[ENTRETIEN] Agapanthe

[ENTRETIEN] Agapanthe

Entretien avec Agapanthe (Konné & Mulliez) à l’occasion de l’exposition Matérialité de l’Invisible. L’archéologie des sens du 13 février au 08 mai 2016 dans le cadre du projet européen NEARCH (1), en collaboration avec l’Inrap, Le 104 CENTQUATRE-PARIS, 5 rue Curial 75019 Paris.

Artistes : Agapanthe, duo artistique formé par les artistes plasticiens Alice Mulliez et Florent Konné. Alice Mulliez est artiste associée au CENTQUATRE-PARIS et bénéficie du soutien de l’Académie N.A! Fund. Elle est artiste-membre de l’association PointBarre.

Découverts lors de l’exposition Avec motifs apparents (2), où ils avaient présenté Vestiges, une installation comptant 7 tonnes de sucre sur 100m2 que les visiteurs pouvaient arpenter, les artistes Alice Mulliez et Florent Konné, se retrouvent pour une nouvelle collaboration autour du sucre. Sous le nom d’Agapanthe, ils présentent deux installations, Réserve et Amas. Une occasion de revenir sur la naissance de cette collaboration et sur les réflexions développées dans leurs travaux.

Vestiges, 2014, 100 mètres carrés, sucre cristal. Vue de l'exposition Avec motifs apparents, le 104, Paris. Photo : Marc Domage, Erell Perrodo.
Vestiges, 2014, 100 mètres carrés, sucre cristal.
Vue de l’exposition Avec motifs apparents, le 104, Paris.
Photo : Marc Domage, Erell Perrodo.

 

Alice Mulliez et Florent Konné, pouvez-vous nous parler d’Agapanthe, et de vos travaux respectifs ?
Agapanthe est le nom du duo Alice Mulliez et Florent Konné. Nous formons un couple d’artistes qui vivons et travaillons ensemble. Nous nous sommes rencontrés à l’école des beaux-arts des Pyrénées. Durant sept ans, nous avons eu chacun nos propres pratiques artistiques. Alice a développé un travail sur la nourriture, dans des notions de partage, de relation à l’autre par le goût et l’alimentation. Florent fait des recherches sur le paysage et sa transformation par l’activité de l’homme. Les restitutions de son travail ont une dimension multimédia : photographie, vidéo, installation et son.

Quel est le point de départ à l’emploi du sucre comme matériau plastique ?
Alors que nous vivions à Bordeaux, port important du commerce triangulaire, Alice a commencé une recherche sur le sucre. À ce moment, il y avait une actualité importante sur la question de la santé alimentaire, sur le rôle de l’industrie agroalimentaire dans l’émergence de nouvelles problématiques notamment liées à la surconsommation de produits sucrés. Alice m’a rejoint à La Réunion, terre sucrière par excellence, quand je suis allé enseigner aux Beaux-Arts. C’est là-bas que le projet prend pour Alice une nouvelle dimension. Présente sur 60% des terres agricoles, la production du sucre a un impact direct sur le territoire qui est une question essentielle sur laquelle porte mon travail.

Agapanthe est née de cette collaboration sur la production du sucre ?
Quand nous sommes rentrés de La Réunion, nous ne travaillions pas encore ensemble même si nous étions en dialogue permanent vis à vis de nos productions respectives. Puis Alice a été en résidence à Béthune, une autre terre sucrière par excellence, avec la betterave. Je l’ai accompagnée. Enfin, après avoir fait un voyage autour du monde ensemble, nous avons eu envie de mettre nos constats en commun.

Quel a été votre première oeuvre commune ?
La première action que nous avons réalisée n’a rien à voir avec le sucre. Nous avons fait l’acquisition d’une terre agricole en Bretagne face à la mer. Nous considérons cet achat comme un geste artistique car cette terre est un support possible d’écriture soit pour des interventions artistiques, des performances mais aussi pour préserver cette terre d’une exploitation agricole ou de l’urbanisation. Nous lions ainsi nature et culture de manière pérenne. Nous sommes dans la culture au sens littéral du terme avec la possibilité d’inviter des artistes à intervenir dessus et à y organiser des expositions en plein air.

Comment s’est fait le glissement d’un travail à l’autre ?
Nous avons commencé à travailler ensemble à Béthune en collectant de petits objets. Nous avons une série d’images de natures mortes avec plein d’objets qui viennent d’endroits et d’époques différents. Cette compollection, contraction de composition et de collection, n’est pas simplement une accumulation d’objets glanés mais le souvenir de rencontres marquantes humainement. Lorsque Alice a mis en place Vestiges au 104, je l’ai aidée à la conception de l’installation et nous avons continué à travailler ensemble.

Vestiges, 2014, 100 mètres carrés, sucre cristal. Vue de l'exposition Avec motifs apparents, le 104, Paris. Photo : Marc Domage, Erell Perrodo.
Vestiges, 2014, 100 mètres carrés, sucre cristal.
Vue de l’exposition Avec motifs apparents, le 104, Paris.
Photo : Marc Domage, Erell Perrodo.

L’installation Vestiges comporte de nombreux objets en sucre mais aussi beaucoup d’éléments architecturaux. Comment introduisez-vous l’architecture dans votre travail ?
La production du sucre s’est développée avec le commerce triangulaire qui concernait aussi le tabac et l’indigo, et passait par des villes portuaires comme Bordeaux ou Nantes à l’architecture marquée. Nous avons travaillé à partir de ce commerce sur le sucre sur la question du patrimoine bâti et culturel, sur les notions de terroirs et de territoires. Notre collaboration a bousculé nos propres pratiques en y introduisant de nouveaux motifs, comme le parpaing, la tôle ondulée, un élément caractéristique des constructions sous des climats propices aux cyclones.

Comment est né ce nouveau projet exposé au CENTQUATRE ?
Nous avons postulé à l’appel à projet NEARCH lancé par le CENTQUATRE en collaboration avec l’INRAP pour l’exposition Matérialité de l’Invisible. Nous présentons le résultat de la résidence d’un an d’un travail qui a été réalisé en étroite collaboration avec les archéologues de l’Inrap. Une réalisation en lien avec l’installation Vestiges qui était un point de tension entre chantier archéologique et chantier de construction.

Quel dialogue avez vous eu avec les archéologues ?
Lors de notre résidence au cent-quatre, nous avons travaillé avec les outils de l’archéologie et, pour l’installation Réserve, nous avons repris leur manière de stocker les objets. Nous avons utilisé leurs techniques de moulage sachant que les archéologues travaillent de temps en temps à partir de copies qui sont des tirages en résine. Ils utilisent aussi pour les sites qui vont être détruits la technique de la photogrammétrie qui consiste à prendre en photo les objets sous de multiples angles afin de les recomposer grâce à un logiciel en 3D. C’est la technique que Florent a employée pour la vidéo.

Agapanthe, Réserve, Photo Josselin Ligné
Agapanthe, Réserve. Photo Josselin Ligné.

Avec Réserve, vous avez reconstitué une salle de stockage. Comment avez-vous pensé cette salle ?
Nous avons travaillé au centre de stockage de La Courneuve. Nous avons extrait leur vocabulaire de travail pour en faire un vocabulaire plastique pour traiter nos questions. Nous nous sommes rendus compte qu’ils fouillaient sans cesse et amassaient beaucoup. Ils créent des données de sauvegarde qui sont stockées. De la même manière, les artistes sont confrontés à la problématique du stockage. Pour l’anecdote, sont réemployées dans Réserve quelques pièces de Vestiges (colonnes, parpaings). L’institut d’archéologie préventive nous a prêté les caisses qu’ils utilisent dans leurs réserves. Ce sont les mêmes caisses qui sont utilisées dans l’agriculture. Nous avons vraiment repris les outils utilisés par les archéologues et agencé l’espace comme une réserve. Nous avons fait des compositions formelles en reprenant l’idée de classement.

Vous présentez aussi des maquettes…
Les maquettes nous permettent de matérialiser et d’orienter les données vers un imaginaire avec des pièces plus ou moins cachées.

Vous avez aussi introduit de nouvelles formes…
Nous avons travaillé avec un archéologue un Italie qui nous a donné des moules originaux de bas-reliefs. Ils servent à la décoration des villas.

En archéologie, il y a aussi cette question de ce qui peut être montré au public ?
À l’institut des biens culturels italiens, les archéologues nous ont montré les coulisses des musées, les réserves. Se posent les questions de conservation, de reproduction, mais aussi de monstration. Comment doit-on montrer une pièce, fragmentée, reconstituée ? Peut-on montrer une pièce complètent érodée ?

Agapanthe, Réserve. Photo Josselin Ligné.
Agapanthe, Réserve. Photo Josselin Ligné.

Vous travaillez sur la notion de temps, d’érosion ?
Nous avons mis un système de goutte-à-goutte qui sert normalement à faire pousser les plantes. Une fois par jour, quand les gens sont partis, le système s’active et érode les pièces en sucre qui peu à peu se transforment et disparaissent. Cela matérialise le temps qui passe sans que l’érosion soit visible. Nous présentons aussi des formes en résine et des formes en sucre ensachées sur lesquelles le temps n’a pas de prise.

Pouvez-vous nous décrire les types de sucre que vous utilisez pour Réserve ?
Chaque sucre utilisé a des caractéristiques plastiques différentes. Il y a des tirages en sucre tassé notamment pour les restitutions de matériaux de construction. C’est une technique pâtissière employée pour faire les socles lors des concours des meilleurs ouvriers de France. Nous avons utilisé cette technique pour en faire un matériaux de construction. Il y a aussi des tirages en sucre isomalt, un additif qui résiste bien à l’humidité qui est utilisé dans l’industrie agroalimentaire et qu’il est possible de souffler comme du verre.

Agapanthe, Amas. Photo Marc Domage.
Agapanthe, Amas. Photo Marc Domage.

L’installation Amas relève d’une autre approche de l’archéologie…
Nous nous rendus compte que les archéologues travaillaient sur ce que nous laissons derrière nous, nos déchets et toutes les architectures obsolètes. Quand nous avons vu une céramologue triant des tessons venant d’un puit qui servait de déchetterie sur de grandes tables, nous avons eu l’idée de faire une collecte de déchets dans le CENTQUATRE. Nous avons voulu parler de nos modes de consommation excessive et nous avons cristallisé des objets dans du sucre pour faire une sorte d’archéologie du présent.

Agapanthe, Amas. Photo Mulliez & Konné.
Agapanthe, Amas, détail. Photo Mulliez & Konné.

Avez-vous voulu questionner notre rapport au déchet par cette « mise en beauté » ?
Il y a une forme de séduction / répulsion qui fonctionne assez bien. Nous voulions aussi minéraliser ces objets en les enfermant dans une croûte précieuse. Le déchet dont on veut se séparer devient d’un coup attractif. Par la présence de doré, d’argenté, cet aspect cristal, il se produit une confusion sur la valeur de l’objet.

Une autre confusion est celle de l’origine même des objets ?
Les archéologues travaillent beaucoup avec l’erreur. Ils se trompent en permanence. Quelle origine donner à un bouton de jeans dans un marché devenu globalisé ? Il sera assez compliqué dans le futur de cartographier les débris de la mondialisation ! Amas est une installation conçue comme une petite fiction et nous permettait de nous amuser de la représentation que l’on a du déchet aujourd’hui et de l’interprétation que les archéologues pourront un jour en faire.

 

(1) NEARCH est un projet financé avec le soutien de la Commission européenne (programme Culture) qui réunit des instituts de recherche, des universités et des institutions culturelles de 11 pays européens. Son objectif est d’explorer et de renforcer les rapports qu’entretiennent les citoyens européens à l’archéologie et à leur patrimoine culturel. http://www.nearch.eu/

(2) Avec Motifs apparents, exposition collective du 22 mars au 10 août 2014, le 104 CENTQUATRE-PARIS, 5 rue Curial 75019 Paris. http://www.104.fr

Pour en savoir plus :

alicemulliez.com

florentkonne.com

agapantheduo.tumblr.com

na-natureaddictsfund.org

104.fr