ÉMILIE GERVAIS [ENTRETIEN]

ÉMILIE GERVAIS [ENTRETIEN]

Emilie Gervais, Exhibition view (screenshot) / Parkeddomaingirltombstone.net  ~ remixed of Mouchette by Martine Neddam (1996), Parkeddomaingirltombstone.net, 2018

 

Une artiste de background étoilé, travaillant avec internet, supprimant et restaurant des éléments, interagissant avec ceux-ci, de même qu’avec les gens. Rien ne définit plus fidèlement Émilie Gervais que cette phrase magique sortie tout droit de sa propre bouche. Artiste nouveau média canadienne vivant à Paris, via Marseille (#passionlesud), Émilie œuvre activement sur internet depuis plus d’une décennie et contribue très généreusement au mouvement net-art. Connue principalement pour son utilisation du web en tant que médium, elle ne se limite cependant pas à cet outil pour examiner les relations entre internet, les réseaux, la culture, l’art et sa médiation et explorer ses sujets  de prédilections : l’identité et ses représentations, la dichotomie esthétique/fonctionnalité ainsi que la (non)matérialité et l’archéologie des médias. Le 22 octobre dernier, elle boucle l’ultime itération de Parkeddomaingirltombstone.net, un projet en ligne débuté il y a plus de cinq années. Ce long processus créatif, décliné en plusieurs versions, des temps morts et de réflexion, lui permet de faire mûrir son idée de départ, de réajuster les thématiques explorées ainsi que le contenu.

Parkeddomaingirltombstone.net se veut être une synthèse des 5 dernières années de recherche plastique et théorique d’Émilie. Cette œuvre URL démontre non seulement sa capacité à ressusciter des pépites de l’internet datant de l’époque de Lycos et de Caramail, mais elle témoigne surtout de l’intérêt que porte Emilie pour l’exploration de problématiques évoquant l’archéologie des médias et des réseaux. Elle se livre ici à un vrai travail d’archivage, mêlant ses propres travaux à de la matière déjà existante qu’elle rassemble minutieusement sous la forme d’un site web à l’esthétique web 1.0 se situant entre la madeleine de Proust pour trentenaire et l’auto-rétrospective. Elle y questionne notamment le geste curatorial en tant qu’élément performatif en mettant une emphase particulière sur la création d’une trame narrative concrète, un choix judicieux qui lui permet aussi d’aborder sa création d’une toute autre perspective. En conséquence, ce site web, aussi simple soit-il dans sa forme, demande un peu plus d’efforts et de références que de nombreuses expositions en ligne où le spectateur est simplement invité à errer/déambuler à travers un univers 3D trop lisse et qui selon moi nuit bien souvent au propos curatorial.

Préparez-vous à scroller comme jamais vous ne l’avez fait auparavant et armez-vous de patience si vous voulez découvrir les nombreux easter eggs et décoder les multiples références liées aux mouvements et aux subcultures du web des 90’s et 00’s.

 

Benoit Palop : Je me souviens avoir vu passer les premières versions de ce projet il y a quelques années. Nous avons discuté à de multiples reprises de ton travail mais il ne me semble pas que l’on ait déjà évoqué la genèse de celui-ci. Comment l’as-tu débuté et dans quel contexte ?

Emilie Gervais : Trois versions ont précédé la version finale de Parkeddomaingirltombstone.net : une première en 2013 créée pour mon DNSEP à l’ESAAix, une deuxième en 2015 pour le vide et une troisième en 2016 pour l’exposition “Take a Risk” présentée par Artplateforme à la galerie Nery Marino à Paris. Ces trois premières versions étaient des mock-ups présentés au public sur une période définie. La version finale a débuté en septembre sur la table de ma cuisine où j’ai travaillé en mode intensif jusqu’à son lancement le 22 octobre dernier.

Cela fait donc fais donc une poignée d’années que tu travailles dessus, que tu t’en éloignes et que tu y reviens. Aujourd’hui, considères-tu cette pièce vraiment terminée où il y a des chances que tu y refasses un détour dans les 5 prochaines années ?

Aucune chance que j’y revienne. =)
Cette version est définitivement la dernière : c’est le point culminant d’une phase de mon travail sur le net-art qui existait dans une temporalité infinie, un peu flottante, depuis ses débuts, jusqu’à sa fin avec l’achèvement de ce projet. Plus concrètement, c’est un site web rétrospectif dans lequel j’explore le geste curatorial comme élément performatif et l’archéologie du net à travers différentes thématiques reliées à divers mouvements et/ou subcultures issus principalement du web.

Le titre de cette pièce, Parkeddomaingirltombstone.net, fait référence à the Parked Domain Girl, l’une des filles les plus iconiques de l’internet. Pourquoi avoir choisi ce titre aux allures de mémorial ? Considères-tu ta pièce comme une sorte de web-sépulture où quelque chose dans le genre  ?

Hyperboliquement et métaphoriquement, plus oui que non, mais autrement, pas du tout. Je trouvais son image inspirante par le vide qu’elle représente, entre autres à cause de son usage par défaut sur les parked websites des années 2000. J’ai cherché à donner une personnalité à sa voix inexistante pour l’utiliser comme canal de communication pour un type de contenu assez spécifique, mais hyper erratique. Malraux a dit que l’art était la seule chose qui résistait à la mort. Cette pierre tombale est un lieu de conservation, de commémoration et de célébration de tout ce qui s’estompe, se perd et se noie.

Pour ceux qui ne sont pas familiers avec ton travail, il peut être parfois un peu difficile d’intégrer l’esthétique et les références qui font toute la force de tes oeuvres. Cette pièce en particulier véhicule le pire et le meilleur de la pop culture, mais contient également des références bien plus classiques. Pour faciliter la lecture et la compréhension de Parkeddomaingirltombstone.net pourrais-tu nous donner quelques unes de tes inspirations ?

Le Bauhaus, le baroque et Gang of Four. Angelfire, Geocities et Britney Spears. Cybergata.com, le folklore digital et Myspace.com. La culture emo, le web des années 90s et Tumblr. Les années 2000, Nirvana et Courtney Love. Tout ce qui est too much, le trop intense et le pastel grunge. Halloween, le film Hocus Pocus et la Goth Boi Clique. Lil Peep, le seapunk, et le Batcave Club des années 80. Takashi Murakami, Pocahontas et les surfeurs sponsorisés par Billabong. McDonalds, les sadboyz et Kour Pour. L’#internetghetto, la poésie et Neil Gaiman. L’architecture, les structures formelles et les bonbons acides… Je me suis intéressée aux reflets de la culture du net en ligne comme hors ligne parce que j’y vois une constante régénération à laquelle il y a très peu de limite et qui m’inspire beaucoup.

Cette version finale est une sorte d’auto rétrospective, de mise en abîme dans laquelle tu intègres tes travaux dans ton propre travail, une exposition dans l’exposition. Pourrais-tu me parler de cet aspect performatif et du processus curatorial très particulier qui constitue le moteur de ce projet ?

Au départ, cette partie du projet n’existait pas, sauf pour le remix de Mouchette par Martine Neddam. Je faisais un mash-up plus ou moins random entre mon contenu et du contenu trouvé, que ce soit en terme d’images, de sons, ou de code et les seuls liens existants étaient vers mes autres sites web. Il était plus question d’un site web portfolio perso sans profondeur. Il y a deux ans, j’ai eu envie de créer Net Art Will Never Die, une expo en ligne pour laquelle j’avais présélectionné 10 oeuvres liées au Net Art, mais finalement, je n’ai jamais pris le temps de créer un site dédié.

En septembre, quand je me suis mise à travailler sur la version finale de Parkeddomaingirltombstone.net, j’ai réalisé que c’était la plateforme idéale pour Net Art Will Never Die. J’ai fait une nouvelle sélection d’oeuvres en me basant davantage sur les particularités formelles de celles-ci, ainsi que leurs thématiques. Le but étant de présenter et de remixer des oeuvres existantes, iconiques ou pas, pouvant approfondir la trame narrative du projet, d’où l’aspect performatif du geste curatorial.

Pourquoi avoir choisi internet comme outil et espace de diffusion  pour traiter et explorer ce genre de sujet ? Qu’est- ce que le web te permet sur ce projet que tu ne pourrais pas faire IRL (in real life) ?

Le web est un espace où l’acte de curation est présent partout, tout le temps, consciemment ou pas. Tout est sélectionné, édité, partagé ou supprimé, mis de côté, caché. En explorant l’aspect performatif du geste curatorial avec Parkeddomaingirltombstone.net, j’ai voulu mettre en évidence l’importance des liens dans le fonctionnement du web et de tout discours hypertextualisé, de même que l’influence de leur contextualisation. Tout est point de rencontre. Un site web peut exister sur le web, mais sans lien externe pointant vers celui-ci, il ne sera jamais trouvé.

La structure du web étant inexistante concrètement et techniquement dans nos autres modes de communication, créer une version IRL de ce projet serait faire plusieurs abstractions que je ne souhaite pas effectuer.

D’ailleurs, quel a été ton workflow durant la réalisation de ce projet ? Qu’elle a été ta routine ?

Dans l’idéal, pour ce qui est de ma pratique artistique,  j’essaie de travailler avec une temporalité indéfinie et hyper lente pour ce qui est de la gestation d’un projet, il s’agit d’une sorte d’acte de résistance. Pour ce qui est de la phase de production, c’est tout le contraire : je préfère faire sur une échéance courte et intensive.

Avant de te laisser vaquer à tes occupations, j’aurais une toute dernière question. T’es-tu déjà demandé à quoi ressemblerait Parkeddomaingirltombstone.net en version AFK (Away From Keyboard, c’est-à-dire dans un espace  physique) ?

Oui, la version AFK de Parkeddomaingirltombstone.net est quelqu’un qui regarde quelqu’un en train de surfer Parkeddomaingirltombstone.net. Par ailleurs, j’ai déjà commencé à réfléchir/travailler à sa suite, son titre est Expulsion from the Garden of the Net. !! =)

Merci Émilie.

Entretien réalisé par Benoit Palop © 2018 Point contemporain

 

Émilie Gervais
Née à Montréal (Canada)
Vit et travaille à Paris

www.emiliegervais.com

 

 

smoKEY, edition of 1/1, Mixed medias on 270 gsm paper, ≈ 9 x 12 inches, EUR 420, Parkeddomaingirltombstone.net/shop.html, 2018
smoKEY, edition of 1/1, Mixed medias on 270 gsm paper, ≈ 9 x 12 inches, EUR 420, Parkeddomaingirltombstone.net/shop.html, 2018

 

Exhibition view (screenshot) / 3†3rNa1 In†3rn3† ch41n by Parked Domain Girl (2018) ~ remixed of ETERNAL INTERNET CHAIN by M-A-U-S-E-R (2013), Parkeddomaingirltombstone.net/eternal/chain.html, 2018
Exhibition view (screenshot) / 3†3rNa1 In†3rn3† ch41n by Parked Domain Girl (2018) ~ remixed of ETERNAL INTERNET CHAIN by M-A-U-S-E-R (2013), Parkeddomaingirltombstone.net/eternal/chain.html, 2018

 

Exhibition view (screenshot) / My girlfriand came back from the void by Parked Domain Girl (2018) ~ remixed of My boyfriend came back from the war by Olia Lialina (1996), Parkeddomaingirltombstone.net/void/, 2018
Exhibition view (screenshot) / My girlfriand came back from the void by Parked Domain Girl (2018) ~ remixed of My boyfriend came back from the war by Olia Lialina (1996), Parkeddomaingirltombstone.net/void/, 2018

 

Exhibition view (screenshot) / Parkeddomaingirltombstone.net, 2018
Exhibition view (screenshot) / Parkeddomaingirltombstone.net, 2018

 

Exhibition view (screenshot) / Parkeddomaingirltombstone.net ~ remixed of Mouchette by Martine Neddam (1996), Parkeddomaingirltombstone.net, 2018
Exhibition view (screenshot) / Parkeddomaingirltombstone.net ~ remixed of Mouchette by Martine Neddam (1996), Parkeddomaingirltombstone.net, 2018