CHRONIQUES DE L’INVISIBLE

CHRONIQUES DE L’INVISIBLE

Ignasi Aballí, Musées, 2020 24 mots dispersés dans l’agglomération et un dans le centre d’art Installation in situ, acier et peinture satinée, dimensions variables Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage

EN DIRECT / Exposition Chroniques de l’invisible
avec les travaux de Ignasi Aballí, Ismaïl Bahri, Eva Barto, Edith Dekyndt, Lois Weinberger
jusqu’au 03 janvier 2021, Le Grand Café – centre d’art contemporain Saint-Nazaire

par Guillaume Désanges commissaire de l’exposition

Dernière étape du cycle Généalogies fictives, conçu  par le commissaire Guillaume Désanges à l’invitation du Grand Café, Chroniques de l’invisible est une exposition qui joue sur des relations entre  visibilité et invisibilité,  proximité et distance, l’ici et l’ailleurs. Ce projet part d’une proposition   faite à cinq artistes d’imaginer des interventions artistiques à l’extérieur du Grand Café, dans des espaces publics ou privés de la région de Saint-Nazaire. De ces gestes déposés « hors les murs » et volontairement non médiatisés, l’exposition du Grand Café n’accueille que les traces ou les échos déformés,  qui composent ensemble une exposition autonome, formellement et sensuellement indépendante de son protocole d’origine. Comme pour les deux précédentes étapes de ce cycle, ce projet travaille l’histoire et la géographie de la ville, mais cette fois dans un régime spectral, celui de la rumeur, de la clandestinité et de la figuration d’un ailleurs. C’est la traduction poétique ou symbolique d’une absence qui est au cœur de ce projet, laissant la sensibilité, l’imagination et la croyance du visiteur prendre le relais de la compréhension d’un message ou de la réception d’une œuvre soumise à son regard.

Cette expérience va puiser à plusieurs sources. La première est une réflexion critique sur l’art dans l’espace public, qui  est  trop  souvent  considéré comme une simple extension du musée, autrement dit un espace à conquérir ou annexer où l’œuvre conquérante vient se poser et s’imposer. Ici, on privilégie à l’inverse des gestes non assignés, parfois invisibles, qui ne laissent  pas toujours de  traces,  et  restent  minoritaires  et non dominants par rapport à leur contexte d’apparition. Des œuvres pour un regard éventuel mais pas certain, pour des rencontres fortuites, pour des témoins conscients ou inconscients autant que pour les animaux ou les éléments. De l’art pour le vent, la mer, le soleil ou les oiseaux. Dès lors, ces interventions modestes par nécessité mesurent la capacité de l’art à résister, survivre mais aussi poétiser librement le monde sans la pression d’un regard de spectateur déterminé et déterminant. Petite leçon d’humilité objectale : des œuvres clandestines, abandonnées, exilées dans le réel, doivent nécessairement négocier avec leur écosystème. La deuxième source à l’origine de ce projet concerne une exposition intitulée Nul si découvert  que  j’avais  organisée en 20111, qui reposait sur l’idée d’expérience impossible à travers une sélection d’œuvres se désagrégeant à l’instant même où elles pouvaient être observées. Inspirées par la pensée de Susan Sontag, pour qui l’art absolu, le plus ambitieux et le plus édifiant est un art privatif, de l’effacement, du retrait, un art des rumeurs et « des mélodies non entendues qui perdurent, à l’inverse de celles, évanescentes, qui sifflent à l’oreille des sens »2. Soit l’inaccessibilité comme moteur émotionnel et cognitif. La troisième source, enfin, est une exposition organisée par le  collectif  japonais Chim Pom en 2015, qui proposait à des artistes d’intervenir dans la zone d’exclusion de la ville de Fukushima marquée par la catastrophe nucléaire. Dans une logique de l’urgence, il s’agissait d’installer des œuvres dans une zone devenue inaccessible au public parce qu’irradiée, et dont l’exposition tournante ne présentait  que  des traces ou de la documentation. Ce projet avait représenté pour moi une passionnante  réaction, à la fois poétique et politique, au caractère sidérant, et potentiellement neutralisateur d’un danger précisément invisible. Le très beau  titre de l’exposition Don’t Follow the Wind [Ne suivez pas le vent], était en  soi  un  avertissement  et  une invitation, injonction mélancolique à laisser exister un ailleurs sans expérience directe.

C’est de fait à une  expérience  particulière   pour le public, mais aussi pour les artistes et le commissaire qu’invite le protocole de l’exposition Chroniques de l’invisible. Une exposition qui considère les œuvres d’art comme les témoins d’une absence, mais dont la trace, médiatrice et intercesseuse, s’avère finalement plus importante que  l’objet  original.  C’est là tout l’enjeu de cette expérience curatoriale à deux dimensions : comment  rendre  compte,  artistiquement,  c’est- à-dire par la forme et non par le récit, d’une série de gestes lointains. Car depuis le début de ce projet, il ne s’agit donc pas de documenter, mais de « faire exposition ». Pour ce faire, les artistes ont produit des formes spécifiques ou convoqué des œuvres existantes recomposées comme un rébus. Dans tous les cas, ces traductions incertaines, symboliques, poétiques ou métaphoriques sont censées s’autonomiser, échapper à leur statut de substituts pour créer une forme nouvelle.

Dans la continuité de  l’exposition  précédente  du cycle3, qui proposait de  travailler  un  commissariat  en  «  circuit-court  »,  c’est-à-dire  en   présentant   des  œuvres  et  documents  issus  de   l’histoire  locale, cette exposition prend la ville de Saint- Nazaire et son environnement immédiat comme base de travail. En effet, le processus a d’abord consisté à proposer aux artistes de choisir des lieux d’interventions en arpentant la ville et ses environs, avec une grande ouverture sur les topographies possibles : espace public ou privé, dans la ville, à la campagne, sur la côte, dans la mer, accessible ou pas. La méthode a donc été celle de l’étude de terrain, nourrie de storytelling et de recherches locales, à laquelle les artistes ont participé activement. Comme le suggère le titre de l’exposition, il s’agissait de se concentrer principalement sur des points aveugles, des angles morts de l’histoire et de la géographie locales.

À partir de ces bases, chaque artiste a pu interpréter comme il le souhaitait l’invitation à déposer un geste hors les murs, qui pouvait être un objet, une action, un retrait ou une observation. De fait, les artistes ont répondu de manière  très diverse à cette proposition très ouverte, chacun s’emparant d’un morceau d’histoire ou de géographie de la ville. Ignasi Aballí a choisi de se focaliser sur l’histoire du musée des beaux-arts de Saint Nazaire, disparu pendant la guerre, dont il replace des signes dans la ville, comme une présence fantomatique. Edith Dekyndt, elle, s’est intéressée à l’histoire du Grand Café, au moment de sa splendeur romantique au début du XXème siècle : sous des halles de plein air, face à la mer, une lumière suit les circonvolutions d’un couple invisible qui danse une valse. Eva Barto aborde l’histoire économique et industrielle de la ville et notamment la circulation de matériaux entre industrie navale, métallurgie et artisanat local, en soustrayant, éventuellement sous la forme du vol, certains matériaux dont l’accès est contrôlé. Lois Weinberger, lui, a proposé de s’adresser directement aux oiseaux qui survolent les forges de Trignac, en leur construisant un abri qui redonne, de manière à la fois concrète et symbolique, une vie sociale à ce site industriel abandonné. Ismaïl Bahri, lui, propose divers moments d’observation des éléments extérieurs, originaires de la région, et en livre des prélèvements dans l’espace d’exposition. Toutes ces actions  spécifiques  sont enrichies dans les espaces du Grand Café d’œuvres qui résonnent avec les questionnements de l’exposition.

En lien avec l’esprit du cycle, la généalogie révélée par ce projet est donc d’abord celle d’un territoire. Imprégné, hanté par des couches de réalités enchevêtrées, un lieu est toujours une entité géopolitique complexe, dont la surface apparemment stable masque un bouillonnement de récits souterrains, naturels et culturels, humains et non humains, individuels et collectifs. D’une forêt de chênes saisie dans la tourbe depuis 5000 ans à une mangrove mystérieuse formée dans les vestiges d’une usine métallurgique séculaire. Des théories philanthropiques  du patronat   du   XIXème   siècle   au   destin   mondial des chantiers de l’Atlantique. De tombes mégalithiques construites il y a 6000 ans aux derniers phares habités de l’estuaire. De ces faits enchaînés les uns aux autres dans la topographie aussi bien que dans l’esprit des lieux, nous n’avons que des échos ou des bribes éparses qui ont servi  de matériau aux  artistes.  Dès  lors,  la  généalogie ici mise à jour est aussi celle d’une ligne trouble entre le réel et la fiction, entre l’histoire et l’art, entre l’œuvre dehors et son récit dedans. Des généalogies incomplètes, incertaines, toujours partiellement inventées ou fantasmées. C’est pourquoi   les   artistes   n’ont   pas   été   choisi·e·s parmi les chercheurs ou les documentaristes. Ils et elles ont été choisi·e·s pour leur capacité à détourner plus qu’à reporter fidèlement une situation donnée. On l’aura compris, on privilégie ici l’abstraction et la poésie à l’information. C’est aussi pourquoi, dans l’exposition, l’ensemble des sources factuelles ont été réunies, en vrac,  dans une salle des récits, sorte d’antichambre narrative de   l’exposition,     volontairement     déconnectée des formes  artistiques.  Une  manière  de  créer  une généalogie d’un espace à l’autre, d’un récit à une forme, de l’oral au visuel, en préservant volontairement une distance entre sujet et objet de l’exposition. C’est dans ces  écarts  spatiaux et temporels que se joue l’essentiel de ces chroniques de l’invisible, et c’est là précisément que réside le caractère passionnément fictif de ces généalogies.

1 – Void If Removed / Nul si découvert (ConcreteErudition 4), Le Plateau, Frac Île-de-France, 2011, avec des œuvres de Bas Jan Ader, Eric Baudelaire, Bernard Bazile, Alighiero Boetti, Chris Burden, Coop Himmelblau, Marcel Duchamp, Ceal Floyer, Ryan Gander, Dora Garcia, Joseph Grigely, Ann Veronica Janssens, Jiri Kovanda, Joao Louro, Julien Loustau, Daniel Pommereulle, Stephen Prina, Anna-Maria Maiolino, Man Ray, Lawrence Weiner, Ian Wilson, Carey Young, Rémy Zaugg
2 – Susan Sontag, « The Æsthetics of Silence » in Styles of Radical Will, New York Picador, États-Unis, 2002
3 – Exposition Contre-Vents. Solidarités ouvrières, étudiantes et paysannes dans l’Ouest de la France : une généalogie, 26 mai – 29 septembre 2019, Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire

Guillaume Désanges

Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020. Avec des œuvres d’Ismaïl Bahri, Prélèvement I, 2020 (production Le Grand Café), d’Ignasi Aballí, Colección pública, 1994-2020 (production Le Grand Café) et de Lois Weinberger de 1982 à 2019. Photographie Marc Domage
Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020. Avec des œuvres d’Ismaïl Bahri, Prélèvement I, 2020 (production Le Grand Café), d’Ignasi Aballí, Colección pública, 1994-2020 (production Le Grand Café) et de Lois Weinberger de 1982 à 2019. Photographie Marc Domage
Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020 Avec des œuvres d’Edith Dekyndt : Easy Come, Easy Go, 2020 (production Le Grand Café) et The Deodant, 2015 ; et une œuvre d’Ismaïl Bahri, Prélèvement II, 2020 (production Le Grand Café) Photographie Marc Domage
Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020 Avec des œuvres d’Edith Dekyndt : Easy Come, Easy Go, 2020 (production Le Grand Café) et The Deodant, 2015 ; et une œuvre d’Ismaïl Bahri, Prélèvement II, 2020 (production Le Grand Café) Photographie Marc Domage
Ignasi Aballí, Musées, 2020 24 mots dispersés dans l’agglomération et un dans le centre d’art Installation in situ, acier et peinture satinée, dimensions variables Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Ignasi Aballí, Musées, 2020 24 mots dispersés dans l’agglomération et un dans le centre d’art Installation in situ, acier et peinture satinée, dimensions variables Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020 Avec des œuvres d’Ignasi Aballí : Ventana, 2020, Le Musée absent, 2020, Reflexion, 2002-2020 Colección pública, 1994-2020 Productions Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020 Avec des œuvres d’Ignasi Aballí : Ventana, 2020, Le Musée absent, 2020, Reflexion, 2002-2020 Colección pública, 1994-2020 Productions Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020 Avec des œuvres d’Ismaïl Bahri : Revers I et Revers II, 2016-2020, Prélèvement II, 2020 (production Le Grand Café), 03 minutes et 44 secondes (Dissignac), 2020 (production Le Grand Café) Photographie Marc Domage
Vue de l’exposition Chroniques de l’invisible, Le Grand Café – centre d’art contemporain, 2020 Avec des œuvres d’Ismaïl Bahri : Revers I et Revers II, 2016-2020, Prélèvement II, 2020 (production Le Grand Café), 03 minutes et 44 secondes (Dissignac), 2020 (production Le Grand Café) Photographie Marc Domage
Edith Dekyndt, Easy Come, Easy Go, 2020 Installation in situ, système sonore, lyre et ordinateur, 3 min 9 s en boucle Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Edith Dekyndt, Easy Come, Easy Go, 2020 Installation in situ, système sonore, lyre et ordinateur, 3 min 9 s en boucle Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Eva Barto, Le Voleur de bois, 2020 Couteau pliant grippé, manche en bois de morta volé sur les territoires en indivision du domaine de la Brière Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Eva Barto, Le Voleur de bois, 2020 Couteau pliant grippé, manche en bois de morta volé sur les territoires en indivision du domaine de la Brière Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Lois Weinberger, Skyscraper for Birds, 1976-2020 180 x 40 cm, bois, peinture Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage
Lois Weinberger, Skyscraper for Birds, 1976-2020 180 x 40 cm, bois, peinture Production Le Grand Café – centre d’art contemporain, Saint-Nazaire Photographie Marc Domage

Le Grand Café – centre d’art contemporain
Place des Quatre z’Horloges – 44600 Saint-Nazaire
www.grandcafe-saintnazaire.fr
Facebook Instagram Twitter Vimeo