La peinture abstraite est-elle (militaire) guerrière ?
EN DIRECT / Exposition collective » La peinture abstraite est-elle militaire guerrière ? » à l’atelier, avec Pascal Bernier, HYBRIDE, 2j, Emlen Etting, John Lippens, jusqu’au 23 avril 2023, Rue Vanderstichelen 44, 1080 Bruxelles
Dans le cadre du Programme OFF d’ArtBrussels 23
Avec « La peinture abstraite est-elle militaire guerrière ? », John Lippens inaugure dans son atelier bruxellois un cycle d’expositions thématiques, saupoudrées de conférences. Ayant constaté un jour pluvieux de rangement qu’une de ses séries avait glissé subrepticement de la représentation picturale de photographies satellitaires militaires vers des huiles abstraites à l’allure innocente, il se demanda quelles violences secrètes pouvaient couver sous l’abstraction.
Les exemples ne manquent pas : les photographies peintes de Birkenau de Gerhard Richter, les cyanotypes de fleurs mortes d’Hiroshima d’Elin O’Hara Slavick, ou tout récemment le diagramme gravé dans le mur de Bozar par Michel François, qui représente les forces en présence dans le conflit syrien. Et pourtant, comme l’affirme Miriam Cahn1 lors de la polémique soulevée par l’exposition de son tableau “Fuck Abstraction“ au Palais de Tokyo : “ Aujourd’hui, on ne peut plus faire de peintures abstraites, c’est la situation politique, sociale et morale du monde qu’il faut montrer. “
Le débat est lancé, et il n’est pas nouveau, puisque, déjà en 14-18, Vallotton concluait à l’impossibilité de témoigner picturalement des atrocités guerrières, laissant cela au réalisme supposé des photographies. Dans sa conférence, John Lippens souligne la fréquence des états de stress posttraumatiques des artistes ayant connu le front et l’impact que cette souffrance a eu sur leur production. Il établit ainsi un lien entre les deux temps du traumatisme, faits pour le premier d’une tendance au retrait et pour le second de la résurgence répétitive des images choquantes, et l’utilisation de l’abstraction ou d’une figuration souvent expressionniste.
Relevant le défi d’une exposition collective à l’atelier, Lippens invite Pascal Bernier, 2J et Emlen Etting à le rejoindre pour un accrochage riche en abstractions guerrières. Bernier y montre ses plans vivement colorés de bunkers du mur Atlantique, dont le chromatisme inattendu crée une oscillation percutante entre le lisible et le visible.
L’artiste français 2J présente une grande bâche cul par-dessus tête d’extracteurs de charbon, métaphorique des luttes géopolitiques actuelles pour l’appropriation de minerais rares. Emlen Etting est un artiste américain ayant participé à la Libération de Paris et qui s’est orienté vers l’abstraction lors de la guerre du Vietnam ; un délicat collage de protestation en témoigne.
Quant au maitre des lieux, il dévoile de grandes huiles sur toile ressemblant à s’y méprendre à des photographies satellitaires, qu’il a conçues dans un premier temps avec son duo Hybride pour immortaliser des vues fugaces de bases de missiles et qu’il a développées dans sa série solo des C-sites, qui s’emparent de lieux culturels pour en extraire la mémoire enfouie.
L’abstraction pour parler du monde ? Un paradoxe constitutif qui semble bel et bien dépassable.
1 Interviewée par Florence Millioud dans 24H le 31 mars 2023.
