Entre dans la ville : on te dira ce que tu dois faire

Entre dans la ville : on te dira ce que tu dois faire

Kwama Frigaux, Visions Vézelay, décembre 2018, 15 x 23 cm, photographie sur bois

par Xavier Bourgine

L’écriture ou la vie, l’alternative est bien connue. Il est pourtant des situations qui permettent d’éluder ce choix. Les débuts d’une carrière artistique en font partie : il faut à la fois se raconter, raconter un parcours et une vocation, et vivre cette exigence qui s’impose d’autant plus fortement qu’elle arrive à l’improviste. Une jeune artiste, qui n’est connue d’aucune galerie, d’aucun critique, à plus forte raison si elle est autodidacte et développe en autonomie une pratique originale, peut-elle être découverte ? Instagram peut-il seul lui apporter la visibilité ?

Pour le critique, la découverte d’un jeune talent relève de la gageure, puisqu’on ne trouve jamais, non pas tant que ce qu’on cherche, mais que ce qui nous est indiqué, par une instance sociale, diplôme, galerie, exposition, ou un réseau, professionnel, artistique. Le mythe du critique partant sac au dos « repérer » de jeunes artistes dans des régions plus ou moins dépaysantes se heurte souvent à la réalité du parcours de ces artistes, qui ont fréquenté des écoles et ont été montrés dans les galeries de leurs pays de cœur ou d’adoption, sinon de naissance, avant d’être présentés au public parisien comme une authentique nouveauté, une personnalité autonome et autochtone.

Kwama Frigaux, Vitrail, août 2019, 50 x 65 cm, photographie sur plexiglas, 500 tesselles
Kwama Frigaux, Vitrail, août 2019, 50 x 65 cm, photographie sur plexiglas, 500 tesselles

Du coming-out à l’épiphanie, formation de la persona artistique

Au-delà de ces explorations biaisées, l’authentique « découverte », dévoilement d’une réalité cachée jusqu’alors, ne peut prendre, à la manière d’un coming-out, que des voies autrement plus intimes, amicales, affectives. C’est d’ailleurs par ce terme que Kwama Frigaux, le matin du 15 mars 2019, a surpris son monde. 

Pour mieux me remémorer ce coup d’éclat, je suis allé rechercher dans le fil Facebook de Kwama Frigaux le post du 15 mars 2019, qui faisait part à ses amis de ce coming-out. « Après bientôt 7 années passées à étudier la philosophie et les affaires publiques, je ne vous annonce pas l’agreg ou l’ENA, mais une conversion dans l’art […] Depuis novembre, je réalise des mosaïques selon un protocole inventé par moi et déposé. » Les plus proches, dont je suis, étaient déjà au courant, mais l’exposition publique donnait un tout autre ordre à une expérimentation dont je n’avais vu que les premières tentatives. L’histoire, jusque-là vécue sur le mode du désir, de la fiction, devenait réelle.

C’est paradoxalement à ce moment-là qu’il importait de l’écrire, de donner corps à la fiction à travers la constitution d’un portfolio et des textes l’introduisant. Il fallait, d’abord, revenir sur ce coming-out, pour lequel un style plus vocationnel, s’est rapidement imposé. La conquête de la persona artistique, aventure stylistique et individuelle a ainsi été écrite et décrite sur le mode épiphanique et sous le patronage de saint Paul.

Aveuglement et lumière

« Entre dans la ville : on te dira ce que tu dois faire » (Ac 9, 6) : sur son chemin, Paul est aveuglé puis illuminé. La lumière seule ne suffit pas à expliquer le parcours intérieur. Entre l’épiphanie et ses prémisses, un impensé demeure. Il en va de même pour Kwama Frigaux dont le travail même de mosaïque photographique est une archéologie quotidienne de son point fondateur. 

Les prémisses sont académiques : une formation en histoire de l’art, un mémoire en esthétique. Il s’agit aussi d’un malaise devant l’incapacité des photographies à rendre présents des instants du passé, qu’elles sont censées pourtant avoir arrachés du temps.

L’épiphanie en elle-même coïncide avec un voyage universitaire de plusieurs mois à Bristol, qui a débuté au mois de septembre 2018. Elle tient en une courte semaine de fin d’été.

Surexposition et entrelacements

Une semaine organisée autour de deux pôles, deux instants, l’un préliminaire, l’autre de bascule. Le premier, dans l’ennui et la précarité de l’installation à Bristol, est un retour sur soi, dans une mémoire photographique, sous la forme d’une tentative d’exploration d’un disque dur d’ordinateur où sommeillent des milliers de photos. Tentative car à leur vision, le malaise, ce décalage temporel entre un passé que le cliché est censé rendre présent et son étrangeté persistante, comme s’il était le passé ou le présent d’une autre, a écourté le périple intérieur et visuel.

Le second survient dans l’heure de marche quotidienne du domicile étudiant à l’université, sur un chemin retors de ravines et de collines, dans les dernières lueurs d’un été que des nappes de nuages effacent déjà. Tout, buissons, arbres, maisons au loin, y baigne dans une lumière forte, surexposée. Et dans cet aveuglement, surgit un constat qui procède d’une distanciation et permet de considérer une matinée étrangement lumineuse comme une image surexposée, une photographie manipulable, retouchable dans ses contrastes ou son échelle, jusqu’à un jeu de mise en abyme où chaque image peut devenir l’unité, le pixel d’une autre image plus grande.

Kwama Frigaux, Vue du ciel I, mai 2019, 34 x 39 cm, photographie sur bois, 2000 tesselles
Kwama Frigaux, Vue du ciel I, mai 2019, 34 x 39 cm, photographie sur bois, 2000 tesselles

L’instant préliminaire revient alors, la mémoire photographique devient le matériau et le jeu d’échelle la réponse au malaise temporel. Faire une mosaïque photographique, c’est entrelacer les passés des images au présent de l’art, c’est dévider le fuseau futur de l’œuvre à venir, c’est voyager dans le temps. La mosaïque photographique est la réponse plastique et spatiale à la pulsion narrative qu’exacerbent aujourd’hui, sans permettre de la réaliser vraiment, les dispositifs d’enregistrement, captation et narrativisation que la technologie nous offre.

Kwama Frigaux, Aube et crépuscule mêlés, novembre 2019, 15 x 15cm, photographie sur toile
Kwama Frigaux, Aube et crépuscule mêlés, novembre 2019, 15 x 15cm, photographie sur toile

Un protocole dérivatif du cycle de la mémoire numérique

Au style épiphanique de la persona s’est ajoutée l’édiction d’un protocole. Celui-ci, impliquant une pratique antérieure, reprise désormais comme matériau, requalifiait l’épiphanie non comme un accident, mais comme un aboutissement. Le processus créatif est en effet pensé comme un dérivatif du cycle de la mémoire numérique. 

La simplicité même du procédé autorise de nombreuses variations. L’artiste commence par sélectionner des séries de photos, autour d’une thématique : par exemple, des portraits, des reflets sur des façades de building new-yorkais, des nuances de marbres de palais vénitiens. Ces photos, imprimées en de nombreux exemplaires, fournissent la matière première. Des tesselles y sont ensuite découpées, avant d’être disposées suivant des formes soit abstraites, soit à la géométrie évocatrice (croix, pavement romain, quadrillage, etc.). Toute l’histoire de l’art occidental peut alors être balayée, à travers plusieurs questions cruciales : le contour, la lumière et la figuration.

Kwama Frigaux, Reflets tissés, août 2019, 38 x 46 cm, photographie sur toile, 234 tesselles
Kwama Frigaux, Reflets tissés, août 2019, 38 x 46 cm, photographie sur toile, 234 tesselles

Le résolu et l’indiscernable, en deçà et au-delà de la ligne

Le problème du contour, solutionné de manière canonique par le sfumato léonardien, simplifié par le cloisonnisme, remis en question par le non-finito impressionniste puis par l’étude des mouvements futuristes, refait surface de nos jours à travers la notion de définition ou de résolution de l’image. La multiplication des pixels ne permet qu’en apparence de le résoudre, puisqu’à la limite extrême de la vision, le contour, d’abord lisse et estompé, paraît brutal et saccadé. 

Kwama Frigaux, Ligne tremblée et détail, juin 2019, 40 x 40 cm, photographie sur toile, 1700 tesselles
Kwama Frigaux, Ligne tremblée et détail, juin 2019, 40 x 40 cm, photographie sur toile, 1700 tesselles

Le premier geste de l’artiste a donc été de jouer de la taille des tesselles pour obtenir différents effets de résolution et de définition. Certaines compositions flirtent ainsi, grâce à la finesse de ces « pixels » avec l’abstraction lyrique et se situent au-delà de la ligne, en la recréant alors qu’elle n’existe pas. D’autres, au contraire, en-deçà de la ligne, se libèrent de l’impératif de la résolution pour proposer, sur des formats plus grands, une collection d’images que le spectateur peut apprécier, de près, comme une anthologie, ou de loin, comme une œuvre nouvelle, faite de clins d’œil, de citation, à la manière de la pop très référentielle d’un Erró.

Kwama Frigaux, Lignes, août 2019, 30x30cm, photographie sur toile, 3600 tesselles
Kwama Frigaux, Lignes, août 2019, 30x30cm, photographie sur toile, 3600 tesselles

L’opaque et le transparent, par et pour la lumière

La lumière, des premières recherches et modulations d’un Pierro della Francesca aux sculptures cinétiques de Julio Le Parc est la grande captive et la grande fugitive des arts plastiques : soit le peintre tente de donner l’illusion qu’elle émane du tableau, soit il utilise des procédés plastiques ou tire parti de l’insertion de l’œuvre dans son environnement pour qu’elle joue avec la lumière. 

Dès ses premiers essais Kwama Frigaux a été frappée de voir comment les tesselles des « mosaïques photographiques » interagissaient avec le mouvement d’une source lumineuse et les jeux d’éclairage : c’était exploiter la capacité de réflexion, au sens optique du terme, de ses œuvres, qui se révélaient par la lumière. Mais, réintégrant la tradition du vitrail, elle a aussi joué des propriétés de transparence du papier photographique, en déployant ses mosaïques sur du plexiglas, aboutissant ainsi à des œuvres faites pour la lumière. 

Figuration et abstraction, avec et sans détail

Finalement, c’est à une troisième grande question, qui a émergé au XXème siècle, que le protocole de Kwama Frigaux s’attaque, celle du figuratif et de l’abstraction. Car si la mosaïque reste abstraite, les tesselles sont figuratives, comme une invitation à s’arrêter, passer du temps, prêter attention aux détails.

Autour de la pratique naissante de Kwama Frigaux différents niveaux de récit se sont donc mis en place : celui de la révélation, qui consacre et concrétise une nouvelle persona artistique, celui du protocole, qui conscientise et encadre une démarche créative, celui enfin théorique qui l’inscrit dans des perspectives personnelles et historiques.

Persona, protocole, problématiques : il n’en faut pas plus pour faire une artiste.

Xavier Bourgine

Kwama Frigaux

Le site de l’artiste : www.kwamafrigaux.com
Son compte instagram : kwama_frigaux

Axe critique
FFF – FIGURES, FUGUE, FUSION par Xavier Bourgine