[ENTRETIEN] Pierre Boggio

[ENTRETIEN] Pierre Boggio

Pierre Boggio prend pour point de départ des dialogues, issus aussi bien des récits qu’il imagine et écrit que des perceptions et interprétations des spectateurs qu’il met au centre de sa démarche. Des manières de faire pluri-formes, dont les pratiques traversent aussi bien la céramique que l’édition. Les formes et les histoires s’emboîtent, les hiérarchies s’entremêlent et changent de projet en projet, laissant au public la possibilité de reconstruire les logiques de dispositifs évoquant souvent une magie flottante.

 

Ta pratique artistique est multiple puisque tu travailles aussi bien la céramique que le graphisme, l’édition, mais aussi le dialogue et le récit, et également la performance… Peux-tu nous expliquer plus précisément ton travail et comment ces démarches s’entremêlent et prennent forme ?

L’histoire de l’art, que ce soit la peinture, la sculpture, l’architecture ou encore l’artisanat est un intérêt majeur au sein de ma pratique. Une porosité entre art est design est présente dans mon travail, elle me permet d’avoir une approche différente des médiums que j’utilise. De ces intérêts variés nait une pratique qui tente d’explorer la narration ainsi que ses multiples manifestations au travers de textes, d’objets ou de performances.
Ce qu’il faut comprendre c’est que chaque pièce commence par la volonté de raconter une histoire. C’est donc ce récit ou parfois des bribes destinées à être écrites plus tard qui arrivent en premier. Ensuite, l’enjeu de mon travail est de donner une forme à ce récit, de l’incarner pour faciliter la transmission. Et c’est en ça que ma pratique est multiple, je ne me cantonne pas à une seule technique car parfois la sculpture peut être la forme la plus adaptée et d’autres fois ce sera l’édition ou la performance. Néanmoins ce serait un peu réducteur de s’arrêter là. Même si les formes sont définitives, le projet lui n’est pas forcément arrêté. Les disciplines sont amenées à se recouper, s’entremêler. Quand j’élabore un récit, je travaille avec un procédé de stratification, en effet, j’essaye de créer à travers toutes mes pièces une sorte de passage qui permet de les rattacher les unes aux autres et cela permet de créer des histoires plus globales. Tout est une affaire d’échos.

Est-ce qu’une pratique devient plus importante qu’une autre, ou se recoupent-elles toujours dans tes projets?

Je ne parlerais pas d’importance, parce que selon moi il n’y a pas de dominance ni de préférence. Au cours de chaque projet différentes pratiques se rencontrent et une hiérarchie s’installe, mais celle-ci est très changeante. En fonction du contexte, je me demande quelle facette de ma pratique sera le plus à même de donner corps à telle histoire.
Pour moi c’est important aussi que chaque pièce puisse exister à des moments différents mais aussi avec des statuts différents. C’est pour ça qu’un texte qui semblerait issu d’un objet peut trouver une forme éditée ou performée. En quelque sorte je tente de décloisonner ma pratique. Faire se rencontrer le graphisme et la céramique ou la performance, c’est un moyen d’apporter un nouveau regard sur cette discipline.

 

Accrochage réalisé pour les Portes Ouvertes des Ateliers d’Astérides, Pierre Boggio, juin 2016 © Astérides
Accrochage réalisé pour les Portes Ouvertes des Ateliers d’Astérides, Pierre Boggio, juin 2016 © Astérides

 

Avais-tu un projet précis en tête avant de venir t’installer dans ton atelier marseillais? Ou le projet est-il venu au fur et à mesure de ta résidence ?

Quand je suis arrivé dans l’atelier, au début en tout cas j’ai surtout été confronté à l’espace et à la manière dont j’allais l’occuper. J’avais des projets en cours que j’avais envie de continuer, d’aboutir ou d’éprouver, puis j’en avais également quelques-uns en tête. Et bien sûr, c’est en travaillant que de nouvelles idées arrivent.

Il me semble que pendant tes 6 mois à Astérides tu as surtout travaillé la céramique, avec les projets des oracles, des tomettes, ou du Service de table d’ici et d’ailleurs que tu as présenté lors de l’exposition Hasards heureux Si tu peux nous en dire davantage sur ces pièces, sur l’exposition…

La céramique c’est l’aspect le plus récent dans mon travail et celui que j’avais le plus envie d’expérimenter. Je suis encore au stade de la découverte de ce médium. De plus l’espace qui m’était alloué et l’opportunité d’avoir un four à ma disposition ont confirmé mes envies.
En avril 2015 j’ai fondé la société Selcaro Divination qui fabrique, promeut et vend des artefacts oraculaires. Ces objets permettent d’avoir une lecture de l’avenir. Chaque artefact est constitué d’une coque en céramique émaillée à l’intérieur de laquelle est déposé un oracle (le message), puis le réceptacle est scellé et placé dans son emballage avec une notice d’utilisation. Pendant ces 6 mois de résidence j’ai travaillé à l’expansion du catalogue avec l’élaboration de la deuxième génération des oracles. Alors que les premiers avaient une forme circulaire, les seconds prennent la forme d’un fourreau. Chaque génération possède sa propre forme, ainsi qu’un mode de consultation inédit. Plus d’informations seront disponibles lors du lancement des nouveaux produits. (vous pouvez vous inscrire à la newsletter à cette adresse : selcaro.divination@gmail.com)

Pendant la résidence j’ai commencé l’écriture d’un texte où le personnage principal est le prétexte à la découverte et à la description des lieux qu’il traverse. Au fur et à mesure que l’on avance dans le récit, l’espace se métamorphose. Un extrait sera peut-être plus parlant : « Elle parcourait l’espace d’une curiosité molle. Ni intégrée, ni totalement à l’extérieur, contrairement aux autres elle n’appartenait pas à l’endroit. Elle ressentait quand même le devoir de leur donner la réplique. »
Elle fragmente les espaces et ramène ces bribes de son voyage, le sol de tomettes contrefaites est la première manifestation plastique de ce texte. Le texte appelle à la production d’une série de pièces. Elles invoquent l’espace domestique mais ne s’y rattachent pas, ce sont les éléments d’un décor intriguant. Ces apparitions sont le prétexte à la lecture publique de ce récit dans l’attente d’une publication.

Pour ce qui est des plats, c’est une idée qui me trottait dans la tête mais que je n’avais pas encore pu mettre à l’œuvre. Pour ce cas précis c’est vraiment le contexte de la résidence qui m’a permis de me lancer. En effet, l’atelier dont je disposais n’était pas très loin de l’Atelier Jean-Loup Bouvier (www.atelierjeanloupbouvier.com), un atelier de sculpture avec lequel j’avais déjà travaillé et qui m’a permis de faire des moulages de parties de sculptures.
Pour ce projet, je me suis intéressé à la sculpture antique et classique. Ma volonté était de bousculer le statut de ces œuvres afin qu’il ne soit plus si évident. La céramique m’a permis de rendre ces formes creuses. Le changement d’état, de plein à creux a réorienté le regard que je portais sur elles. Désormais, elles n’aspiraient plus uniquement à être des sculptures, mais à devenir les pièces d’un service de table. C’est comme ça que la chevelure d’un éphèbe peut se transformer en bol, l’encolure d’un sanglier en plat à viande, ou encore la cuisse d’une chienne en mijoteuse.

 

Vue d’atelier, matrices en plâtre destinées à être moulées, Pierre Boggio, mars 2016 © Astérides
Vue d’atelier, matrices en plâtre destinées à être moulées, Pierre Boggio, mars 2016 © Astérides

 

Entre praticité et inutilité, l’objet vacille. Il n’existe pas une seule réponse. Ce qui le fait basculer d’un côté ou de l’autre — sans jamais renier un des aspects — ce sont les modalités d’apparition. Le statut des pièces du service de table se clarifie en fonction du rapport entre elles. La dimension sculpturale prend le dessus quand les plats sont mis en situation de monstration, alors que l’aspect usuel domine quand ils sont utilisés lors de réceptions.
Le morcellement ne participe pas à la déconstruction de l’objet sculptural, ni à sa destruction. Au contraire, le morceau devient synecdoque, la partie pour le tout. Cette apparition ponctuelle témoigne de l’entièreté de la statue en d’autres lieux et places. Le fragment de statue porte en lui l’histoire de la statue elle-même, il devient témoin historique et convoque les conditions de sa création ainsi que celles de sa conservation.

La transformation de la sculpture la réactualise et l’inscrit dans l’ère contemporaine. Plus qu’une réappropriation, c’est un geste manifeste de restauration dans l’optique de préserver et faire découvrir différemment un patrimoine inestimable.

L’ambition de ce projet est de constituer au fil des rencontres avec des statues, les différentes pièces qui composeront le service de table le plus complet possible. Pour chaque sculpture que je sélectionne, un élément est choisi pour intégrer la collection. L’élément est désigné en fonction de ses qualités esthétiques, ainsi que sa commodité en tant que plat.

 

Pierre Boggio, Service de table d’ici et d’ailleurs, 2016. Vue de l’exposition Hasards Heureux à la Galerie de la Salle des Machines (Friche la Belle de Mai, Marseille) juin 2016. © Astérides
Pierre Boggio, Service de table d’ici et d’ailleurs, 2016. Vue de l’exposition Hasards Heureux à la Galerie de la Salle des Machines (Friche la Belle de Mai, Marseille) juin 2016. © Astérides

Dans le cadre de Zone d’Expérimentation #12 tu as aussi pu présenter un projet lié à l’édition, au graphisme, avec les autres résidents. Comment ça s’est passé pour toi, qui es graphiste, de prendre part à un projet en tant qu’artiste et qui s’immisce dans une publication globale et faite par un autre graphiste ?

Le projet Zone d’Expérimentation mis en place par Mathilde Guyon est une des raisons qui m’avait poussé à postuler pour le programme de résidence Astérides. Je trouve que c’est un projet intéressant et ambitieux. Après comme tous les projets qui impliquent un travail collectif, c’était compliqué surtout avec une temporalité aussi courte. Avec Victoire Barbot, Julie Michel et Luca Resta on était tous très différents et parfois c’était difficile de prendre le temps de mener un travail approfondi qui contente tout le monde et de trouver des compromis intéressants. Malgré les difficultés que l’on a pu rencontrer, je suis content de l’objet qui a été produit. Les contributions de chacun sont intéressantes, cela crée un beau dialogue au sein du livre.
En tant que graphiste c’était aussi compliqué de lâcher prise sur la forme et de ne me consacrer qu’au contenu, parce que généralement pour moi les deux vont de pair. Je pense que ça m’a permis de prendre de la distance par rapport à mes productions.

Qu’est-ce que t’a apporté le fait d’avoir un atelier marseillais de relativement grande surface pendant 6 mois? Est-ce que ta pratique artistique a pu évoluer, de nouveaux projets se former grâce à ça ?

Déjà ça m’a permis de travailler dans un espace dédié à ma pratique, ce qui est un luxe énorme de ne pas avoir à pousser tous ses meubles et de ranger immédiatement quand on a fini. C’était aussi la possibilité d’avoir une pratique salissante et volumineuse. Travailler dans un espace comme celui-là influence totalement les objets que l’on fabrique, cela m’a permis de travailler sur des sculptures, des volumes. Maintenant que je n’ai plus d’espace dédié, je travaille davantage sur l’écriture de textes, ou sur des commandes de graphismes.

 

Vue d’atelier, première cuisson d’oracles, Pierre Boggio, mars 2016 © Astérides
Vue d’atelier, première cuisson d’oracles, Pierre Boggio, mars 2016 © Astérides

 

Est-ce que le territoire même, Marseille et ses alentours, a eu une importance dans ton travail lors de la résidence ?

Forcément, l’endroit où l’on se trouve détermine certains choix, c’est surement pour ça que j’ai produit des contrefaçons de tomettes marseillaises ! Vivre à Marseille pendant 6 mois, ça m’a permis de renouer avec cette ville, de la découvrir autrement.

Est-ce que tu as eu l’occasion de travailler avec d’autres personnes ou de faire des rencontres importantes lors de ta résidence ?

J’ai eu la chance de rencontrer des personnes intéressantes avec qui j’ai pu échanger sur ma pratique, mais également sur la leur et l’art en général. Ces dialogues sont nécessaires pour ne pas rester centrer sur soi-même et cela amène souvent à de belles découvertes.

Vue d’atelier, oracles de première et deuxième génération, Pierre Boggio, mars 2016 © Astérides

Quels sont tes projets actuels et futurs ? Des choses que tu aimerais explorer ?

En ce moment je travaille sur un livre qui accompagne l’œuvre, La Boudeuse et l’Étoile, réalisée en collaboration avec Olivier Vadrot (www.vadrot.com) pour les espaces extérieurs du CHU de Dijon. C’est un livre qui est la réplique sismique de l’oeuvre, il ne traite pas uniquement de celle déjà installée mais cherche au contraire à l’augmenter. Le livre sera un objet autonome. Je travaille également sur des catalogues pour d’autres artistes et designers.
Évidement je poursuis mes recherches, qu’elles soient théoriques ou plastiques pour la réalisation de futures pièces. Je souhaiterais étendre et faire connaître le travail de la manufacture Selcaro Divination et son catalogue d’artefacts oraculaires. J’aimerais augmenter encore le nombre de pièces du Service de table, mais surtout je veux continuer à explorer les questions de la narration et ses ressorts. Je travaille également à la préparation de futures expositions dont une où l’on pourra découvrir un peu plus le monde étrange qui a engendré le sol en tomettes contrefaites ainsi que d’autres pièces. Mais je t’en dirais plus très bientôt !

Pierre Boggio a été en résidence dans les ateliers Astérides de janvier à juin 2016. En découle cet entretien réalisé par Laëtitia Toulout entre septembre et novembre 2016, entre Lille et Marseille.

 

Pour en savoir plus sur Astérides :

Pour en savoir plus sur l’artiste :

 

Visuel de présentation : Accrochage réalisé pour les Portes Ouvertes des Ateliers d’Astérides, Pierre Boggio, juin 2016 © Astérides