. Pourtant, une connexion visuelle instaure un dialogue avec le spectateur. La femme-lune nous regarde et son visage apparait dans le globe blanc de notre oeil qui la fixe en retour. Les angles de la scène, enveloppée dans une nature touffue, sont arrondis par la présence d’une bicyclette et d’une roue métallique.

Les contours d’une lettre, d’un couple enlacé et d’un corps de femme se confondent comme  le feraient les images d’un rêve. Recroquevillée sur la surface de ces illusions, la femme vêtue d’un léger manteau de fumée s’étire. A la place de son visage, un autre se dessine sur le papier froissé. Le coude levé, mime-t-elle la ronde de ceux qui s’imposent à elle ? Le titre Falso positivo rappelle l’affaire du même nom qui, en Colombie, oppose depuis dix ans la justice et l’armée. Cette dernière est accusée de faire assassiner des civils et les faire passer pour des guérilleros tombés au combat afin de « faire du chiffre, obtenir des jours de repos, des récompenses ou des primes1 ». Lettre funeste, scène de lutte et corps endolori, la photographie d’Emanuel Rojas prend une toute autre signification.

Plus que d’autres, certaines images rappellent les expérimentations visuelles du Surréalisme. Des jeux de jambes et de bras entremêlés, reproduits en miroir, rappellent les expériences que Hans Bellmer réalisait dans les années 1930. Moins douloureux que ses poupées composites, les clichés de Emanuel Rojas ne manquent cependant pas de provoquer un certain trouble. Par mimétisme et par comparaison, l’enchaînement des membres du modèle peut venir perturber chez le spectateur la lecture de son propre schéma corporel.

L’exposition Malléables II d’Emanuel Rojas nous transporte dans un monde où le temps et l’espace ont leur propre rythme. Devant elles, nous sommes invités à évoluer selon le notre, loin des rumeurs de la ville.

(1) Sergio Arboleda Góngora, El Colombiano, http://www.rfi.fr/ameriques/20150625-une-colombie-affaire-faux-positifs

 

 


Emanuel Rojas
Né à Bogota, Colombie.

www.emanuelrojas.com

 

Emanuel Rojas, Burbuja, 2016
Emanuel Rojas, Burbuja, 2016

 

Emanuel Rojas, El rinoceronte, 2016
Emanuel Rojas, El rinoceronte, 2016

 

Emanuel Rojas, Falso positivo, 2017
Emanuel Rojas, Falso positivo, 2017

 

Emanuel Rojas, Mariposa Ventilosa, 2016
Emanuel Rojas, Mariposa Ventilosa, 2016

 

Visuel de présentation : Emanuel Rojas, Les oeufs d’Adam et Eve, 2016