HUBERT MAROT, MANIEMENTS

HUBERT MAROT, MANIEMENTS

Hubert Marot, Maniements, 2020 – vue d’exposition

EN DIRECT / Exposition Maniements de Hubert Marot
SIRA, 153 quai Aulagnier, Asnières-sur-Seine

Une princesse qui tient la pose sous une masse de jacinthes d’un côté, une composition abstraite dans une boîte transformée en cadre de l’autre. Une main de sorcière s’introduit dans la scène, elle tient et montre un agrume sectionné. Le tout se déroule dans un décor entièrement quadrillé, à l’instar du dépoli d’une chambre photographique, une belle perspective théâtrale. Je vois des coulures sur le fond que le flash, d’une violence Weegee-esque, révèle en ton sur ton. Deux petits bourgeons comme des yeux arrachés, pourris.

Je vois une couronne dégoulinante et christique, devenue corps par sa verticalité soutenue par de pieds en peut-être pain desséché, une offrande de marguerites banales à ses côtés, l’ensemble sur un socle-plateau d’origine emballage alimentaire. En léger retrait une coquille d’escargot vide, sa masse viscérale possiblement déjà consommée, deux petits boulons en guise de roues pour former une voiture qui n’existe que dans la planéité bidimensionnelle du tableau. Des motifs géométriques aux allures de cabale exotique forment le sol; le fond est fumeux, je ne peux en saisir sa distance.

Au contraire un fond blanc et proche du regard qui tranche en biais un sol quadrillé noir et blanc. Discrètement une vache dans des pâturages, calme, regarde vers moi. Une pauvre et pâle tulipe étranglée par deux sourires flottants pendant que ses sœurs restent en retrait. Les sourires sont désincarnés; deux petites tomates sont des yeux sans visage aux pupilles de flash. Une araignée est ici inquiétante silhouette noire. Je pense au décor du docteur Caligari, il y a exactement cent ans, avec leurs ombres peintes à même le plateau, aux perspectives déstabilisées et confinantes.

Dans ces grands tableaux photographiques, des compositions improvisées apparaissent en nuances fantômatiques de gris. Il y a d’abord une construction domestique à partir de bric-à-brac amassés en flâneur instinctif. Hubert est seul à la voir, à travers l’objectif de l’appareil compact, avant de la saisir sur le vif pour la figer en nature morte. Puis les complexes étapes de la chimie transforment peu à peu la lumière d’un instant intime en une peinture, en allant de la chambre aux murs blancs d’Hubert à la chambre noire. C’est dans cette chambre noire qu’à l’instinct et aux gestes artisanaux, l’émulsion est pulvérisée, en fines particules, sur la surface préparée du lin tendu. L’image est l’apparition alchimique du grain: c’est sur la poussière déposée que la composition, d’emblée vouée à disparaître, peut, au-delà du moment furtif du premier regardeur, être vue par d’autres regardeurs, plus tard.

Bataille, dans un court article de 1929: “…de tristes nappes de poussière envahissent sans fin les habitations terrestres et les souillent uniformément: comme s’il s’agissait de disposer les greniers et les vieilles chambres pour l’entrée prochaine des hantises, des fantômes, des larves que l’odeur vermoulue de la vieille poussière substante et enivre. […] Un jour ou l’autre, il est vrai, la poussière, étant donné qu’elle persiste, commencera probablement à gagner sur les servantes, envahissant d’immenses décombres des bâtisses abandonnées, des docks déserts: et à cette époque, il ne subsistera plus rien qui sauve des terreurs nocturnes, faute desquelles nous sommes devenus de si grands comptables…” Sur le manuscrit, mais non publiée, cette conclusion: “L’homme ne vit pas seulement de pain mais de poussière…”

C’est un regard qui fige le monde. D’abord celui du photographe, puis celui des regardeurs face aux tableaux d’une taille trop imposante pour n’être qu’une simple nature morte. J’imagine les couleurs effacées que la scène avait pu avoir. La logique intime du goût d’Hubert qui arrange ses bricoles leur confère un sublime qui, seules, si elles n’avaient pas été composées en un ensemble, leur serait dépourvues. Le goût est une disposition qui génère: c’est une pratique incarnée qui nécessite un espace physique. Le corps, ici plus précisément l’œil, met en scène un réel spécifique que l’appareil photo valide. Ce qui avait pu être déchet ou débris destiné à l’oubli deviennent des traces spectrales d’une manière d’habiter le monde.

Une fois que l’appareil photo intervient entre le regard d’Hubert et sa mise en scène, l’œil humain est remplacé par la dimension technologique: la composition photographiée perd alors toute autre raison d’être que celle d’être captée, capturée. Tout de suite, elle n’existera plus. Les parties individuelles perdent leurs iden- tités et se retrouvent reconstruites dans la machine au moment où cligne l’obturateur. Toute chose, face à ce regard mécanique, est une ombre captive déjà morte. Photographier est un acte de violence envers le monde. Regarder l’apparition de cet ectoplasme sur la toile, c’est regarder ce qui n’est plus et qui ne peut plus être: un revenant d’outre-tombe.

Je regarde l’araignée sur une de ces toiles. Elle est menaçante, comme est menaçant le temps qui passe ou la poussière contre laquelle la lutte est interminable. En guise de repos provisoire, on voudrait arrêter le temps, comme on épingle un insecte pour la préserver. L’araignée était vivante, et maintenant elle est fixe, statique. Hubert en embaumeur, préparant ses maniements vers l’au-delà.

Sur le trottoir une nuit vers Pigalle, à la recherche de la prochaine étape, on restait indécis, et Hubert avait mené, en déclarant: “Rester statique c’est mourir”. Il y a des années de ça, et la phrase me revient en regardant les petites photographies de rez-de-chaussée parisiens qu’Hubert a capté en voyeur qui se promène. Ces images bigarrées montrent peu. Ou alors, elles montrent ce qu’on a essayé de cacher: des gros plans sur des films dépolis, posés sur les fenêtres pour occulter l’intérieur du passant curieux.

Il pourrait s’agir ici d’une logique inverse aux grandes toiles: des barrières visuelles d’extérieur en miniature, comme des enluminures, plutôt que des natures mortes en intérieur agrandies et élevées au rang d’une peinture de genre. De la couleur, qui s’étend jusqu’au cadre, mais qui nous reste muette, là où elle aurait pû nous enseigner la signification particulière d’une jacinthe bleue (sincérité) ou violette (demande de pardon). La lumière qui nous émane de derrière une vitre, à l’inverse du flash uniformisant qu’on viendrait imposer.

Les petites photographies, elles, ces captations furtives témoins d’une balade: prise de vue discrète à l’iPhone, presque banale. Attiré par les séduisantes couleurs des cadres travaillés comme une carrosserie de luxe qui capte mon regard lors d’une promenade, je m’en approche, mais je ne vois rien au-delà de la couleur. Insecte se cognant sur une vitre. La configuration d’une fleur “ne peut sans doute pas être exprimé adéquatement à l’aide du langage”, selon Bataille; idem, peut-être, pour la couleur. Un relevé hasardeux des couleurs de la ville, un nuancier de la dérive. Toujours Bataille: “Il est vain d’envisager uniquement dans l’aspect des choses les signes intelligibles qui permettent de distinguer divers éléments les uns des autres. Ce qui frappe des yeux humains ne détermine pas seulement la connaissance des relations entre les divers objets, mais aussi bien tel état d’esprit décisif et inexplicable.” L’accès à l’intime est flouté.

Saul Leiter en 2013: “Il y a les choses qui sont au grand jour et puis il y a les choses qui sont cachées, et la vie à plus à faire, le monde réel à plus à faire avec ce qui est caché, peut-être. […] On aime à prétendre que ce qui est public, c’est ce qui constitue le monde réel.” Cela fait du bien de ne pas tout voir. Les photogra- phies d’Hubert me donnent envie d’habiter en elles et ce désir n’est pas une formulation rationnelle, c’est un désir d’ordre fantastique, une invitation.

Leiter: “Les photographies sont souvent considérées comme des moments importants, mais en réalité, ce sont de petits fragments et des souvenirs d’un monde inachevé.” Je regarde les maniements d’Hubert et je me dis: peut-être j’y étais; je n’y étais pas en réalité, mais face à elles je me sens pris d’une nostalgie de l’inconnu, une angoisse de la curiosité.

Texte Naoki Sutter-Shudo

Hubert Marot, Jacinthes et faïence, 2020 Tirage argentique n&b sur lin 115 x 160 cm
Hubert Marot, Jacinthes et faïence, 2020 Tirage argentique n&b sur lin 115 x 160 cm
Hubert Marot, Maniements, 2020 - vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 – vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 - vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 – vue d’exposition
Narcisses et film étirable, 2020 Tirage argentique n&b sur lin 115 x 160 cm
Hubert Marot, Maniements, 2020 - vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 – vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 - vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 – vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 - vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 – vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 - vue d’exposition
Hubert Marot, Maniements, 2020 – vue d’exposition
Hubert Marot, RDC (mauve), 2020 C-print dans cadre d’artiste 30 x 42 cm
Hubert Marot, RDC (mauve), 2020 C-print dans cadre d’artiste 30 x 42 cm
Hubert Marot, RDC (céladon), 2020 C-print dans cadre d’artiste 30 x 42 cm
Hubert Marot, RDC (céladon), 2020 C-print dans cadre d’artiste 30 x 42 cm
Hubert Marot, RDC (Verde acido), 2020 C-print dans cadre d’artiste 30 x 42 cm
Hubert Marot, RDC (Verde acido), 2020 C-print dans cadre d’artiste 30 x 42 cm