MARIE LELOUCHE, UNFORESEEN SPACES

MARIE LELOUCHE, UNFORESEEN SPACES

ENTRETIEN / Conversation avec Marie Lelouche
par Emanuele Quinz*

A l’occasion de l’exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces jusqu’au 07 mai 2022, Galerie Alberta Pane, Paris

EQ. L’exposition Unforeseen Spaces se situe en continuité avec Out of Spaces, réalisée au Centre d’art contemporain Les Tanneries, à Amilly1. Dans les deux projets, les oiseaux assument un rôle central. Pourquoi les oiseaux ?

ML. Il y a en premier lieu un intérêt personnel pour ces animaux à la présence aussi identifiable qu’insaisissable. Un oiseau crie, chante. Nous le savons proche, mais où ? C’est sans doute ce qui en fait des êtres perçus à la fois comme éclaireurs, porteurs de signes, mais aussi gardiens d’un certain mystère. Par leurs chants, par les cris, les oiseaux donnent corps à leurs territoires, mais également au temps qui passe. En m’intéressant de plus près aux études menées à leur sujet, dans une perspective historique et philosophique chez Vinciane Despret, ou biologique dans l’ouvrage de Jennifer Ackerman, on découvre, une fois notre cadre anthropocentrique tombé, que leurs comportements, leurs langages sont d’une complexité qui dépasse nos attentes. Par exemple, l’imitation chez les oiseaux est très répandue sans qu’on ne comprenne avec assurance pourquoi. La Geai imiterait la Buse afin de faire fuir les autres espèces de son territoire et ainsi de profiter pleinement de ses ressources. Le mâle des Perruches Ondulées cherche à imiter à la perfection la femelle désirée ; est-ce une manière de lui dire qu’il la comprend ? Les Merles empruntent souvent aux bruits environnants pour construire leur chant, mais à quelle fin ? J’ai également voulu rencontrer des personnes en contact direct avec les oiseaux tels que de bagueurs, des ornithologues, afin d’enrichir mon imaginaire, mon vocabulaire. Par exemple, un zoologue m’a fait part de ses recherches sur les relations que certaines populations africaines entretiennent avec les Grands Indicateurs : les oiseaux et les humains travaillent conjointement le temps de récupérer essaim et miel, en développant des codes sonores pour communiquer. Pour finir, je dirais que les oiseaux m’intéressent également en raison de la tension toujours existante entre l’admiration que nous pouvons avoir pour eux et les relations d’autorité que nous avons à leur égard.

Pour accompagner l’exposition Out of Spaces, tu as publié un extrait de fiction littéraire écrite pendant ta résidence au centre d’art. Qu’est-ce qui t’a poussée à écrire ?

Cette fiction était un peu ma récréation. Elle n’avait pas vocation à être publiée, mais le format d’affiche/ programme développé par le Centre d’art contemporain Les Tanneries lui a finalement offert une place. J’ai commencé à écrire avant de commencer la résidence avec l’envie de réfléchir, de me projeter dans un espace où le temps ne serait plus une valeur comptable, mais l’objet d’une attention quotidienne à l’autre – ici les oiseaux. En quête d’un décentrement et à l’écoute de ce que nous ne connaissons pas d’eux, j’ai commencé à écrire. Quand j’ai découvert les Tanneries, le parc et la verrière qui propose un accès inédit sur le ciel et sur l’environnement autour du bâtiment, j’ai pensé que j’aurais pu trouver un moyen d’accentuer la porosité des espaces en faisant entrer les manifestations sonores des oiseaux présents dans le parc et que ceux-ci donneraient à l’exposition son rythme. Ainsi, dans l’espace d’exposition, les chants et les cris résonnent comme les échos des oiseaux à l’extérieur. Puis, dans la pièce de réalité virtuelle Unforeseen Spaces, le spectateur découvre de grands rideaux dont le déplacement est motivé par ces mêmes manifestations sonores captées en temps réel. J’ai poursuivi l’écriture en parallèle du développement des sculptures, des images, de l’exposition. L’exposition à venir a nourri la fiction et inversement. De cette fiction, n’apparaissent aujourd’hui que des bribes sous la forme d’une voix chuchotée dans Unforeseen Spaces. Elle n’est pas achevée. J’espère avoir le temps de la poursuivre.

Ce qui frappe dans ton travail est la liberté avec laquelle tu passes d’un support à l’autre : de la sculpture à la VR, du son à la fiction littéraire. Tous ces supports, ces médias, mais aussi les disciplines que l’histoire de l’art a bien balisées, apparaissent dans tes projets comme des territoires fluides, à traverser, à dépasser, à déborder. Et ces traversées ne s’opèrent pas avec la volonté de contester des frontières ou de légitimer des zones franches ou des discontinuités, mais au contraire semblent dessiner une carte complexe où tous les éléments, dans leur hétérogénéité, composent un monde continu, vibrant d’analogies et de résonances.

J’imagine en effet mes pièces/expositions constituées de calques qui viendraient se superposer dans l’espace. Le spectateur, la spectatrice s’engagerait alors dans une traversée du lieu, mais aussi de ces calques. Différents facteurs peuvent nous amener à glisser d’un espace à un autre, à passer d’un calque à un autre : un choix sensoriel (se concentrer sur le son et oublier pour un instant l’image), un moment de réflexion motivée par un écho à nos champs de références, une résonance formelle (parfois en creux)… Je pense mes pièces comme des systèmes complexes qui demandent de porter l’attention sur les interactions entre les différents éléments qui les composent, ainsi que leur potentielle variabilité. Il me semble que l’art doit mettre en mouvement et non fixer les limites.

Cette notion de calque – proche de celle de couche ou de strate – évoque la dimension géologique plus que géographique. En traversant tes environnements, l’espace en déplie progressivement les strates, en révélant des perspectives inédites. Dans l’expérience de cette traversée, ces pliages de l’espace – mais aussi de l’image, qui se retrouve souvent transférée sur des supports courbés, contractés ou plissés, comme les immenses rideaux dans Out of Spaces – composent des pliages et dépliages du temps.

Dans Out of Spaces, les images de plumages d’oiseaux saisies par des doigts sont imprimées sur de la soie artificielle. Déposés dans l’espace, les tissus semblent glisser sur les sculptures, parfois même sur l’architecture, sans y être fixés, à la manière de mues. En embrassant les volumes, des plis, des irisations rendent la lecture de l’image plus complexe, la faisant échapper à sa bidimentionnalité figée et amenant le spectateur à les découvrir dans une temporalité étirée. Ta question résonne, par ailleurs, avec une partie de la fiction qui est délivrée aux spectateurs dans Unforeseen Spaces sous la forme d’une voix chuchotée : « Cette enveloppe colorée ne nous appartenait pas. S’y blottir comme pour faire corps dans une approche délicate de ce qui nous reste insaisissable » ; « Les fils que nous tirons rendent progressivement leurs images vibrantes. Nous y créons des lignes, des paysages sans ancrages » ; ou encore « Leurs images nous deviennent tolérables lorsqu’en fils colorés, elles servent nos ouvrages pour devenir enveloppes fragiles de nos familles en construction. »

Dans tes œuvres précédentes, tu as travaillé autour du packaging et en général autour des surfaces qui enveloppent et protègent les corps ou les objets, et qui en même temps, sont couvertes d’images qui s’offrent au regard. Le packaging apparaît comme une image faite peau – ou, à l’inverse, comme une peau faite image. Cette relation de continuité et discontinuité, de réversibilité et d’affrontement, entre surfaces, entre l’image – plate, inerte, toujours virtuelle – et la peau – vibrante, toujours matérielle – (et je pense ici aussi aux plumages des oiseaux dans Out of Spaces), indique-t-elle l’ubiquité de l’image ou, au contraire, la persistance de la matérialité du vivant ?

Mon intérêt pour le packaging était double. Il offre à tout consommateur l’expérience d’un premier volume qui bien souvent s’efface au profit de l’image qui le recouvre, puis celle d’un deuxième volume, l’objet qu’il renferme. Il me semblait que le potentiel du packaging, de cette relation image/objet, d’un volume qui se propose comme un objet séquence du plié au déplié et inversement, offrait un espace de création intéressant. Mes propositions ne contenaient aucune promesse : pas d’objet contenu dans les sculptures, mais une attention particulière aux relations qu’il m’était possible de déployer dans l’espace.

Cet intérêt pour des images/volumes, volumes/images apparait de manière évidente quand j’utilise des scans tridimensionnels. Ces volumes photographiques nous apparaissent sans épaisseur, sans densité, mais comme un ensemble coloré dont les coordonnées créent des surfaces. Dans Blind Sculpture (2018), des scans tridimensionnels flottent à la rencontre d’une forme blanche au centre de l’espace. Ces peaux chamarrées ne parviennent jamais à l’épouser, mais composent avec elle une sculpture en perpétuelle création.

Malgré tout, j’ai l’impression que le terme “sculpture” garde une position centrale – ne serait-ce que dans le descriptif des œuvres : alors qu’elles déploient des éléments plastiques très différents, elles sont souvent désignées comme “sculptures” plutôt que comme installations ou environnements. Je pense notamment à l’importance que revêt dans ton parcours la série fondatrice des Sculptures Instantanées (2014).

En effet, il me semble que la discipline classique envers laquelle je me sens la plus proche est la sculpture et c’est d’ailleurs une des questions qui motive mon travail de thèse. Je pourrais l’expliquer en parlant de mon attachement pour les expériences artistiques dans l’espace, qui engagent fortement notre proprioception, de la sculpture à l’architecture jusqu’au la réalité mixte ou la réalité virtuelle. Ou en disant que, en tournant autour d’un même point, mais en variant ma distance à l’objet, il me semble pouvoir percevoir l’épaisseur qui me lie à la sculpture. Ou encore en parlant d’une forme de scénario spatial qui peut se déployer autour d’elle. Je pense que finalement ce n’est pas tant l’objet sculptural qui m’intéresse, mais les expériences qu’il peut procurer. Ainsi, je travaille mes pièces sans me sentir obligée de répondre aux canons qui les feraient apparaître comme des sculptures.

Les objets qui habitent l’espace d’exposition d’Out of Spaces et d’Unforeseen Spaces ont des formes ambigües, suggestives. Ils évoquent des machines volantes posées au sol, comme les engins fantastiques de Leonard de Vinci, mais aussi des squelettes d’immenses animaux inconnus.

Ces sculptures se sont imposées à moi au cours du processus de création. J’avais, dans un premier temps, l’envie de poser dans l’espace des volumes en zinc reprenant des motifs de toitures et je les imaginais comme des formes partagées, objets de médiations entre oiseaux et humains. Travaillant à ces sculptures, construisant ce qui me servirait de structure, identifiant des motifs qui me semblaient déjà jouer d’écho formel avec le plumage, j’ai compris rapidement que la couverture de zinc n’était pas nécessaire et que cette ossature de bois était plus parlante. Cette charpente qui convoquait un imaginaire propre, et évoquait une partie de notre relation aux oiseaux à travers l’histoire des premiers objets volants, était beaucoup plus pertinente. Ces volumes à taille humaine, à la fois cages, perchoirs, prothèses ou prototypes invitent à une projection du corps du spectateur et laissent imaginer des mouvements de déploiements, de balancements. Par ailleurs, ils trouvent, en effet, également place dans Unforeseen Spaces, où ils deviennent, entre autres, de petits objets saisissables, de petites cages sans oiseaux déclencheurs de cris et de chants.

En explorant l’espace de l’exposition, en dépliant les strates des images et des récits, on s’aperçoit que les oiseaux agissent véritablement dans l’œuvre. Au-delà des objets, l’expérience s’étend dans les espaces-temps déployés par des supports médiatiques – comme le casque VR, la diffusion sonore – qui ajoutent au milieux que l’œuvre construit d’autres couches. La technologie, au lieu d’éloigner de la nature, semble augmenter l’espace d’action du vivant.

En effet, les outils de captations dont nous disposons aujourd’hui nous permettent d’inviter le vivant, sans lui porter atteinte, à prendre place dans des espaces construits pour les humains. Dans cette exposition, nous écoutons les oiseaux qui habitent le Centre d’art contemporain Les Tanneries, en temps réel, sans avoir à les mettre en cage. Grâce au casque de réalité virtuelle, ils animent les objets qui nous les rendent « téléprésents ». Je ne pense pas que la technologie éloigne du vivant. Il y a seulement de mauvais usages que nous devons modifier. La distance que les médias imposent entre l’humain et l’horizon du vivant peut devenir positive, si elle s’installe au plus proche de nos sens. Elle peut devenir une source de création.

1. Out of Spaces, exposition issue de la résidence artistique et territoriale à Les Tanneries – Centre d’art contemporain, Amilly, France. Résidence de juillet à décembre 2021. Exposition : 18.12.2021 – 27.02.2022, commissaire : Éric Degoutte.

*Emanuele Quinz est historien de l’art et du design. Maître de conférences à l’Université Paris 8 et chercheur associé à EnsadLab, École nationale supérieure des Arts décoratifs. Ses recherches explorent les convergences entre les disciplines dans les pratiques artistiques contemporaines : des arts plastiques à la musique, de la danse au design. Parmi ses publications : Le cercle invisible (Presses du réel, 2015), Strange Design (dir., avec J. Dautrey, it:éditions, 2014) et Le comportement des choses (dir., Presses du réel, 2021).

Vue exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces Galerie Alberta Pane, Paris
Vue exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces Galerie Alberta Pane, Paris
Marie Lelouche, Out of Spaces, 2022. Soie artificielle et bois okoume, 63 x 124 cm
Marie Lelouche, Out of Spaces, 2022. Soie artificielle et bois okoume, 63 x 124 cm
Vue exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces Galerie Alberta Pane, Paris
Vue exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces Galerie Alberta Pane, Paris
Unforeseen Spaces, 2021. Dispositif de réalité virtuelle et microphone en extérieur
Marie Lelouche, Wing clipping # 2 (détail), 2022. Soie artificielle 57 x 11 cm chaque
Vue exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces Galerie Alberta Pane, Paris
Marie Lelouche, Wing clipping # 2 (détail), 2022. Soie artificielle 57 x 11 cm chaque
Marie Lelouche, Wing clipping # 1, 2022. Soie artificielle 57 x 11 cm chaque
Vue exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces Galerie Alberta Pane, Paris
Marie Lelouche, Wing clipping # 1, 2022. Soie artificielle 57 x 11 cm chaque
Marie Lelouche, Out of Spaces #4 and #8, 2021. Soie artificielle et bois Okoume, 260 x 260 x 67
Vue exposition personnelle de Marie Lelouche, Unforeseen Spaces Galerie Alberta Pane, Paris
Marie Lelouche, Out of Spaces #4 and #8, 2021. Soie artificielle et bois Okoume, 260 x 260 x 67 env.