[ENTRETIEN] Giulia Andreani

[ENTRETIEN] Giulia Andreani

Entretien avec Giulia Andreani artiste peintre.

Artiste : Giulia Andreani, née à Venise (Italie) en 1985. Vit et travaille à Paris. Académie des Beaux-Arts de Venise (Accademia di Belle Arti), Italie, 2008.

Par son choix pour la peinture figurative contemporaine, la couleur monochrome de ses œuvres exécutée avec du gris de Payne et ce rapport très actuel qu’elle entretient avec l’image, Giulia Andreani  est en complète rupture avec une certaine tradition de la peinture à l’huile dont elle a longuement étudiée les techniques à l’Académie à des Beaux-Arts de Venise. Ses œuvres sont le fruit d’un long processus qui trouve sa source dans l’image d’archive et la littérature germanique, celles de l’Europe de la montée des dictatures et de la Guerre froide, jusqu’à l’éclosion au cœur de la RDA de la Nouvelle École de Leipzig. Sa peinture sonde l’histoire et le cœur des hommes qui l’ont écrite mais aussi par son ouverture sur le présent, interroge notre regard sur l’histoire passée et présente de l’Europe, sur l’histoire de l’art, mais aussi avec beaucoup de sincérité sur celle de l’artiste elle-même, pour s’ouvrir enfin à l’expérience du spectateur.

Entretien avec Giulia Andreani réalisé le 13 décembre 2015 :

Ton travail sur la peinture a une dimension toute particulière car il semble à la croisée des pratiques : photographie, peinture et aquarelle. Comment le définis-tu ?
Pour parler de mon travail il serait sans doute plus aisé de parler de protocole même si ce terme est plus adapté au concept qu’à la peinture. Je me suis volontairement limitée à une charte chromatique en utilisant toujours la même teinte.

Giulia Andreani, La cripta dei Cappuccini, 2011, aquarelle sur papier,12,5 x 18 cm, Courtesy de l'artiste
Giulia Andreani, La cripta dei Cappuccini, 2011, aquarelle sur papier,12,5 x 18 cm, Courtesy de l’artiste

Ce travail est né à un moment où je ne pratiquais plus la peinture mais où je faisais des recherches en histoire de l’art pour mon mémoire de Master à la Sorbonne sur la peinture dans la République Démocratique Allemande et plus particulièrement sur l’Ecole de Leipzig. Je voulais comprendre le phénomène de la Nouvelle École qui a permis un retour de la peinture figurative. Comment, dans les années 2000, dans une petite ville allemande, un groupe de jeunes peintres a pu, par un coup de tonnerre médiatique, redonner vie à la peinture et attirer les médias, des galeristes et les grands collectionneurs européens et même américains.
La plupart des l’élèves de l’Ecole des Beaux-Arts de Venise avec qui j’ai étudié sont partis à l’étranger et notamment à Berlin et Leipzig à cause de ce phénomène. Alors que ma route était tracée pour aller en Allemagne, je suis venue en France où il n’était pas du tout d’actualité de travailler la peinture figurative contemporaine.

Entre académisme vénitien, peinture de l’époque de la Guerre Froide, et écoles d’art françaises, ton travail interroge la condition même des artistes peintres…
Travailler sur un phénomène d’avant la chute du Mur, né au cœur du bloc soviétique et d’une dictature a été très intéressant particulièrement en raison des contraintes qu’il pouvait y avoir au niveau de l’expression artistique… et politique. Des artistes comme Richter ou Baselitz, qui ont été formés à l’Est et ont ensuite été reconnus à l’Ouest du Rideau de fer, ont dans leur peinture une forme de tension qui témoigne de leur condition de peintre, cela avant qu’ils ne passent à l’Ouest. Leur situation m’a permis de comprendre l’incidence des politiques culturelles qui peuvent peser sur la peinture, en France comme en Europe.

Comment as-tu perçu et ressenti en tant qu’artiste ton passage entre un pays qui sacralise la peinture et l’autre qui la rejette ?
Avoir été formée aux Beaux-Arts de Venise à un moment où le Palazzo Grassi n’existait pas encore et où il n’y avait que la Biennale d’art contemporain a été pour moi, intéressée par une peinture contemporaine, quelque chose d’assez anachronique. Tandis qu’à Venise, je passais des heures et des heures dans des cours de modèle vivant et recevais de nombreuses leçons techniques sur la peinture à l’huile en étant d’une certaine manière coupée du monde, en France, j’ai découvert que les Écoles d’art nationales étaient nombreuses et très « branchées », avec même un aspect un peu compétitif. Je m’y suis sentie dans une autre dimension, en complet décalage d’autant plus que je ne connaissais personne et que je parlais très mal le français.
Giulia Andreani, Les histoires d'amour finissent mal en général, 2011, acrylique sur toile, 146 x 114 cm , Courtesy artiste
Giulia Andreani, Les histoires d’amour finissent mal en général, 2011, acrylique sur toile, 146 x 114 cm , Courtesy de l’artiste
Comment s’est noué ton intérêt pour l’histoire avec ta pratique picturale ?

Je travaille à partir d’images sources que je trouve en faisant des recherches dans des centres d’archives comme celui du Musée de la Résistance Nationale à Champigny-sur-Marne, ou encore dans des revues où j’ai par exemple trouvé la photo qui a inspiré la toile intitulée Les Histoire d’amour finissent mal, en général.

J’exhume de vieilles images, de presse, de livres d’histoire pour m’en servir de supports visuels. Un travail de fouille qui est en lien avec mes études universitaires. Dans cette œuvre où sont représentés Gorbatchev et Honecker, j’ai décidé de peindre un moment-clé de l’histoire de la RDA sur laquelle j’avais tant travaillé. Quand je suis revenue à la peinture, les choses se sont faites un peu en même temps au niveau du sujet, du fond et de la forme. Je me suis aperçue que finalement je faisais toutes ces recherches en histoire de l’art avec une nécessité de peintre. J’ai mis à profit d’autres textes que j’avais rencontrés et qui ont nourri ma réflexion plus tôt, pendant mes études aux Beaux-Arts notamment sur la question de la photographie. Je constate aujourd’hui combien tous mes travaux sont intimement liés et, qu’ils rendent compte aussi d’une forme de sincérité.


Quel rapport entretiennent image et peinture dans ton travail ?
Il est important pour moi qui ai étudié la peinture académique aux Beaux-Arts de Venise, de réfléchir à la question de la place de la photographie dans la peinture contemporaine. Presque tous les peintres de ma génération, y compris moi-même, travaillons à partir de photographies. Dans la transposition de photographies et de still frames, y a une sorte de « recherche ontologique de l’image » à l’envers, qui se trouve au cœur de ma peinture. Alors que Gerhard Richter disait faire de la photographie avec de la peinture (1), mon idée est de faire de la peinture avec de la photographie.

Peut-on alors parler de peinture d’histoire ?
Je suis dans le temps de la peinture, celui de la perspective historique et de la problématique de la peinture d’histoire. Je ne cherche pas une forme de restitution historique, mon approche n’est pas celle du chercheur scientifique ou de l’historien. Mon travail ne reste pas dans l’archive, ni dans les commentaires. Dans mes aquarelles, les documents prennent souvent une saveur presque surréaliste. C’est une façon de m’approprier cette histoire.
Je ne tente pas de reformuler des énoncés par la peinture, mais de faire apparaître des vérités qui sont autres et qui échappent au sens de la lecture, et de l’ouvrir même à l’expérience du spectateur.
La peinture te permet-elle à travers l’Histoire de parler de la nature humaine ?
Roland Barthes analyse la photographie comme quelque chose d’assez mortifère. Il parle de « champs fermés ». Par la peinture, j’ai une volonté de réactivation, de restitution d’une présence. L’histoire s’est faite avec des hommes et des femmes. Il persiste une dimension humaine qu’il n’est pas facile d’assumer.

Est-ce cette dimension que tu places au cœur de la série des Daddy ?
La série de peintures intitulée Daddy représente des dignitaires nazis réunis en famille. Des portraits qui portent, comme tous mes travaux, plusieurs niveaux de lecture. Le choix du format transforme l’image d’archive ou plutôt l’image de propagande, en la projetant dans une dimension domestique. Dans cette série, je joue aussi sur certains clichés de la peinture, sur les codes de l’image et de la peinture elle-même. Si on ne reconnaît pas le contexte ni les personnages, nous sommes devant une peinture de genre, une peinture bourgeoise commanditée pour orner les salons.
Peindre ces visages c’est d’abord les questionner et interroger aussi la complexité de l’humain. Quelqu’un m’a un jour demandé pour cette oeuvre s’il s’agissait de la famille Kennedy. Cette peinture recèle l’expérience de quelque chose de positif alors que nous sommes en réalité dans le côté obscur de l’histoire et de l’humanité.

Giulia Andreani, Daddy #1, 2012, acrylique sur toile, 130 x 97 cm, Courtesy artiste
Giulia Andreani, Daddy #1, 2012, acrylique sur toile, 130 x 97 cm, Courtesy de l’artiste
Le travail sur l’image a été fondamental dans la mise en place du nazisme. C’est ce mécanisme que tu étudies ?
Je suis née européenne et l’Histoire de l’Europe me touche. À cette époque, la propagande évolue très vite et devient une machine parfaite. Hannah Arendt parle à ce propos de “banalité du mal” (2). Mon approche n’est pas psychanalytique, ni une vision à 360°. Il y a toujours quelque chose de l’ordre du tâtonnement ou de l’instinctif. Cette série est aussi une façon de réfléchir au statut de l’image, d’évoquer mes recherches et lectures de théoriciens comme Georges Didi-Huberman (3), de cette perte de repères par rapport à la prétendue objectivité de l’image. Une manière de rendre compte du fait qu’elle est extrêmement manipulable.

Il y a une façon de pénétrer l’univers de tes tableaux comparable à ta  propre façon de fouiller les archives historiques…
Effectivement, quand je présente une peinture, la personne se retrouve face au processus de réalisation. Le spectateur y trouve les mêmes embûches que j’ai pu rencontrer car il lui est possible d’avoir plusieurs niveaux de lecture. Quand Roland Barthes évoque les détails de la photographie, il parle de punctum (4). De la même façon, je peux augmenter des détails de l’image source à différents endroits dans la peinture, appuyer sur certains ou en effacer au contraire d’autres et ainsi captiver le regard du spectateur sur des éléments qui ont pu échapper au photographe. Une technique qui provoque une sorte de catharsis par la peinture.

Comment exploites-tu l’image source dont tu parles ?
Il y a quelque chose de l’ordre de l’expérience quand on construit et reconstruit une image. Il m’arrive parfois de composer une peinture à partir de trois images différentes sous une forme proche du collage sans volonté toutefois de créer une rupture car les images que j’ai trouvées, souvent au même moment, datent en général de la même période. Même si je procède à des recadrages, je reste très ancrée à la structure originelle de la photographie d’archive. La plupart des images que j’utilise sont des photographies d’amateurs que je trouve dans des archives officielles ou dans des albums de famille. Je cherche des photographies orphelines, qui ne sont pas exploitables ou qui n’ont souvent pas beaucoup d’intérêt en soi. Elles gagnent alors de l’intérêt une fois entrées dans l’atelier et immergées dans un nouveau bain révélateur, qui est celui de ma peinture.

La mise en perspective, fruit d’un cheminement assez long, est une question centrale dans ton travail…
C’est quelque chose de très intéressant que je souhaiterais mettre en avant car tout ce processus de recherche que je fais en amont n’est pas forcément perceptible dans mon travail. Il implique un autre regard sur les œuvres. Un travail de publication ou curatorial pourrait être fait pour accompagner les peintures avec des textes, des interviews. J’ai envie que soient montrés les liens qu’entretiennent les peintures, les aquarelles, avec les images sources et les documents d’archive.

Un de ces liens semble être la teinte “gris de Payne” que l’on retrouve dans tous tes tableaux.
L’emploi de cette couleur me permet en effet de me rapprocher des documents d’archives et de la photographie. Il est représentatif de cette envie et même de cette sorte de nécessité de créer une incidence entre les images sources et ma peinture. Cette teinte leur donne aussi un aspect « ancien » tel le papier jauni, l’encre vieillissante ou les images usées par le temps. Il me permet également, comme en photographie, de travailler l’ « écriture de la lumière » par les glacis. Dans mes travaux récents, je donne plus de contraste ce qui m’ouvre plus de possibilités dans les tons. Travailler avec de la couleur n’apporterait pas grand chose à mes œuvres actuelles, d’autant plus que je travaille à partir d’images en noir et blanc.

L’utilisation de cette teinte ne marque-t-elle pas aussi une certaine rupture avec la peinture académique ?
Elle relève probablement d’une rupture par rapport à la tradition classique de la peinture à l’huile, mais elle est aussi de l’ordre de l’anecdote. En raison de son faible coût, elle me servait de base acrylique pour les compositions à la peinture à l’huile. Quand je l’utilisais aux Beaux-Arts de Venise, je la trouvais magnifique. Or, il était presque prohibé d’utiliser autre chose que l’huile et cette teinte n’avait aucun intérêt dans une peinture académique, naturaliste, en couleur. Utilisée pour la peinture d’aquarelle de paysage du XVIIIe siècle, la couleur provient d’un mélange de rouge ou terre de Sienne, d’outre-mer, d’un peu de noir et de terres très foncées comme la terre de Cassel. Le peintre qui a déposé le brevet de cette couleur est William Payne, membre de la Watercolor Society de Londres : il la définissait comme “la couleur du crépuscule”.

Giulia Andreani, La gifle, 2015 125x95cm, aquarelle sur papier, Courtesy Artiste
Giulia Andreani, La gifle, 2015
125x95cm, aquarelle sur papier, Courtesy de l’artiste
Le gris de Payne est la couleur du basculement. Celle du début ou de la fin de journée, d’une lumière qui n’est encore ni chaude ni froide. Elle marque pour moi une sorte de neutralisation de la couleur. En acrylique dilué, elle me permet d’avoir des transparences que j’aurai plus difficilement avec de la peinture à l’huile. En même temps, le travail sur l’apparition dans les peintures à l’huile de Marc Desgrandchamps m’a beaucoup marqué. Par le sujet je me sens aussi proche du travail de Mathieu Pernot, même s’il emploie d’autres médiums. Les problématiques se rejoignent parfois d’un artiste à un autre.

La rupture est-elle une notion que l’on retrouve dans l’ensemble de ton travail ?
Au départ, je réalisais des études à l’aquarelle pour la simple raison que je n’avais pas d’atelier. J’ai mis un certain temps à trouver le bon support en coton traité afin de pouvoir travailler de façon très picturale certains éléments, notamment les visages, à la manière de la peinture à l’huile tout en gardant cette même liberté que dans la peinture à eau et l’aquarelle sur papier. Je travaille à plat afin de limiter les coulures qui n’apportent pas grand chose à l’œuvre. Tout comme le gris de Payne, l’aquarelle n’est pas académique. C’est d’ailleurs une pratique que j’ai un peu cachée pendant mes études, car elle était considérée comme une « étude » et non une « œuvre ». J’adore cette technique car elle est un médium un peu hybride ne relevant ni du dessin ni de la peinture. C’est aussi une technique utilisée par les illustrateurs et par les “peintres du dimanche”. J’aime ce côté léger,  anti académique et « antimonumental », qui remet en question mon apprentissage de la peinture traditionnelle à l’Académie, mais aussi les idées reçues sur ce que la peinture doit être ou pas.

(1) Gerhard Richter, Textes 1962-1993Les presses du réel – domaine Écrits d’artistes 
(2)Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, 1963
(3)Georges Didi-Huberman, Quand les images prennent position, Minuit, 2009, L’Œil de l’histoire Tome 1
(4)punctum : la piqûre, un détail poignant, in La Chambre claire : note sur la photographie, Roland Barthes, 1980

Visuel de présentation : Giulia Andreani, 2’24 » (Le chemin), 2014, 150x200cm, acrylique sur toile. Courtesy de l’artiste.

Pour en savoir plus :
giuliaandreani.blogspot.fr

Actualités :
– Où poser la tête ?, du 6 novembre 2015 au 17 janvier 2016, FRAC Réunion.
– Jusqu’à ce que rien n’arrive, du 2 décembre 2015 au 17 janvier 2016, Maison des arts de Malakoff.
– Vendanges tardives, du 6 décembre 2015 au 17 janvier 2016, CAC Meymac.
– Sobre as guas, du 21 janvier au 5 mars 2016, Luciana Caravello Arte Contemporanea, Rio de Janeiro (Brésil).
– Bastion!, du 23 janvier au 25 février 2016, Centre d’art Nei Liicht, Dudelange (Luxembourg).
– La candeur conquérante, du 5 mars au 9 avril 2016, Galerie RDV, Nantes.
– W/W, du 12 mars au 23 avril 2016, Maison des arts plastiques Rosa Bonheur, Chevilly-Larue.