CÉLINE BERGER, TROU DE VER

CÉLINE BERGER, TROU DE VER

Céline Berger, Le lac perdu, 2018. Huile sur toile, 150 x 135 cm. Courtesy galerie Patricia Dorfmann

EN DIRECT / Exposition « Trou de ver » de Céline Berger, jusqu’au 11 juin 2022, Galerie Patricia Dorfmann, Paris

Le cri plutôt que l’horreur1

C’est une œuvre qui pour une fois a pris le temps – contrainte par les événements que le monde mit entre elle est nous – pour arriver en galerie. Un geste peint, se jouant et de l’image et de l’icône. Un délire de peinture qui adresse le regard, lequel trébuche face à une situation figurée que, systématiquement, la facture transcende. Sol impossible et Munch·ien2 de La vie éternelle (huile sur toile, 150 x 195 cm, 2021), chemise de lave coulée dans Byzantum (huile sur toile 150 x 185 cm, 2016) : toujours un ceci qu’équilibre cela, un ceci pourtant cela. Un geste intelligent, en plus d’être physique, et qui doit nécessairement savoir que Gilles Deleuze s’est intéressé à la question haptique3.

Mai 2022, Céline Berger expose chez Patricia Dorfmann. Ça s’intitule « Trou de ver » parce qu’en astrophysique existe l’hypothèse d’un raccourci à travers l’espace-temps. Les œuvres présentées ne sont pas que des peintures et datent de 2016 à 2022. C’est la première exposition personnelle de l’artiste en France. Céline Berger vit dans l’Aude, et à Moscou. 

Céline Berger, Les belles âmes, 2021. Aquarelle, feutre et stylo sur papier, 10 x 15
Céline Berger, Les belles âmes, 2021. Aquarelle, feutre et stylo sur papier, 10 x 15
Courtesy galerie Patricia Dorfmann

Reprenons les peintures. Dans La vie éternelle, l’enfant, centre de la narration, attire à lui tous les flux qui circulent, du regard de sa mère aux bulles qui tombent du ciel ou s’échappent de lui, petit, d’un âge impossible, cartoonesque. Il est aussi la douceur même, touche délicate de sa tenue4, cocon vert, bras en croix comme offert, de travers, sur le point de tomber (ou, plutôt : de choir5). C’est une image dans une image, la scène entre l’enfant et ses parents sur le parking de supermarché apocalyptico-russe est encadrée d’une mosaïque qui oscille entre la référence au folklore (bien qu’on ne soit pas sûr·e·s duquel) et les pixels d’un Pac-Man resucé de l’internet, du street art, hyper kitsch. Des tours fument au loin, cachées par le bâtiment. La fumée qui s’échappe, dense, d’elles, est recouverte par le cadre aux notes rose-radioactif. Tout renvoie à l’autre éternité, tangible et manufacturée, menaçante, du nucléaire6. Tout est consumé-consommé, on se protège. A quoi bon sinon ces combinaisons étranges, ces bottes, ces bouteilles d’eau ? Partout, l’ambiance est datée : sci-fi low-fi, au point qu’on imagine aisément Daniel Johnston faire l’habillage sonore des toiles. Autre scène : Les géants de nulle part (huile sur toile, 150 x 185 cm, 2020), facture artisanale, presque enfantine – rien ici ne renvoie aux soviets. On passe du roman d’anticipation au fantastique : deux personnages féminins, à moins qu’il ne s’agisse de deux versions du même, adressent une sphère qui contient, sinon l’immensité, du moins les flux de l’univers. Cela dans un cadre tordu, de style tribal, sur fond stellaire : partout la main se trahit, et fait contraste avec le paysage. Tableau en tension, l’apparence irréelle, presque naïve, des deux sirènes ou aliens, contraste avec l’île au lointain, avec la précision du feuillage. L’idyllique du lumineux, du geste qui semble être protection et don de la sphère, de l’apparente nonchalance des personnages et l’angoissant alternent sans que jamais le sens se fige.

Céline Berger, Le passage des mammouths, 2020. 35 x 27
Céline Berger, Le passage des mammouths, 2020. Huile sur toile, 35 x 27 cm
Courtesy galerie Patricia Dorfmann


Importe ici de noter que, souvent, Céline Berger confronte le spectateur à des toiles-univers dont les dimensions englobent le corps, écran d’un cinéma dans lequel plonger. Si le style change d’une surface à l’autre, un code mi robotique mi archaïque innerve l’ensemble, renvoyant autant à la folie des machines qu’à l’énigme des origines. Dans ses champs helix (huile sur toile, 116 x 150 cm, 2021) parle autrement encore : à l’espace dans l’espace de l’image encadrée de bandes en motifs noirs et blancs, s’ajoute la profondeur de situations qui rajoutent des couches de lectures et de temps à une peinture dont le sujet, un admirablement mélancolique Dmitri Chostakovitch, se trouve mis à nu par la géométrie non euclidienne d’un champ qui dit d’abord ce qu’il n’est pas : visible à l’œil. Et quand tout à coup, au milieu de cet ensemble, surgit Bagarre dans un call center désaffecté (huile et acrylique sur toile, 40 x 21 cm, 2021), force est de constater que l’échelle importe. Ici, tout est plan, au point qu’on serait tenté·e·s d’y voir un passage de la peinture au dessin. Sauf que la texture et la fluidité des corps de ces bonhommes schématiques (on pense au travail de Luquet sur le dessin d’enfant) est le fruit du pinceau et que cela se confirme avec Le passage des mammouths (huile sur toile, 27 x 35 cm, 2020). Le format fenêtre s’adresse à la tête. La duplication de la vie sur terre (huile sur toile, 60 x 60 cm, 2021) interroge la notion de contemplation. Hyper pointilliste, hyper kitsch, hyper belle, saillante et vive : tout y est ondes, réalisme, lumière, matière, substance. 

Peinture innervée de la culture des écrans, du populaire (qu’il soit pop ou traditionnel), l’œuvre de Céline Berger transpose nos formules/formats habituels. Les brèches qu’elle ouvre donnent sur les multivers, sur les stickers ou sur le palimpseste des réclames (elle pourrait parler à Villeglé et Hains) et tout nous va et on en veut encore. 

1 « Peindre le cri plutôt que l’horreur », Francis Bacon à David Sylvester en 1976.
2 Comme si, au lieu de marcher sur la tête, nous marchions sur le cri.
3 « Quand Bacon parle de la sensation, il veut dire deux choses, très proches de Cézanne. Négativement, il dit que la forme rapportée à la sensation (Figure), c’est le contraire de la forme rapportée à un objet qu’elle est censée représenter (figuration). » p.40, Gilles Deleuze, Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Éditions de la différence, 1981)
4 Alors que le reste de la toile s’articule autour du coup de brosse
5 Le 31 mai, Céline Berger dit : « L’enfant, il me semble, ne choit pas mais s’arrête. Essaie de freiner le mouvement pour être le seul à s’émerveiller du moment présent dans un environnement qui pourtant semble apocalyptique. »
6 On pense à Yucca Mountain, roman de John D’Agata, le vrai et l’humour, la farce atroce : http://www.zones-sensibles.org/livres/john-dagata-yucca-mountain/

Clare Mary Puyfoulhoux

Céline Berger, Grothendieck, 2021. 13 x 8 cm
Céline Berger, Grothendieck, 2021. 13 x 8 cm
Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, L'eau ferreuse, Pétroushka, 2019. 140x110_2019. Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, L’eau ferreuse, Pétroushka, 2019. 140x110_2019. Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, Février, 2022. 24 x 30. Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, Février, 2022. 24 x 30. Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, Eden 310, 2021. 54 x 46. Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, Eden 310, 2021. 54 x 46. Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, La source aux gouttes, 2019. 80 x 100. Courtesy galerie Patricia Dorfmann
Céline Berger, La source aux gouttes, 2019. 80 x 100. Courtesy galerie Patricia Dorfmann

CÉLINE BERGER – BIOGRAPHIE
Céline Berger, née en 1972 à Agen, a grandi en Ariège. Elle est diplômée de l’École des Beaux-Arts de Paris. Elle a présenté son travail au sein de la Galerie Iragui à Moscou, avec l’exposition personnelle « Qui dirige le monde » en 2009. Elle a participé à de nombreuses expositions collectives, parmi lesquelles : « Voir en peinture / Two » à La Générale à Paris en 2006, « Arte na França 1860 – 1960 : O Realismo » au Musée d’art moderne de São Paulo en 2009, « D’après la ruine » , Galerie Titanikas à Vilnius en 2011, « La belle peinture » au Palais Pisztori à Bratislava en 2013, « Die andere Erde » , Galerie Kostar à Berlin en 2018, et « Désir de forêts » , organisé avec Les Abattoirs de Toulouse à l’Ancienne École Communale de Villar-en-Val en 2021. En 2019, elle revient en France, après 15 ans de vie à Moscou.
Elle vit et travaille à présent dans les Pyrénées audoises.