BETTINA SAMSON, SPECTRAL SUMMER

BETTINA SAMSON, SPECTRAL SUMMER

EN DIRECT / Exposition monographique de Bettina Samson, Spectral Summer présentée aux Archives départementales de la Nièvre, à Nevers, jusqu’au 18 septembre 2022

commissariat : Leïla Couradin

L’exposition monographique de Bettina Samson, Spectral Summer, se tient dans le bâtiment des archives départementales de la Nièvre, à Nevers, dont le mur-rideau de verre semble rendre visibles et accessibles les savoirs qu’elle recèle. La pratique protéiforme de Bettina Samson se nourrit de recherches documentaires permettant à l’artiste de questionner sans cesse les modes d’apparition des images et des formes, tant dans la société que dans l’espace d’exposition où s’incarne le récit.

Ici, l’artiste présente un ensemble d’œuvres et une installation in situ interrogeant les notions de transparence et de lumière – métaphores de la connaissance, mais aussi du pouvoir –, autant que celles d’aberration et de métamorphose, évoquant diverses créatures hybrides et réalités parallèles.

Fascinée par l’expérience intimiste suscitée par la consultation des Archives de la Nièvre, véritables capsules temporelles, strates de mémoire humaine mais aussi de gestes personnels de conservation, Bettina Samson en découvre l’aspect vivant et processuel. Cette altérité que l’on peut apprécier du doigt lui révèle un aspect ignoré du document, à l’antipode des « purs contenus » dématérialisés auxquels les outils numériques et internet l’avaient habituée.

L’installation sérielle d’étoffes imprimées donnant son titre à l’exposition, Spectral Summer, se déploie sous un rail de rideau de scène qui, quittant à mi-chemin le cours des parois vitrées, dessine une incurson inhabituelle dans l’espace d’exposition. A partir de cette étrangeté architecturale, l’artiste imagine une fiction ouverte de l’espace: le lieu pourrait s’apparenter à une imprimante géante ou pourrait évoquer une sorte de laverie industrielle.
Ici, pour exposer la matérialité picturale des archives, l’artiste opère un agrandissement numérique du contenu et du corps même de ces documents. Elle met à nu leur épiderme et en révèle la trame. Flottant dans l’espace, un choix d’images imprimées sur un tissu diffusant en partie la lumière – un textile déperlant à fin maillage carré (le « pixel » des toiles de parachute) – entre en relation avec d’autres images aux reflets marbrés, imprimées sur un velours quasi opaque.

Suivant son attirance pour les céramiques aux influences japonaises et médiévales de Jean Carriès, aussi séduisantes par leurs émaux mats sirupeux que monstrueuses par leurs traitements formels grotesques, Bettina Samson ouvre une des boîtes du fonds dédié à cet artiste et céramiste qui s’était installé à Saint-Amand-en-Puisaye à la fin du XIXème siècle. Elle découvre des photographies dont l’attribution ou la destination restent au premier abord incertaines, aux côtés de documents donnant des informations très précises sur des oeuvres disparues.

Si cette matière première est régulièrement consultée, vérifiée, documentée par les chercheurs et spécialistes, l’artiste se plaît au contraire à prélever et associer ces images pour en proposer une lecture fantastique : elle les mélange pour cela avec des visuels issus d’internet ainsi qu’avec une sélection de ses propres compositions réalisées au scanner. Ce qui importe est la persistance du doute et la décision ferme de le laisser planer. Les images sélectionnées par l’artiste présentent en elles-mêmes un caractère particulièrement énigmatique, la mise en scène prenant le pas sur la fidélité de la reproduction iconographique. Certaines vues sont en voie d’effacement. Un spéculum de Récamier aux allures d’instrument optique totémique ou de lampe de poche sacrée, rappelle l’ambiguïté des surfaces réfléchissantes et semble interroger la persistance des biopouvoirs. Des pièces utilitaires grimaçantes sont imprimées sur velours, aux côtés d’une collection de vases en grès alignés créant à la surface du tissu déperlant une méta-sculpture organique.
Grâce à l’utilisation d’un scanner haute définition permettant de révéler les détails des objets et des papiers, les sujets semblent sortir des diapositives pour retrouver leur échelle antérieure, humaine voire démesurée. Contrairement aux documents d’archives méticuleusement classés dans des boîtes référencées, il est difficile ici de définir les contours et l’origine des images. Traversées par un souffle de vie, elles se meuvent dans l’espace en drapés, diffractant la lumière colorée.

Les voiles dessinent un seuil à traverser et entrelacent leurs motifs macroscopiques avec ceux d’une œuvre sur adhésif transparent, Organoïdes [2022], qui se déploie sur huit vitres. Issue de l’œuvre kaléidoscopique Slag Eye [2021], la symétrie axiale génère par aventure des figures grotesques ou épiques évoquant des masques de théâtre Kabuki qui auraient été obtenus par des tests de Rorschach. Notre corps est engagé dans un environnement où la pellicule se déploie aux frontières de l’espace, pour devenir épiderme. Induisant un trouble, la façade vitrée semble presque poreuse, et la limite entre l’intérieur et l’extérieur, incertaine.

Les images apposées sur les vitres ou suspendues dans l’espace s’apparentant aux photogrammes d’un film projeté sur différents écrans, permettent une nouvelle lecture des pièces sculpturales plus anciennes et immobiles présentées ici : les grandes sculptures en grès chamotté émaillé Ann Lee [2019] et Emily Babcock [2019] et le petit tableau en verre fusionné Dead Heat [2017].

Dans un second espace, « derrière le rideau », d’étranges fragments issus d’un des rares ateliers dédiés au polissage artisanal de miroirs paraboliques pour télescopes, sont présentés sur un socle. Exposés tels quels, grâce au généreux prêt de Franck Grière, de la société Mirro-sphère, près de Nevers, ces verres légèrement incurvés mettent l’accent, à travers le titanesque et irremplaçable travail de la main qu’ils requièrent, sur la part non contrôlée du geste qui garantit la précision nécessaire à la correction des aberrations optiques. C’est en effet l’existence du désordre et du hasard dans le mouvement qui permet l’obtention d’une surface parabolique parfaite.

Le miroir, en tant qu’objet ou symbole, est disséminé dans l’exposition avec une discrète omniprésence. Pièce optique majeure de l’observation des astres, le « speculum », « miroir » en latin –, était devenu au Moyen-Age tardif un genre littéraire, manuel d’instruction des princes (speculum princept), archives de la connaissance ; puis par extension, un outil de démonstration de la supériorité de la peinture pendant le Paragone à la Renaissance. Parallèlement, le « miroir » désigne cet instrument servant à l’observation médicale des cavités non visibles de l’anatomie – notamment féminine. Il est lié tour-à-tour au savoir, aux biopouvoirs, à la volonté de transparence, à l’opacité, à la captation, au contrôle, à la distorsion, à l’inversion, à l’inconnu et au monstre.

Dénaturant le réel, les miroirs présentés ici et voués à être rectifiés, entrent en résonance avec l’œuvre en verre Lantern Village [2021], de l’artiste Julien Tiberi, fixée au mur : bloc de densité froide balayée, le regard rieur qui y lévite semble répondre aux visages grimaçants imposant ailleurs sur les voiles leur présence fantomatique (en particulier cette mise en scène de fragments de monstres encadrant autrefois la célèbre porte monumentale en grès de Jean Carriès). Le dessin furtif de Lantern Village émerge et s’estompe selon les variations de lumières, comme piégé dans l’épaisseur d’un bloc de glace partiellement recouvert de buée. Dans cet étrange diorama, le personnage devient le protagoniste d’un « freak show dans l’ordinaire1 »

Dans Spectral Summer, les divers phénomènes optiques mis en place par Bettina Samson modifient l’interprétation de ses œuvres. La qualité des images nous invite à plonger dans la matière, jusqu’à en saisir les imperceptibles détails, produisant alors un véritable trouble sensoriel, une forme de vertige immobile. Au mur, les ondulations bleues du cuir découpé de Krypton Séries #1 [2021] semblent à leur tour lacérer l’image tirée sur papier, et en complexifient la lecture. Comme devant un paysage regardé à travers des jumelles, le sujet nous échappe. La photographie répond, en diptyque, à Stigmata [2022], agrandissement d’une page de revue non identifiable du fonds Carriès. Ici le support et la forme se contaminent, les coulures des émaux appliqués sur les vases et les rides d’une face au sourire grinçant se mélangent aux craquelures du papier usé par le temps. Le support semble porter les stigmates de la fréquentation de la figure horrifique qu’elle donne à voir.

La matérialité propose un contrepoint à la fugacité des diverses apparitions extraordinaires, avec le drolatique Dada, extraterrestre humanoïde héros de la série télévisée japonaise Ultraman et véritable symbole du dadaïsme au Japon [UltraDada, 2022]. Le costume de cosplay à la fois ramassé sur lui-même, détendu et pendu avec une fausse nonchalance sur un support carrelé au motif de résille, semble abriter un corps à la fois fondu et exhorbité.

Dans un pli induisant une étrange symétrie, les photographies, sculptures, installations et documents d’archive déjouent le montage des représentations, en révèlent la tache aussi aveugle qu’une goutte de poix noire [Pitch, 2022], et nous invitent, comme Alice, à passer de l’autre côté du miroir : Per speculum transitus.

1 Julien Tiberi, extrait d’un entretien avec Laetitia Chauvin (2021).

Bettina Samson et Leïla Couradin, mai 2022

Vues de l’exposition Spectral Summer de Bettina Samson aux Archives Départementales de la Nièvre, à Nevers. Production Le Parc Saint Léger. Photo : Bettina Samson 

BETTINA SAMSON – BIOGRAPHIE
Bettina Samson (1978) est diplômée de l’ENSBA de Lyon (2003) ainsi que de l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne(DEA Arts Plastiques, 2001). Elle développe depuis une vingtaine d’années une pratique plastique protéiforme mêlant sculptures, installations et images grand format.
Son travail est régulièrement présenté dans le cadre d’expositions personnelles dont parmi les plus récentes : ‘Personnages secondaires’, Galerie Sultana (Paris, FR 2021); ‘Krypton Series’, Frac Caen, (Caen, FR 2021); ‘Hinkum Looby’, Galerie Sultana (Paris, FR 2019); ‘Alligator Wine’, La Fabrique Pola, (Bordeaux, FR 2019); ‘Deep Waves in a Swamp’, Sunset Artist Run Space (Besançon, FR 2018); ‘Sleep Disorders’, Cité de la Maladrerie (Aubervilliers, FR 2017); ‘Foehn d’été’ avec Jagna Ciuchta, Centre d’Art Contemporain de La Villa du Parc (Annemasse, FR 2016); ‘Fajro’, Centre de Céramique de La Borne (en collaboration avec Lucien Petit & Hervé Rousseau) (Henrichemont, FR 2016); ‘Ligne Dormante’, Eternal Gallery (Tours, FR 2016)…
Ainsi que dans le cadre d’expositions collectives : ‘Les Flammes L’Âge de la céramique’, Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (Paris, FR 2021); ‘A part’, Le Carmel d’Abbeville (Abbeville, FR 2021); ‘Habiter’, Chateau d’Eau (Bourges, FR 2021); ‘Le cabaret du néant’, FRAC Île de France – Le Château (France, 2020); ‘La photographie à l’épreuve de l’abstraction’, FRAC Normandie (Rouen, FR 2020); ‘Récits invisibles’, Centre d’Art La Chapelle Saint-Jacques (St Gaudens, FR 2019); ‘Verre en scène’, mudac (Lausanne, CH 2019); «Life on Mars», Centre d’Arts Plastiques d’Aubervilliers (Aubervilliers, FR 2019); ‘The Bauhaus #itsalldesign’, mudac (Lausanne, CH 2019); ‘Grasping a Concept is Mastering the Use of a Form’ , La Casa Encendida (Madrid, ES 2017); ‘Southern Gothic’, Poster # 30, Lapin-Canard Edition. Exhibition spaces : Le Zorba, Paris, nov 2016, The Tropicool Company, Paris 2017, « Le Pouvoir précieux des pierres », MAMAC (Nice, FR 2017)…
Bettina Samson est représentée par la galerie Sultana, Paris.
https://galeriesultana.com/artists/bettina-samson
https://www.bettina-samson.fr/fr/bettina-samson