[ENTRETIEN] Théo-Mario Coppola présente le projet curatorial Le Paradis, un peu plus loin

[ENTRETIEN] Théo-Mario Coppola présente le projet curatorial Le Paradis, un peu plus loin

Alors que « Fait de beaux rêves », portrait intime où plane l’ombre de la mère, de Marco Bellocchio sort dans les salles en France, Point Contemporain revient sur  « Le Paradis, un peu plus loin », exposition collective qui explore la narration individuelle des artistes en regard avec des liens filiaux, profonds et personnels. L’œuvre éponyme de Mario Vargas Llosa, prix Nobel de littérature en 2010, met à l’honneur Flora Tristan, militante féministe et son petit-fils le peintre Paul Gauguin. Animés par la passion et appelés par la quête d’un absolu inatteignable, ces deux destins affrontent le monde et ses affres. Un récit nourri par l’élan vital met en scène l’affrontement des individualités face à des environnements contradictoires voire hostiles à leurs aspirations. : « Souvent s’impose dans mes propositions curatoriales, ce lien entre littérature ou citation littéraire et art contemporain, soit dans le titre, comme ici, soit dans une justification plus théorique ». Le propos même de l’exposition est né il y a plus d’un an à la mort de la réalisatrice Chantal Akerman dont les films ont durablement marqué Théo-Mario Coppola, curateur de l’exposition. Il évoque son ami Boris Lehman mais aussi Samy Szlingerbaum, (Bruxelles-Transit), les autres comparses de caméra de la réalisatrice, un trio bruxellois, libres et effrontés. La genèse de cette exposition est un hommage ouvert où se mêlent art contemporain et cinéma.

Peux-tu nous présenter le propos curatorial de cette exposition ?

L’œuvre de Chantal Akerman a eu, depuis très jeune une influence décisive. J’en ai toujours admiré l’écriture, l’insoumission. L’entendre parler du cinéma m’émeut. La superposition de l’image cinématographique au récit personnel est chez elle troublante. Plus tard, j’ai rencontré Boris Lehman. Par lui, j’ai redécouvert son cinéma. Frappé par sa disparition, j’ai d’abord eu l’idée d’un projet qui rassemblerait exclusivement des vidéos et des films. Puis, j’ai été rattrapé par ce qu’il m’était donné de voir autour de moi et j’ai décidé de concevoir une exposition ouverte où cinéma, vidéo et art contemporain sont en symbiose. Elle devait rendre compte d’un univers intime et d’une variété de pratiques. Elle rassemble donc des artistes plasticiens, des vidéastes, des réalisateurs. Quant à la scénographie, elle accentue les rapports de proximité entre les dispositifs vidéos, par effet de dialogues. Ainsi, on retrouve la table et les deux chaises de la vidéo de Mükerrem Tuncay dans l’installation d’Özlem Sulak ou dans la vidéo même de Zineb Sedira.

 

Le Paradis un peu plus loin, un projet curatorial ce Théo-Mario Coppola à la Galerie dix9
Vue de l’exposition, Le Paradis un peu plus loin, un projet curatorial ce Théo-Mario Coppola à la Galerie dix9

 

Tu as aussi travaillé la lumière comme  » écriture  » de l’exposition…

La lumière a joué un rôle de premier plan. J’ai fait appel à Rémi Bougès, un jeune et très talentueux créateur lumière qui travaille pour l’essentiel avec le cinéma. L’intention était double puisque je souhaitais éviter les néons, hors-de-propos ici, et créer des espaces autonomes par le jeu des éclairages, d’où la présence d’ambiances lumineuses distinctes avec des touches banches, d’autres plus bleutées, d’autres encore jaunes.

Tu as choisi d’inviter des femmes. Exclusivement.

Presque, puisqu’il y a Francis Almendárez, jeune artiste américain, formé à Central Saint Martins à Londres. Mais ce n’était pas une intention. J’ai relevé autour de moi que cette exploration du lien filial était présente chez certains artistes. Il se trouve que nous constatons la présence d’une majorité de femmes. Je présente surtout plusieurs générations d’artistes afin de mettre en évidence comment le cinéma de Chantal Akerman a traversé l’histoire de la vidéo pendant des générations et même plusieurs moments de l’art contemporain.

L’ellipse, la répétition, une écriture assez labyrinthique, avec des plans fixes parfois très contemplatifs et puis des ruptures volontaires dans la narration classique et des bousculements du rythme. En filigrane, on ne peut pas ne pas penser à Akerman.

Le titre porte à la fois sur une localisation et sur une temporalité.

Chaque artiste, chaque vidéaste, chaque réalisatrice évoque un ailleurs. L’expérience du réel entre en contradiction de manière tragique avec nos aspirations personnelles. Nous ne sommes jamais ici et jamais maintenant. Les portraits de ces femmes mettent en valeur une condition, une époque, un contexte. La question de l’expatriation, du nomadisme, de l’éloignement est ici primordiale. L’exposition nous parle donc d’un lointain lié au passé ou à la distance physique, mais finalement de ce rêve inatteignable, et de cette incapacité à l’atteindre.

Plusieurs plans nous montrent ces moments d’échanges entre des parents déjà âgés et leurs enfants…

La réconciliation avec ce rêve brisé passe par la narration. La disparition de la mère de Chantal Akerman l’a plongé dans un tel désespoir. Raconter, c’est lutter contre la perte, ne pas se résoudre à l’absence. L’un des vecteurs de l’héritage personnel est l’intérieur domestique. Il est la réponse que chacun peut trouver dans la construction de son histoire personnelle. Les objets, la cuisine, le mobilier, la décoration participent ensemble à construire cette histoire intime et familiale. Nous retrouvons ces éléments dans le film La Renardière de Yasmina Benabderrahmane. La voix, la préparation du repas et les images du hammam ; c’est un portrait métaphorique.

Certains espaces de convivialité sont très présents comme la cuisine.

Oui, tout à fait. C’est, je crois, l’espace domestique le plus intime. Plus intime que la chambre. La pièce où l’on se confie, où l’on prépare les repas, où les familles se retrouvent, se déchirent. J’ai souvent pensé à la scène de la cuisine dans Conversation Pieces de Visconti. Et puis, bien évidemment dans le film Jeanne Dielmann, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Le lien générationnel passe en effet par certains espaces, et notamment par la cuisine. Cela se retrouve dans l’œuvre de Yasmina Benabderrahmane qui présente La Renardière mais aussi dans Graines d’Ymane Fakhir qui fait partie d’un ensemble de vidéos où elle filme sa grand-mère toujours vêtue de blanc. Un choix de couleur qui lui permet de nous éloigner de certains détails. Ainsi, notre regard se concentre sur certains gestes comme ici celui de la préparation du couscous. Yasmina Benabderrahmane filme elle un plan rapproché dans lequel on voit les mains de sa grand-mère paternelle décortiquer un poulet. La chair est omniprésente. Elle raconte ces dix années passées dans une maison de passe qu’elle tenait à Aix-la-Chapelle en Allemagne.

 

Aliénor Dauchez, Le monde infernal et maternel de la terre profonde
Aliénor Dauchez, Le monde infernal et maternel de la terre profonde

 

Et certaines œuvres n’ont pas nécessairement ce lien avec l’intérieur, avec l’intimité domestique.

Oui, la pièce d’Aliénor Dauchez par exemple : Le monde infernal et maternel de la terre profonde. Le titre est une citation de Bataille qui porte sur ce lien maternel élémentaire. Elle se présente comme un cylindre métallique d’apparence très froide, une gouttière géante qui évoque un espace intra-utérin tapissé à l’intérieur avec les fourrures que sa mère portait. L’artiste active cette œuvre à l’occasion lors de performances. Elle présente une deuxième œuvre : la compilation de deux années de messages laissés par sa mère sur son répondeur téléphonique. La tendresse, l’agacement, l’empressement se succèdent. Des échanges ici rythmés par la répétition infernale des bips du répondeur qui produit un son proche d’un rythme cardiaque et qui se transforme en sifflement continu marquant, de manière poignante, la mort à venir. C’est une variation des sentiments. Metteur-en-scène de théâtre musical et artiste plasticienne, Aliénor Dauchez est ingénieur de l’UTC de Compiègne. Elle a étudié les arts plastiques à lʼUDK de Berlin et aux Beaux-Arts de Paris auprès de Gregor Schneider et Giuseppe Penone. Elle a réussi une prouesse en mettant en scène le Votre Faust de Michel Butor et Henri Pousseur. Il sera présenté à Nanterre en janvier après plusieurs dates à Montreuil et à Châtillon cette année. Aliénor entame une résidence à lʼAcadémie Schloss Solitude. Son parcours est foisonnant ! On retrouve l’usage de la répétition ou plutôt de la ritournelle chez Francis Almendárez qui explore aussi la variation (Variations on a Theme From Rosa) : les confidences, la musique que l’on joue et que l’on écoute ensemble, les heures qui passent, les départs.

L’intime à travers la confidence tient une place centrale.

Dans la photographie extraite du film La grande Safae de Randa Maroufi le protagoniste homme/femme en train d’étendre le linge sur le toit ouvre à une narration classique et pourtant intrigante. Un personnage qui a intégré une famille en tant que femme bien qu’étant un homme. Par la mise-en-scène de l’action et de l’histoire, Randa Maroufi compose une fresque retenue et sincère de son environnement, sans distinction culturelle particulière ; l’intimité et le contexte observé priment. La vidéo repose sur un contexte très intime et même si la dimension politique peut être engagée, la force de cette œuvre et de montrer comment négocier cette question du genre au quotidien. La vidéo de Zineb Sedira qui parle avec sa mère est toute aussi poignante. Elles sont assises chacune d’un côté d’une table. Sa mère lui raconte des épisodes de sa vie personnelle sur un ton de confessions. Zineb Sedira a largement participé à travers son œuvre à enrichir le débat autour des concepts de modernité, de modernisme. Fer de lance de la création nord-africaine, elle développe une œuvre (photographie, vidéo, installation) où la constante recherche de son identité de femme s’exprime dans une géographie singulière.

 

Anne Messager
Anne Messager

 

Pour Annette Messager, le portrait de la mère est plus frontal.

Annette Messager a créé cette œuvre pour l’exposition. Elle est la troisième pièce qu’elle réalise vraiment d’une manière ciblée sur sa mère, après celle de la robe verte et du renard sur la paillasse de vivisection. Sur ce portrait, elle a inscrit le mot maman trois fois à l’horizontale et trois fois à la verticale formant ainsi donc une croix sur le visage de sa mère dont on ne voit pas les yeux. Il y a un cadrage très serré avec ce portrait très intime et humble : un face-à-face. À l’inverse avec Tracey Moffatt, la filiation s’évoque dans la citation de scènes mythiques du cinéma américain qu’elle compile. Le portrait reprend les cadrages et mettent en évidence la fascination pour l’acteur. Elle fait une critique des stéréotypes par cette compilation. Et puis, ce jeu très cinématographique du portrait s’incarne avec trouble dans la vidéo de Charlie Malgat. Qui filme quoi ? Qui est l’auteur ? A qui s’adresse l’actrice ? Ici, la grand-mère de Charlie, partie prenante est impliquée très directement. Elle joue. La compréhension de l’image est dédoublée. Charlie filme, de manière presque virale ce que filme le véritable réalisateur d’un film qui ne naitra jamais. Ces quelques images dérobées sont les siennes. Raconter, c’est aussi dire malgré soi et malgré l’autre.

 

Hélène Garcia, L.G.M.
Hélène Garcia, L.G.M.

 

Ce face à face n’existe pas dans l’installation d’Özlem Sulak.

Il est nécessaire en effet de faire le tour de la table pour voir une première puis une deuxième vidéo. Özlem Sulak présente Vratnik 13 un film où elle part à Sarajevo où vécut sa grand-mère. L’idée de transmission s’en trouve inversée. Dans le second film, c’est la grand-mère qui évoque les temps plus heureux de sa vie dans la capitale serbe (Granny). Son travail sur les œuvres interdites (censurées) en Turquie et sur leur transformation en gâteaux est une des nombreuses directions de sa réflexion sur les conditions d’expression des individus à la marge de la société, des institutions ou du pouvoir politique. Pour Mükerrem Tuncay, jeune artiste diplômée de l’ENSBA Lyon et grâce à qui j’ai eu la chance de rencontrer Özlem, le rapport est très psychanalytique. En même temps, je pense beaucoup à la poésie de Picabia en observant le travail de Mükerrem. La vidéo évoque notamment la transmission du prénom. Un prénom qui peut être masculin ou féminin en Turquie. On voit ici comme une offrande l’accumulation de verres de lait au fil de la conversation. À toute la série de questions, la grand-mère ne répond que par des oui et des non. Il y a une forme de recherche de vérité sur soi-même. C’est aussi le cas pour Hélène Garcia. Elle met-en-scène un decorum qui nous immerge par la suggestion dans l’intérieur de sa grand-mère. C’était un personnage truculent, toujours très bien habillée, très coquette. La salle de bain constituait des coulisses, avant qu’elle ne fasse son apparition. On ressent un goût pour une forme de préciosité qu’elle donne à voir en un clin d’œil avec cet usage de la dorure qui cercle un pot en verre avec l’inscription « Radio Oran » . Le papier peint évoque un ailleurs méditerranéen comme le coin de ciel bleu d’un tableau peint par son mari, le grand-père d’Hélène. Le titre (L.G.M) fait référence aux initiales qui figuraient sur son interphone, le sigle de son agence de voyage.

 

Françoise Coutant, Oubliée. Courtesy Galerie dix9
Françoise Coutant, Oubliée. Courtesy Galerie dix9

 

Des vidéos, des installations, des sculptures comme celle de Françoise Coutant qui évoque la disparition de sa mère avec Oubliée. Et puis, le cinéma, qui reste très présent dans les choix d’oeuvres et avec les projections.

Oui, Françoise Coutant est représentée par la galerie dix9. Hélène Lacharmoise, la galeriste, m’a fait le récit de sa disparition pendant la tempête de la Rochelle. Oubliée est une de ses dernières œuvres. Elle évoque la disparition de sa mère : un escalier disloqué et une poupée désarticulée. La cassure, l’absence, le deuil. Le cinéma dans l’exposition était une priorité. Avec bien sûr deux réalisatrices dont les films ont été présentés à deux reprises pendant l’exposition : Milena Bochet et Ana Maria Gomes. Pour Milena Bochet, c’est l’occasion de traverser les générations de son arrière-grand-mère à sa fille. Elle est un lien entre toutes. J’ai découvert le film d’Ana Maria Gomes au tout début du projet avec son très salué Antonio, Lindo, Antonio qui a reçu de nombreux prix de festivals en France, comme à Belfort et à l’étranger. Ana Maria est actuellement en résidence à la Casa de Velasquez à Madrid. J’accompagnais Charlie Malgat. à la cinémathèque française à Paris en décembre 2015 où il était présenté. Son film évoque l’absence d’un oncle parti au Brésil. Elle filme sa famille portugaise, dans un village isolé où chacun exprime ses doutes quant à l’absence d’Antonio. Ana Maria part au Brésil, le retrouve. Il revient. Ecrire avec une œuvre, avec un film, avec un livre, c’est aussi provoquer le réel dans ce qu’il a de plus définitif. Écrire ou créer peut libérer le réel de sa constance. Goethe ne disait-il pas : « écrire l’histoire est une façon comme une autre de se libérer du passé » ?

Pour en savoir plus sur les artistes :