[ENTRETIEN] Thomas Lévy-Lasne

[ENTRETIEN] Thomas Lévy-Lasne

« Je passe mes journées et ma vie à caresser la toile comme on caresse une peau. » Thomas Lévy-Lasne

Par ses peintures à l’huile, aquarelles et fusains, Thomas Lévy-Lasne porte un regard sur la réalité de notre monde occidental, sur la fragilité de l’existence, avec une note toujours un peu mélancolique, une tonalité affective d’où ressort un « côté fleur bleue assumé ». La fragilité, qui est par ailleurs le nom de sa prochaine exposition personnelle, témoigne aussi de son engagement absolu à travers son travail d’artiste. Ses moments de vie nourrissent son art, ils sont sa force de création et lui donnent cette exigence de la représentation.

 

Thomas Lévy-Lasne, en tant que peintre contemporain, tu t’inscris dans une tradition.
Peut-on dire que tu es un peintre classique ?

Le terme « classique » étant une période historique de la peinture, je me considère plutôt comme un peintre traditionnel. Je ne m’intéresse pas à l’innovation, toujours d’un moment, mais aux invariants de l’existence. Je joue le jeu de représenter la réalité très humblement en espérant que le tableau se suffisse à lui-même et devienne un objet d’art autonome.

Tu as longtemps parcouru les musées, c’est à présent sur internet que tu continues tes explorations. Que cherches-tu dans le travail des grands maîtres de la peinture ?

Je recherche un encouragement à l’exigence, à l’intensité. J’ai eu la chance de suivre le critique d’art Hector Obalk dont j’ai été l’assistant, dans beaucoup de musées et de me goinfrer de peinture. N’ayant plus assez de temps pour aller les contempler, je joue tous les jours avec des images haute définition de peintures trouvées sur internet. Je reste fasciné de retrouver le style de Rubens dans 5cm2 de sa peinture, dans sa matière même, ses couleurs, son épaisseur, par exemple.

Des recherches qui témoignent d’une passion pour l’Histoire de l’Art, mais aussi d’une continuelle volonté de progression dans la technique…

Je cherche un épanouissement technique, une grande liberté. Je me considère avec inquiétude encore aux prémisses de ma peinture, le temps d’une vie sera-t-il suffisant ? Je trouve que malheureusement beaucoup de peintres s’arrêtent à assumer leur malfaçon comme un style. Peindre à la peinture à l’huile reste le grand jeu. Je n’ai pas encore la décontraction du médium que je peux avoir avec l’aquarelle ou le fusain. Chaque technique nourrissant les autres : le fusain libère une gestuelle. Le principe de l’aquarelle, garder le blanc du papier comme lumière, m’a aidé à être plus ambitieux dans mes glacis en peinture.

« J’aimerai arriver à une surface de peinture où il y a un tel mélange de matière que la couleur devient ineffable, vibrante et que malgré sa densité, elle se diffuse lorsqu’on l’apprécie de près. »

Vises-tu une forme d’excellence dans la représentation ?

Montrer les choses comme elles sont me paraît déjà un extraordinaire défi artistique. J’essaie de le faire avec l’intensité d’un amoureux inquiet. Il y a quelque chose de sportif dans la peinture, je cherche clairement une efficacité chaude dans la manière de représenter mes sujets. J’espère que quelque chose passe entre l’implication qu’on ressent dans ma manière et la banalité apparente de ce que je montre.

 

Le tatoueur (métier simple) , Huile sur toile, 116 x 88,5 cm, 2013-14. Courtesy Backslash.
Le tatoueur (métier simple) , Huile sur toile, 116 x 88,5 cm, 2013-14. Courtesy Backslash.

 

Quelle est pour toi la pertinence de la peinture pour représenter le réel par rapport à la photographie, au cinéma ou à d’autres médiums ?

Ahaha c’est une vraie question que je vis au quotidien. J’espère y répondre par le résultat ! Pour rendre la brillance du réel, ce qui se passe quand il ne se passe rien, ce que j’appellerais le non-événement, l’événement qu’il y ait quelque chose plutôt que rien, le médium peinture me parait être encore et toujours hyper pertinent. Passer de la boue à une forme figurée par une matière qui rêverait d’être une autre matière, le tout passant par un regard, un corps, un cœur, un intellect, un inconscient, oui cela me parait très puissant. Une pensée incarnée silencieuse, loin de l’imagerie conceptuelle. Quand je regarde un tableau, j’ai toujours tendance à mettre le nez dedans, pour juste d’abord goûter la matière. C’est quelque chose qui me fascine. Je suis très heureux de voir que plein d’artistes de ma génération comme Mireille Blanc, Damien Cadio ou Mathieu Cherkit ont cet appétit pour la surface vivante du tableau. J’irai jusqu’à dire que j’apprécie beaucoup plus mes contemporains que les peintres modernistes idéologiques des années cinquante.

Cherches-tu dans un même tableau à introduire des vibrations ou des moments différents ?

Réussir à introduire, dans un même tableau, différentes ambiances, est sûrement un des enjeux de ma vie. Je cherche de l’hétérogène dans l’homogénéité de mes tableaux, une durée de contemplation. Sans rentrer forcément dans la narration, je cherche à ce que l’œil du spectateur puisse se déplacer d’un endroit à l’autre, d’une émotion à une autre. Je cherche à trouver des tonalités affectives distinctes selon la distance à laquelle on regarde la toile.

 

Manifestation 05, fusain sur papier, 54 x 76cm, 2016. Courtesy Backslash.
Manifestation 05, fusain sur papier, 54 x 76cm, 2016. Courtesy Backslash.

 

Connais-tu à l’avance les différentes tonalités dont sera composé un tableau ?

Pas du tout ! C’est quelque chose qui se vit ! Peindre c’est d’abord un grand laisser-aller, même si le résultat a l’air très tenu. Passant parfois plusieurs mois à peindre une même toile, je me raconte tout au long de son élaboration, plein d’histoires différentes. Une jeune femme peut être mélancolique, avoir envie de se suicider ou être à d’autres moments, heureuse. Le tableau se nourrit de tous ces changements et demeure suffisamment ouvert pour que le spectateur apporte ce qu’il souhaite dans ce palimpseste.

Comment fais-tu le choix de tes sujets ?

Je pars toujours de moments vécus. À chacune de mes sorties, voyages, je prends beaucoup de photographies que je conserve dans une banque d’images. Des photos banales, sûrement pas de « bonnes » photos. Je peux mettre dix ans à utiliser les images de base. Les images de mes fusains « Manifestations » datent de 2006 par exemple, des mouvements de jeunes contre le CPE. Je me suis mis à les dessiner deux mois avant les grandes manifs d’aujourd’hui ! Le choix d’un sujet est souvent en écho avec une problématique du moment, j’attends une forme d’évidence, un kairos, c’est maintenant ou jamais. J’aime faire de grands écarts, passer d’une ambiance à une autre. Il y a une charge d’enjeu et de réflexion derrière chaque tableau, qu’on le ressente ou non. L’image source est souvent composée de plusieurs images différentes qui sont assemblées sur Photoshop. Une opération de montage, proche de l’esquisse. Il s’agit de se mettre en appétit pour la peinture. Je cherche la composition la plus efficace possible, selon mon goût, donc ma culture.

 

Pierre, Huile sur toile, 116 x 88,5 cm, 2016. Courtesy Backslash.
Pierre, Huile sur toile, 116 x 88,5 cm, 2016. Courtesy Backslash.

 

Recherches-tu une forme d’hyperréalisme, comme on a pu parfois le dire ?

Dans le degré de réalisme, je m’arrête beaucoup plus tôt que là où je pourrais aller. L’hyperréalisme joue d’ambiguïté avec la photographie, une forme d’hubris technique, je crois bien jouer d’ambiguïté avec les textures de mes sujets. Je m’arrête à la définition de l’œil humain. En reproduction, mes tableaux semblent plus photographiques qu’en réalité.

« Ce qui m’intéresse, c’est la confrontation physique au tableau. Je cherche un effet de réel, une présence. »

J’utilise avec décontraction tous les moyens contemporains, dont la photographie, susceptibles de m’aider à restituer cette présence. Je me sens d’ailleurs assez proche de nombreux photographes comme Jeff Wall, Thomas Struth ou Gregory Crewdson. La peinture me parait être un médium ultra contemporain. J’imagine que l’on finira par vivre dans des pièces épurées où trôneront un ordinateur et, pourquoi pas, un tableau au mur. L’expérience de peinture ne se télécharge pas, elle est beaucoup plus rapide et violente qu’un film, un livre ou une musique. Elle laisse le spectateur totalement libre dans l’espace et le temps. Il prend plaisir à quelques minutes de contemplation heureuse, ou pas du tout.

Texte initialement paru dans la revue Point contemporain #2 © Point contemporain 2017

 

 

 

Né en 1980 à Paris.
Vit et travaille à Paris.
A étudié à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris (DNSAP 2004).

Représenté par Backslash Paris.

 www.thomaslevylasne.com

 

Visuel de présentation : Thomas Lévy-Lasne, Vacance, huile sur toile, 180x180cm, 2014. Courtesy Backslash.