Barbara Schroeder, Misterien-Wundheilung

Barbara Schroeder, Misterien-Wundheilung

Barbara Schroeder, Misterien-Wundheilung – photo Barbara Schroeder, 2021

EN DIRECT / Exposition Barbara SchroederMisterien-Wundheilung,
jusqu’au 20 janvier 2022, Vitrine des essais, 226, rue sainte Catherine, Bordeaux

par Corinne Szabo

« L’homme suit les voies de la Terre… » (Lao-Tseu)

Sensus communis (Aristote)

Barbara Schroeder expose dans la Vitrine des essais une collection d’objets recouverts d’excréments de bovins. Du nom de Misterien- Wundheilung (que l’on pourrait traduire par « cicatrisation mystique » ), cette série d’objets « embousés » se sert des ressources du monde rural (ses valeurs, ses usages, ses techniques et ses matériaux) afin de nourrir une démarche artistique basée sur les signes de la résurgence d’une intelligence communautaire primitive.

Fondés principalement sur le couple antagoniste et complémentaire culture-nature, ces pièces manufacturées (horloge comtoise, machine à écrire, valise, téléphone…) se reconnectent au vivant et à nos origines civilisationnelles. L’importance de la bouse de vache, aussi bien d’un point de vue historique dans le quotidien de nos ancêtres, que d’un point de vue écologique dans sa participation à l’écosystème, est révélée ici par l’artiste : source d’inspiration des peintures rupestres paléolithiques, symbole des premières civilisations sumériennes, vache céleste égyptienne, vache sacrée indienne, animal de labour, ressource alimentaire de viande et de lait, ce grand mammifère herbivore retourne au sol sous forme de déjections et permet ainsi le recyclage et la minéralisation de la matière organique nécessaire aux productions primaires.

Si le mot « bouse » tire son origine du mot hébreu « bouts » qui veut dire « boue, limon, engrais, lisier », son utilisation fait partie intégrante du quotidien de nombreux de nos ancêtres : elle sert à la cuisson de poteries en Afrique orientale, à la fusion des métaux chez les Indiens précolombiens, au ferrage des roues de charrettes dans la France médiévale, au colmatage des brèches et à l’imperméabilisation des murs…combustible, matériau de construction, isolant, engrais ou même remède médicinal ou élément de magie, la bouse exalte les rapports harmonieux entre l’homme et les animaux, entre les dominants et les dominés, entre la société humaine (en tant qu’espace de survie, de production et de vie) et l’espace naturel.

Ces jalons posés sur l’état des relations entre l’homme et l’animal mettent en effet en exergue leur histoire commune : un sensus communis théorisé par Aristote et traduit généralement par « sens commun » ou par « sensations communes » qui fait de l’animal une réalité et une entité à part entière dans la mesure où l’homme reconnaît en lui, non un être inférieur, mais un chaînon de sa propre évolution. L’animal (du latin animalis : « animé, vivant, doué de vie ») partagerait avec les végétaux et les humains une anima, autrement dit un principe de mouvement interne dans une continuité plus ou moins complexe. Dans son Histoire des animaux, Aristote précise qu’il est un être animé parmi d’autres êtres animés, une forme de vie qui se trouve sur la même échelle que les minéraux, les plantes et nous les hommes. Pour Barbara Schroeder, la vache et la bouse de vache constituent alors des modèles d’accomplissement et de réconciliation avec nos racines communes.

« Prendre en réparation le monde » (Francis Ponge)

« Fille » de Joseph Beuys et de Kurt Schwitters avec lesquels elle partage les mêmes racines allemandes et l’élargissement de la notion d’art à l’action politique et sociale, héritière de Giuseppe Penone et du mouvement Arte Povera dans la mise en évidence de l’importance d’une inspiration rurale, Barbara Schroeder développe une oeuvre humaniste qui tient compte de l’homme dans son environnement terrien et qui fait de l’art le nouveau vecteur d’une sauvegarde du monde. L’intrusion de la bouse de vache sur l’objet de récupération évoque non seulement le souvenir d’une vie utérine chaude et rassurante, une vie à l’abri de tout danger et de toute agression extérieure, mais rend compte aussi d’une énergie primitive dont les matériaux digestifs et alimentaires semblent colmater une culture oublieuse de ses racines naturelles. Procédant d’une savante alchimie entre matériaux organiques (jus de végétaux digérés), minéraux (chaux) et bestiaire (insectes présents dans la matière en décomposition), les objets au rebut, témoignage d’une histoire morte, sont revivifiés par le geste de l’artiste. L’art se met alors au service d’une éthique de la réparation, du ravaudage, de la réhabilitation et de la requalification. Les sauver n’est pas seulement une action technique mais possède aussi une dimension sotériologique (le salut de l’âme) : soit une manière de faire revivre une tradition spirituelle en la déplaçant dans le miroir du présent, de reconsidérer les actions animalières sous les formes du sacré, du vitalisme, de l’instinct pour composer la gigantesque scénographie de nos existences.

Si l’art détient une mission initiatique/révélatrice de la marche de l’humanité sur la Terre, l’alchimiste Barbara Schroeder fait circuler les langages et les énergies, s’engage dans la transformation de la société et de l’homme. Formes d’hybridation entre les objets issus de la culture industrielle et ceux issus de l’agriculture ou de l’artisanat le plus immémorial, les pièces de la série Misterien- Wundheilung rappellent que « La fonction de l’artiste est claire : il doit ouvrir un atelier, et y prendre en réparation le monde, par fragments, comme il lui vient. », Francis Ponge, Le Parti pris des choses, 1942.

Corinne Szabo, novembre 2021

Barbara Schroeder, Misterien-Wundheilung - photo Barbara Schroeder, 2021
Barbara Schroeder, Misterien-Wundheilung – photo Barbara Schroeder, 2021