VALENTIN DOMMANGET

VALENTIN DOMMANGET

Portrait de Valentin Dommanget – Photo crédit Yegan Mazandarani

ENTRETIEN / Valentin Dommanget
par Fanny Fontaine dans le cadre de KARAMI ESPACE DE REFLEXION CRITIQUE SUR L’ART CONTEMPORAIN AU JAPON

Digital Odyssey

Interview de Valentin Dommanget

Tu sembles créer des œuvres très diverses, avec des médiums eux aussi pluriels. Comment fais-tu le lien entre toutes tes créations ?

Je dirais que c’est ma personnalité qui fait le lien, mon appétence pour la pluralité des choses; mes goûts touchent aussi largement les arts traditionnels, la Sci-fi que les sites de communautés en ligne comme celles du gaming ou des YTube tutorials

J’ai un penchant naturel pour le mélange, l’hybridité. Par exemple, pour la céramique, bien que mes poteries soient influencées par un Japon austère, très dark, elles ont pu fusionner aux côtés de mes prints ultra-colorés dans un photo shot contrasté. 

Même si mon esthétique participe d’horizons divers, il y a quelque chose en elle qui se tient toujours : que je fasse un dessin à la main, de la soudure pour des sculptures USB ou des modèles 3D sur PC,  je me rends compte qu’à chaque fois, sans le vouloir, je retombe toujours dans cette fluidité, ou plutôt ce mélange des fluides, celui qui réside au coeur même de ma peinture. De même, quand je dessinais des nus, là encore, ces corps avaient un aspect aqueux, vaporeux, glissant à la surface du papier. Et aujourd’hui, dans mes œuvres digitales, ce sont des fluides qui explosent dans des coulées plus volcaniques, sans que je recherche vraiment consciemment cet effet.

Valentin Dommanget, 2. Digital Stretcher 21.

Je voulais justement t’interroger sur le motif de la fluidité qui revient souvent dans ton œuvre. Comment mets-tu en mouvement ce qui est statique, comme une peinture par exemple ? Est-ce lié à l’esthétique du jeu vidéo que tu aimes tant, et qui est assez dynamique, nerveuse ? Tu parlais aussi du laisser-aller, des accidents sur l’eau : pourquoi cet intérêt pour le fluide ?

Cela doit sûrement venir de l’enfance, du moment où j’ai commencé à “goyer”. C’est une expression de chez moi (la Marne). Cela veut dire que pour t’amuser, tu joues dans la flotte. Quand j’étais petit, je trouvais ça fascinant de jouer avec mes figurines, de la craie, du papier et d’autres trucs bizarres dans l’évier de la salle de bain, jusqu’à ce que ma mère me dise “Valentin, arrête de goyer…!”. (Rires) Mais sinon, plus sérieusement, cet attrait pour la fluidité est sûrement lié à ma vision de la vie : tous ces choix infinis et ces multitudes de directions que nous avons la possibilité d’explorer. Dans un certain sens, notre nature est mouvante et c’est une chose vitale que je veux préserver, car l’immobilité pour moi, c’est l’ennui, voire la mort.

Valentin Dommanget, Lenticular Print pour Muze Gallery, Harajuku, Tokyo

Valentin Dommanget, Digital Stretcher Studies XXI. Adaptation de la technique Suminagashi via graffiti sur toile tendue sur structure de bois
Valentin Dommanget, Digital Stretcher Studies XXI. Adaptation de la technique Suminagashi via graffiti sur toile tendue sur structure de bois

Et ensuite ? Tu as continué à être fasciné par l’eau ? 

Un peu plus tard, quand j’étudiais le design de mode, je me suis intéressé à la technique du Suminagashi, à la base du papier japonais aux motifs marbrés : c’est devenu mon sujet de licence. En même temps, dans cette école, avec des amis, on était fasciné par la trilogie des Qatsi réalisée par Godfrey Reggio, produite par Francis Ford Coppola et mise en musique par Philip Glass : surtout le tome principal, “Koyaanisqatsi”. Qatsi, c’est zéro paroles, que des images réelles, beaucoup de timelapses et des perturbations dans le discernement de l’échelle des sujets filmés. Le spectateur voit des nuages qui passent au-dessus des falaises et s’écrasent sur la suivante comme le feraient des vagues avec l’écume, des dunes dans le désert qui reprennent le même principe ; de la même manière, on observe des flux de gens dans le métro en ultra accéléré qui vont aussi ressembler à des voitures dont l’on ne voit que les phares, un peu comme dans “2001, l’Odyssée de l’Espace”, quand tout s’accélère. Tout cela me fascine car dès que l’on prend un peu de recul, qu’il s’agisse d’une distance géographique ou temporelle, des éléments qui semblaient déconnectés apparaissent en fait encore plus liés, purement similaires. Cela rappelle le principe du fractal et l’on se sent ainsi minuscule et immense à la fois. On comprend alors que tout se répète,  qu’on est un maillon dans une chaîne, et par extension, sûrement à la recherche de notre place… Et si l’on se rend compte qu’on fait partie du cosmos et de son calme illusoire, avec de la distance, on a aussi l’impression qu’on évolue dans un tourbillon dans notre quotidien. 

Sur la question de trouver sa place : il semble que tu sois hors de toute place dans le monde de l’art, à l’école etc. Tu aimes bien être aux frontières des médiums, des pratiques. Le nomadisme et l’autodidactisme. Tu apprends beaucoup sur Youtube, par exemple : cette idée que les youtubers sont des profs qui enseignent en temps réel. Dans certaines de tes expositions, le spectateur était-il dans une situation similaire, d’apprendre par lui-même ?

J’ai clairement expérimenté le processus pour l’exposition en Belgique dans mon solo qui s’intitulait “How to make an exhibition”, titre qui reprenait ces titres d’auto-genre “How to make a realistic 3D Donuts on Blender” ou “How to master Photoshop in one day”. Pour cette exposition, j’apprenais des nouvelles techniques en temps réel et c’est le résultat de cet apprentissage en direct, parfois raté, qui a été exposé dans la galerie. Je m’étais commandé un compresseur à air et un gun d’aérographe sur Ebay, je n’en avais jamais manipulé avant. Je m’y suis mis dès la livraison reçue : la première toile était le résultat du premier tutoriel que je regardais sur Youtube, puis la seconde un autre tuto, etc..

Tutorial Painting N1, Aérographe sur toile pour la série d’expositions “How to Make an Exhibition”

Le but de tout cela était de montrer au spectateur qu’on peut toujours apprendre et changer sa pratique, et alors même qu’on m’attendait sur mon travail de suminagashi, j’ai délivré une exposition bien différente.

Dans quelle mesure le jeu peut-il être une solution pour cette modernité sclérosante qui tend à catégoriser et isoler les savoirs ? 
L’autre jour, j’écoutais une interview de Noam Chomsky auquel on demandait ce qu’il pensait de Chat GPT : même s’il reste assez critique sur l’application, l’accusant de disséminer dans l’espace public un usage dévoyé du langage et de la pensée, il disait que si les étudiants avaient recours à une A.I. (intelligence artificielle) pour rédiger leurs devoirs, c’était probablementque l’école avait échoué et n’arrivait plus à intéresser les élèves.

Tutorial Painting N1, Aérographe sur toile pour la série d’expositions “How to Make an Exhibition”.

Dans mon cas, j’essaye de promouvoir le fait que l’on peut vraiment avoir du plaisir à apprendre en ligne, et pas seulement via des vidéos, on trouve aussi des chats, des forums,… par exemple sur Discord on trouve des discussions en live, comme si l’on était dans une salle d’études, entouré d’autres étudiants. L’école traditionnelle, pour moi, c’était le contraire de l’épanouissement, de la création. J’ai arrêté le lycée en Seconde : je restais dans ma chambre à gamer. J’ai fait le strict minimum requis pour pouvoir rejoindre les écoles d’art parisiennes que je visais, ni plus ni moins.

Je trouve que les enseignants en ligne font des cours avec soin, et qu’ils donnent envie d’apprendre. Les formations à distance, ça existe depuis toujours. Mais quand on rentre dans un tutoriel sur Youtube, on rentre aussi dans l’univers de ce créateur de contenu, parfois même dans son intimité.  En ce sens, on peut choisir le genre de prof que l’on aurait adoré avoir à l’école, soit un peu bizarre, soit cool, soit super carré… Pourquoi le système éducatif du gouvernement ne nous permet-il pas de choisir la personne qui va devenir notre enseignant pour un an, voire parfois davantage? Pourquoi l’éducation est-elle un système si impersonnel ? Aujourd’hui, Internet devient un espace de possibles où l’on n’a plus besoin de réfléchir avec les anciens modèles d’éducation. 

Tu fais de l’apprentissage un jeu, ce qui évite de le figer. Par exemple, quand tu as appris la céramique par des tutoriels. Pourquoi ? 

J’en ai senti l’inspiration, puis le désir de m’y coller suite à mon premier voyage au Japon. A mon retour en France, j’habitais en pleine forêt, du coup un peu loin de tout, et c’est devant Youtube, encore une fois, que j’ai pu reproduire la technique de Sensei (先生) qui étaient à l’autre bout du monde, et franchement j’avais l’impression d’y être ! Cela se voit peut-être dans le résultat, d’ailleurs… 
Par la suite, j’ai refait de la céramique lors d’une résidence artistique à Casablanca, “La Palmeraie”, pour laquelle j’ai produit trois grandes clés usb d’environ 3,5 mètres chacune. Chaque sculpture était pourvue d’un câble que l’on pouvait soit connecter à un smartphone, soit brancher sur des écrans. Comme au cours de cette aventure, j’ai lié une grande amitié avec Mohammed, le gardien de la résidence, j’ai voulu lui rendre hommage en scannant ses objets personnels et en les conservant comme des reliques digitales dans ces grandes clefs USB. Il avait un cendrier, tout droit déboîté du tableau de bord d’une voiture, ainsi qu’un couteau qu’il avait fabriqué lui-même et une horloge en forme de la Mecque. En somme, ce projet réunissait à la fois mon travail numérique, mes inspirations de gamers mais aussi et surtout des matériaux très hybrides selon les liens que j’avais noués avec divers acteurs locaux, les enfants ou les adultes du centre de poterie, Mohammed, les ouvriers travaillant la ferraille dans la rue, des vendeurs de canapés marocains… Finalement, l’installation était plutôt cohérente en dépit de ces divers horizons.

D’ailleurs, tu sembles aussi aimer le travail de Ray Kurzweil (auteur de “La Singularité”). Quels sont tes liens avec sa vision du monde, très liée à la technologie ? 

Le terme de Singularité représente ce point charnière dans l’évolution de l’humanité, lorsque l’intelligence artificielle arrivera au même niveau que l’intelligence humaine, puis la surpassera sur une courbe exponentielle. C’est ce point où tout risque d’aller si vite que cela risque de brûler, voire d’exploser dans tous les sens en termes d’énergie intellectuelle. Cela désigne aussi ce moment où l’on atteindra une forme de transcendance, qui nous rendra soit esclaves, soit au-dessus de l’humain.

Valentin Dommanget, Lenticular print Adidas.

Mais ce qui est intéressant, dans ton oeuvre, c’est cette contradiction entre l’ajout et le désordre, l’aléatoire. Alors que le transhumanisme tend à aller du côté de la puissance, du contrôle. Ton oeuvre participe-t-elle vraiment de cette mouvance ? 
Le transhumanisme peut aller du côté du contrôle, mais pas seulement. On trouve bien sûr toujours un côté dark comme dans le film THX 1138, qui a constitué la thèse d’étude de George Lucas : quand la machine est là pour le seul bien de l’humanité au point de nous emprisonner dans un monde aseptisé. L’intelligence artificielle peut se limiter à cela, mais c’est une vision très hollywoodienne. Personnellement, je m’imagine très bien dans un monde transhumaniste, avec un quotidien boosté de technologies qui rendent mon expérience sur Terre plus intense et profonde, mais surtout en restant très paisiblement dans une petite bicoque au fin fond d’une forêt.

Valentin Dommanget commissionné par Adidas, Harajuku flag-store, Tokyo. Credit : Calm & Punk Gasbook.

Pour finir, as-tu d’autres projets en lien avec les jeux vidéo ? 

Je voudrais ouvrir l’espace des galeries au monde du jeu vidéo, pour en quelque sorte ennoblir cet art immersif. Pour le moment, ce sont des mondes qui restent encore trop séparés, à mon plus grand regret.

L’industrie du gaming a surpassé celle du cinéma ; pourtant, gamer, cela reste encore jugé comme un passe temps dérisoire au yeux du plus grand nombre. Cette esthétique, elle aussi, est bien trop dévaluée. 

En somme, je pense qu’elle a besoin d’être représentée dans des institutions culturelles mixtes, aux côtés d’arts plus traditionnels, pour que tout le monde puisse réaliser l’aspect théorique, conceptuel, sociologique et purement intellectuel omniprésent dans le jeu vidéo.

Je me demande pourquoi je souhaite représenter le jeu vidéo dans l’art contemporain : dans une démarche éducative ? Et vice versa, pour pouvoir créer de l’art dans le jeu vidéo ?  

En ce moment, je respecte vraiment le travail de l’équipe du magazine français “Immersion”. Ils adoptent le même point de vue avec une approche littéraire et philosophique de la culture gaming : chaque numéro aborde un thème unique, comme l’argent, l’amour… Il était possible de se le procurer à Beaubourg ou au Palais de Tokyo, il me semble. 

Mais pour revenir à ma pratique, j’essaie de créer un lien qui ne se voit pas forcément tout de suite. C’est aussi lié à mon histoire. J’ai commencé à peindre en faisant des Warhammers dans mon grenier, à combiner des couleurs ternes et édulcorées. Visuellement, mon background baigne dans cette plasticité d’un gamin des années 90 qui idolâtre l’ère des machines qu’il a vues se surdévelopper devant ses yeux, mais aussi l’art muséal et l’art contemporain.Le problème, c’est que lorsqu’on parle aux galeries du concept d’introduire le jeu vidéo dans ce lieu, c’est bien trop souvent un monde qui ne leur parle pas vraiment. Je vois surtout cette démarche se développer dans des project spaces, notamment des lieux moins axés sur le profit. Du coup, j’ai plusieurs plans d’action en tête. Là, je me remets tout juste à plancher sur un projet d’exposition dans un cyber café..!

1 En japonais, professeur, mentor ; « celui qui était là avant moi, qui est garant du savoir et de l’expérience d’une technique ou d’un savoir-faire », ou de manière plus condensée, un maître qui donne son enseignement à un élève.

Propos recueillis par Fanny Fontaine.

VALENTIN DOMMANGET – BIOGRAPHIE 
Installé à Tokyo depuis 2021, Valentin Dommanget a exposé dans plusieurs galeries à Tokyo, dont Anagra, GALLERY x BY PARCO SHIBUYA et récemment au Terrada Art Complex avec la Tokyo International Gallery (TIG) ; il a aussi collaboré avec Adidas comme résident permanent dans leur flag-store à Harajuku. 

Dans cette interview, Valentin évoque ses goûts, ses influences à travers différents pays et l’évolution de son travail qui se concentre aujourd’hui autour du digital lié à la peinture et la sculpture, mêlant histoire de l’art et culture numérique.