EN FUYANT, ILS CHERCHENT UNE ARME 2/3 : DES OUTILS POUR FÊLER

EN FUYANT, ILS CHERCHENT UNE ARME 2/3 : DES OUTILS POUR FÊLER

Riches de potentialités révolutionnaires, de nombreux dispositifs (tels qu’Internet) sont utilisés par les artistes afin de contourner les centres de pouvoir. L’exposition En fuyant ils cherchent une arme 2/3 : Des outils pour fêler (seconde édition) curatée par Stephanie Vidal à la Maison populaire de Montreuil, fait un point sur ces pratiques.

Internet fut probablement l’un des plus grands moments de déterritorialisation de ces dernières décennies. Soit, une opération de traduction par le langage informatique d’absolument toute information (visuelle ou sonore), et d’expansion à l’échelle planétaire. Terre où absolument tout se vaut, Internet est en même temps ce mouvement révolutionnaire détruisant toute territorialité ; véritable mouvement abstrait (qui n’a pas de visage) qui pose, tout ce qu’il décode, comme relatif et qui, en soi, ne hiérarchise pas mais dispose tout sur un espace qui s’étend à l’infini. Lignes, segments, tangentes, coulées, flux qui passent au-dessus du territoire et donc qui dépassent toute volonté de contrôle, de vérification ou d’encadrement. Lorsque Internet n’était qu’à ses débuts, les sites ne se solidifiaient pas encore en des territoires policés et fermés, ils permettaient au contraire à des corps sans identité ou plutôt, aux identités fabriquées (avatars), de couler sur Internet selon leurs propres désirs (quelques sites ou forums résistent encore aux politiques d’uniformisation). Internet encore transversal. Mais très rapidement, cette qualité d’imperfection allait laisser place presque exclusivement au rationnel, aux coulées de  consommation. Car, terre des déplacements, des transferts ultra-rapides, Internet est aussi l’appareil idéologique des Etats et du néo-libéralisme, produisant tous deux quantité de représentations et d’images.

CES RESISTANTIALISTES 

Exposé dans le second volet d’En fuyant ils cherchent une arme, l’artiste Neïl Beloufa fabrique des «chambres de caricatures». L’Internet régulé d’aujourd’hui décode, traduit, coupe et fait circuler une infinité d’images qui servent aussi d’outils idéologiques. Neïl Beloufa ne fait que reproduire, détourner ces circulations de représentations idéologiques en les rejouant, que ce soit dans ses vidéos ou dans ses installations. Des deux vidéos exposées, soit, Dominations du monde (2012) et Data for Desire (2015), toutes deux donnent à voir des groupes réduits à des caricatures et eux-mêmes réduisant tout à des données quantifiables, mercantiles et au final, absurdes. Dans Dominations du monde, plusieurs groupes joués par des acteurs – chaque groupe représente un pays distinct où chaque acteur joue le rôle d’un parlementaire, mimant leurs gestes et leurs rhétoriques – parlent et débattent des intérêts de leurs pays dans un huit clos. Pour à la fin, déclarer la guerre à des pays jugés concurrents. Cette véritable « chambre des caricatures » rejoue en réalité l’absurdité, le mercantilisme et le cynisme de décisions diplomatiques et politiques absolument belliqueuses de certaines grandes puissances. Ce « théâtre de caricatures » que Neïl Beloufa fabrique ne fait que reprendre les coulées de représentations qui circulent dans les médias, dans les réseaux ; flux qui circulent en même temps que les flux de bugs, de hacking et de trolls (qui sont le principe même d’Internet, de l’électronique) qui même contrôlés et régulés par les Etats, reviennent à la gueule comme des choses fondamentalement révolutionnaires et transgressives. Le troll n’est que la face réel d’Internet, soit, un véritable mouvement sans sens ni raison qui « encule » tout. Et ce vrai mouvement de sape des grands dispositifs de pouvoir, que fut Internet en ses débuts – grand désert – s’est petit à petit atténué au fur et à mesure qu’Internet devenait de plus en plus mature, compris puis contrôlé. Pour ensuite aujourd’hui devenir principalement le site général des consommations : cette toile qui relie tout de manière hyper raisonnée, rationnalisée et qui sert pour beaucoup de pays d’outil de propagande.  C’est d’ailleurs pour ça que le collectif suisse Christoph Wachter & Mathias Jud – lui aussi exposé–  a créé notamment les projets que sont New Nations et [o] picidae. Concernant le premier, les artistes ont créé, comme l’explique le communiqué de l’exposition, de « nouvelles adresses internet pour des groupes non reconnus : Tibétains, Kurdes, Tamouls, Ouïgours, Sahraouis et d’autres encore ». Manière pour eux de contourner les grandes structures de pouvoirs qui régissent aussi sur Internet et qui excluent de fait toutes solidarités, toutes relations pour n’en imposer qu’une seule. Et pour le second projet, les artistes ont développé un logiciel open source permettant à n’importe qui de traduire une page web en image, image pouvant être envoyée à n’importe qui. Ainsi, ce contournement par l’image encryptée, l’image codée (échappant aux entreprises de décodage), permet de communiquer au travers des murs et des emprises étatiques qui bloquent, réduisent et territorialisent Internet. Tous ces actes « résistantialistes » (selon un terme de Sony Labou Tansi) de ce collectif suisse trouent toute régulation de flux et distribuent des moyens de faire communauté.

FAIRE MONDE

Car Internet fut non seulement une grande entreprise de sape et de traduction de toutes territorialités, mais aussi la promesse, le modèle de relations mondiales horizontalistes. De relations rhizophores, de multiplicités rendant caduc les vieux modèles centralisés, encore sous l’emprise du territoire. Et il s’agit pour ces artistes, comme pour l’artiste néerlandais Jonas Staal de faire monde (peut-être à l’image d’Internet qui lui aussi fait monde) – notamment à travers son projet New World Summit – Rojava développé au nord de la Syrie de 2015 à 2018 –  non de manière abstraite à la manière d’idéalistes qui penseraient les solidarités entre peuples, communautés sur les seules bases d’une éthique, mais plutôt de manière concrète en envisageant et construisant les conditions de possibilité pouvant permettre la ou les relations. A l’aide de son concept d’Assemblism développé dans la revue e-flux – concept qui réfléchit aux formes, aux structures architecturales, grâces auxquelles des corps se rassemblent dans des cadres politiques –, Jonas Staal construit des parlements alternatifs et éphémères permettant à des groupes exclus (pour des raisons politiques) de se réunir. Et c’est ce qu’il fit à Rojava, zone autoproclamée autonome par des partis kurdes, assyriens et arabes. 

Il s’agit pour tous les artistes exposés dans En fuyant ils cherchent une arme  2/3 : Des outils pour fêler, de créer des zones de possibles d’où quelque chose pourrait venir trouer des régimes autoritaires, de surveillance… Voilà pourquoi Stéphanie Vidal, commissaire de l’exposition, parle de fêlure, car tous ces projets ont ceci en commun d’être des ponts, des outils, des zones. Fêler, trouer, c’est probablement mettre le temps en suspens, c’est créer un nouvel espace (négatif) au sein d’un autre grand espace qui se reflète comme positif. Espace négatif qui est potentiellement la destruction totale de l’espace qu’il troue (à l’image des trous de Lucio Fontana qui viennent ouvrir l’espace bidimensionnel de la peinture vers un espace tridimensionnel. Ces trous sont des ouvertures vers une multiplicité de possibles). Et cela pour permettre à la fin de joindre, de faire joindre, de créer des communautés, des collectivités. 

Texte Chris Cyrille © 2018 Point contemporain

 

Exposition « En fuyant, ils cherchent une arme 2/3 : Des outils pour fêler »
Du 3 mai au 13 juillet 2018
Commissaire en résidence : Stéphanie Vidal

Artistes : Neïl Beloufa (en résidence), Jonas Staal, Christoph Wachter & Mathias Jud
Scénographie : Studio Ravages

Maison populaire
9bis rue Dombasle 93100 Montreuil

 

 

Jonas Staal, New World Summit, Utrecht
Jonas Staal, New World Summit, Utrecht

 

La Démocratie Auto-Gérée de Rojava et le Studio Jonas Staal New World Summit - Rojava 2015 - 2018 Installation Techniques mixtes Dimensions variables Courtesy de la Démocratie Auto-Gérée de Rojava et du Studio Jonas Staal
La Démocratie Auto-Gérée de Rojava et le Studio Jonas Staal
New World Summit – Rojava
2015 – 2018
Installation, techniques mixtes, dimensions variables.
Courtesy de la Démocratie Auto-Gérée de Rojava et du Studio Jonas Staal

 

La Démocratie Auto-Gérée de Rojava et le Studio Jonas Staal New World Summit - Rojava 2015 - 2018 Installation Techniques mixtes Dimensions variables Courtesy de la Démocratie Auto-Gérée de Rojava et du Studio Jonas Staal
La Démocratie Auto-Gérée de Rojava et le Studio Jonas Staal
New World Summit – Rojava
2015 – 2018
Installation. Techniques mixtes, dimensions variables
Courtesy de la Démocratie Auto-Gérée de Rojava et du Studio Jonas Staal

 

Christoph Wachter & Mathias Jud projet [o] picidae
Christoph Wachter & Mathias Jud projet [o] picidae
Christoph Wachter & Mathias Jud [o] picidae 2007 - en cours Installations Techniques mixtes Dimensions variables Vidéo : Production et courtesy de Digital Brainstorming, la plateforme pour la culture numérique et l’art médiatique (Suisse) Courtesy des artistes
Christoph Wachter & Mathias Jud, [o] picidae, 2007 – en cours
Installations, techniques mixtes, dimensions variables.
Vidéo : Production et courtesy de Digital Brainstorming, la plateforme pour la culture numérique et l’art médiatique (Suisse)
Courtesy des artistes

 

Christoph Wachter & Mathias Jud qaul.net 2012 - en cours Installations Techniques mixtes Dimensions variables Vidéo : Production et courtesy de Digital Brainstorming, la plateforme pour la culture numérique et l’art médiatique (Suisse) Courtesy des artistes
Christoph Wachter & Mathias Jud, qaul.net, 2012 – en cours
Installations, techniques mixtes, dimensions variables.
Vidéo : Production et courtesy de Digital Brainstorming, la plateforme pour la culture numérique et l’art médiatique (Suisse)
Courtesy des artistes.

 

Neil Beloufa, Data for Desire, 2015 49’15’’, Vidéo HD, couleurs et son, sous-titres français Avec le soutien du consulat général de France à Vancouver Courtesy de l’artiste
Neil Beloufa, Data for Desire, 2015
49’15’’, Vidéo HD, couleurs et son, sous-titres français
Avec le soutien du consulat général de France à Vancouver
Courtesy de l’artiste

 

Neïl Beloufa, Dominations du monde, 2012. 27’ 34’’, Vidéo HD, couleurs et son, sous-titres français Courtesy de l’artiste
Neïl Beloufa, Dominations du monde, 2012.
27’ 34’’, Vidéo HD, couleurs et son, sous-titres français
Courtesy de l’artiste

 

Visuel de présentation : Neïl Beloufa, Desire for Data, 2015, HD video, colour, sound, 50 min. Courtesy MK Gallery