LOUISE DUMAS

LOUISE DUMAS

Louise Dumas, École Jean Charcot, Romainville, 2021. Pastel sec sur papier, 150 x 116 cm. Courtesy artiste. Photo Laetitia d’Aboville

ENTRETIEN / Louise Dumas
par Valérie Toubas et Daniel Guionnet

Entretien paru dans la revue Point contemporain #27-décembre-janvier-février 2023

Certaines images conservent, malgré le regard attentif de celui qui tenterait d’en deviner la nature, une forme de résistance. Une part irréductible de mystère habite les dessins de la série Seuils de Louise Dumas, parce qu’ils portent en eux, outre la fugacité des images de la ville saisies à l’aide de son téléphone portable, des parentés littéraires avec les poètes arpenteurs des villes, d’Aragon à Walter Benjamin, Jacques Réda ou encore Julien Gracq. Des écrivains qui ont su atteindre et reconnaître dans leur déambulation, les intervalles dans lesquels la ville dévoile d’autres réalités. Louise Dumas est sensible à ces points de bascule où la ville condense en un point focal un paysage étrange mêlant, dans la transparence vitrée d’une devanture, des horizons multiples. Chacun de ses dessins tente par sa précision dans les détails, la qualité de recomposition à partir de l’image photographique et de la restitution des impressions, d’en élucider le mystère. Elle nous invite à franchir le seuil de ces images, à y emprunter un passage qui donne à poursuivre la flânerie dans un décor ou, pourrait-on dire, un récit surréaliste. Des jeux de transparence qui révèlent que la ville abrite, comparables aux mirages des cités intérieures, des géographies secrètes qui ne peuvent se découvrir qu’au-delà des apparences, dans ce même renversement qui est propre à tout reflet.

Peux-tu nous parler de ton processus de création ?
J’ai gardé de mes études à Venise, ville que j’ai beaucoup arpentée, la notion de déambulation.  Je repère dans mes trajets quotidiens les devantures vitrées de cafés, épiceries ou restaurants qui dégagent une impression assez banale de déjà-vu, mais qui, par la qualité des éléments qui s’y reflètent, sont capables de nous transporter dans une dimension toute autre. Travaillant d’après des photographies prises avec un simple téléphone, c’est dans la répétition de ces trajets que je capture le moment où la lumière est la meilleure. L’image à partir de laquelle je compose le dessin doit me donner l’impression d’accéder à un seuil et de pouvoir pénétrer dans sa structuration, tout comme celui ou celle qui regardera le dessin. Il est important que soit conservé ce mouvement initial de la flânerie et que des fictions puissent s’échafauder dans le regard porté sur l’image finale. 

Comment installes-tu dans tes dessins cette dimension quelque peu fantastique ?
Je ne cherche pas à complexifier l’image ou à lui donner artificiellement un caractère particulier. Au contraire, la topologie de lieux est assez commune : bars, restaurants, primeurs ou magasins. Je reporte dans le dessin d’une manière assez synthétique l’imbrication de l’environnement souvent complexe qui vient se refléter dans la vitrine et qui se superpose à l’agencement intérieur. Je ne dessine que ce que je vois car je considère que la devanture porte déjà en elle une part de mystère. Quand je travaille l’image, je prends juste soin d’enlever les éléments qui pourraient en perturber inutilement la lecture, mais aussi tout ce qui pourrait la dater ou la localiser, comme par exemple la présence de voitures ou les passants. Une manière aussi de leur donner une forme d’étrangeté. Le caractère énigmatique vient surtout du fait que la lecture du dessin dans son ensemble n’est pas immédiate, qu’il faut mobiliser une certaine attention pour en discerner le caractère général et pour ensuite identifier des éléments qui, provenant de reflets, sont assez fantomatiques comme la maison de plain-pied dans Point Laverie, Montreuil (2021). Un temps nécessaire pour comprendre l’étagement des plans de la composition mais aussi pour discerner l’oscillation entre intérieur et extérieur. Finalement, on n’est jamais certain de ce que l’on voit… Dans ce jeu de reflet et de transparence, j’ai eu l’opportunité de présenter mes dessins de la série Seuils dans un lieu presque entièrement vitré, La Borne (Quartier d’Hiver, Beaugency, 2022). Un tel espace de monstration, placé dans la ville, rejouait parfaitement le principe des œuvres elles-mêmes, en surprenant le passant dans ses déplacements quotidiens. C’est le cas des vitrines situées dans le passage Graslin à Nantes, où j’ai également pu montrer mes dessins récemment (Lèche-vitrines, Nantes, 2022).

Louise Dumas, Primland, Romainville, 2021. Pastel sec sur papier, 150 x 116 cm Courtesy artiste. Photo Laetitia d’Aboville
Louise Dumas, Primland, Romainville, 2021. Pastel sec sur papier, 150 x 116 cm Courtesy artiste. Photo Laetitia d’Aboville

Mon travail permanent de superpositions souligne le fait que, aussi rigoureuse
que soit la structuration de mes dessins, elle n’a pour but que de troubler la
perception et de rendre possible l’accession à un ailleurs.

D’où vient cet intérêt pour les motifs surréalistes du seuil ou du passage que l’on retrouve dans tes dessins ?
J’ai gardé en mémoire une étude que j’avais faite du Paysan de Paris d’Aragon. Ce texte m’a surtout marquée pour la manière dont les devantures des magasins sont décrites, ainsi que pour le portrait du Passage de l’Opéra avant qu’il ne soit détruit. On retrouve dans mes dessins ce motif surréaliste du passage, cette notion d’entre-deux. Une fois le seuil franchi, le dessin suggère un parcours par la présence de cordons rouges, de portes, d’escaliers… Je donne le sentiment qu’il est possible de traverser le dessin et d’entrer encore plus profondément dans l’image. Le lien à la littérature perdure dans mes dessins, par ce rapport à la marche urbaine et ce moment de bascule qui donne une dimension nouvelle, surréaliste, à l’image. Il peut aussi venir du titre des œuvres qui reprend celui des lieux où j’ai pris les photographies comme Le rendez-vous des chauffeurs, Montreuil ou Point chaud, Nancy, qui déjà portent en eux des embryons de récits fictionnels. De même, si je fais disparaître de mes dessins certains éléments, je laisse des traces de vies, comme cette couette dans une machine à laver, un portemanteau, mais aussi parfois des indices de ma propre présence comme dans le dessin École Jean Charcot, Romainville (2021) où j’ai conservé au premier plan le reflet de mes mains jointes en train de prendre la photographie. Un motif qui, avec l’impression d’élévation que communique le vase, donne un caractère presque mystique à l’ensemble. La relation entre l’absence et la présence vient sans doute du fait que j’ai commencé cette série des Seuils lors du premier confinement et qu’elle nous parle aussi de cette sensation que l’on a connue de vivre dans une ville vidée de ses habitants.

Gamme chromatique, restitution d’effets de lumière, souci des détails… Peux-tu nous en dire un peu plus sur ton emploi du pastel sec ?
Mon utilisation du pastel va à l’encontre de son emploi habituel qui est de produire des effets atmosphériques vaporeux. Il devient dans ma pratique un outil de précision à la fois sur le rendu des formes et celui des couleurs. Grâce à des masques de ruban adhésif, je définis des surfaces que je travaille avec beaucoup d’énergie, ce qui a pour effet de faire pénétrer le pastel dans le grain du papier. J’utilise, pour donner une intensité à mon dessin, un papier à aquarelle assez texturé. Sur chacune des zones dans laquelle je travaille, j’utilise plusieurs pastels différents afin d’atteindre la teinte la plus proche de celle que j’ai pu capter lors de la prise de vue. De même, dans un souci de véracité de l’image, je m’attache à rendre des détails comme le grain du poster de fruits et légumes dans Primland, Romainville (2021), le motif d’une broderie, ou encore les carrelages d’un sol ou d’un mur. Cette précision me permet de restituer fidèlement ce que j’ai pu ressentir quand je suis passée devant la devanture, les contrastes entre la géométrie d’une entrée carrelée et d’un rideau d’arbres, les différentes tonalités de la lumière qui n’est jamais la même d’un carreau à l’autre. Chaque dessin me prend plusieurs semaines à réaliser, car en œuvrant avec minutie, je porte une attention particulière à ce qu’il conserve une part de ce caractère vivant que j’ai pu relever et qui disparaîtrait si se dégageait une forme de platitude.

Comment structures-tu tes dessins pour amener cet effet de profondeur, presque scénique, qui invite à pénétrer à l’intérieur ?
La structuration se fait dans l’étagement des plans, la disposition de lignes et de diagonales, mais aussi par la répétition de motifs qui créent des perspectives et donnent une profondeur. Un travail de composition qui engage un dialogue entre les architectures imposantes des bâtiments d’habitation qui se reflètent dans les devantures, et les espaces intérieurs aménagés comme l’enfilade des machines à laver ou le rideau. Ils se créent des dynamiques qui, au final, concourent à donner une forme d’équilibre à l’ensemble et une atmosphère particulière à chaque dessin. Dans Point Laverie, Montreuil, se répondent les hublots noirs circulaires des machines à laver et les plafonniers à la luminosité très intense car le blanc est celui de la réserve du papier. Dans Le rendez-vous des chauffeurs, Montreuil (2020), un dessin en noir et blanc, le seuil se fait entre le motif gravé dans la vitre tout en volutes caractéristiques des bistrots qui composent une forme de grille au premier plan du dessin. Un même principe d’entrée se retrouve dans Primland, Romainville avec cette nature fantasmée collée de part et d’autre de la vitrine d’un primeur. Je suis sensible dans la construction de mon image à ces décalages qui confrontent des réalités très contrastées, et installent le spectateur dans une zone d’oscillation. Mon travail de dessin se nourrit ces derniers temps d’un intérêt croissant pour la photographie et l’architecture. Il s’agit d’explorer une typologie de lieux communs (le bar, l’école, le cinéma, etc…) tout en leur conférant, par le travail au pastel et ses couleurs chatoyantes, la dignité de palais vénitiens. Pour chaque image, j’expérimente un mode différent de collision des espaces ainsi qu’une nouvelle gamme chromatique, avec toujours le même impératif : se tenir sur le seuil, ne rien figer.

Louise Dumas, Point Laverie, Montreuil, 2021. Pastel sec sur papier, 150 x 118 cm Courtesy artiste. Photo Laetitia d’Aboville
Louise Dumas, Point Laverie, Montreuil, 2021. Pastel sec sur papier, 150 x 118 cm Courtesy artiste. Photo Laetitia d’Aboville

LOUISE DUMAS – BIOGRAPHIE
Née en 1983 à Suresnes. Vit et travaille à Montreuil
www.louisedumas.fr