Fanny Gicquel

Fanny Gicquel

ENTRETIEN / Réalisé entre Fanny Gicquel et Pierre Ruault le 9 février 2020

Portait de Fanny Gicquel, ©Margaux Germain

L’artiste rennaise, Fanny Gicquel, est actuellement au cœur d’une exposition au centre d’art contemporain Passerelle de Brest qui conclut une période de résidence de trois mois pour Les Chantiers-résidence en partenariat avec Documents D’Artistes Bretagne. Familière aux pratiques de l’installation activée dans le cadre d’action performée, Fanny est attachée à des questionnements d’ordre esthétique et artistique sur les langages non verbaux, l’importance du geste performatif et sur le corps comme prolongement de l’objet sculptural qui sont aujourd’hui l’objet de son exposition Des éclats. Questionner la pratique de Fanny Gicquel au prisme de la résidence artistique nous paraît essentielle à une meilleure compréhension de ce format, aujourd’hui incontournable, du système de création et de promotion de la création contemporaine. En outre, cet entretien est aussi l’occasion de parler du développement et de l’évolution de sa démarche plastique et théorique au sein des Chantiers-résidence.

P. R. : Tu finalises ces dernières semaines ta première exposition individuelle au Centre d’art Passerelle de Brest, ainsi que la fin de ta période de résidence Les Chantiers. La résidence apparaît pour l’artiste en général comme un moment donné privilégié pour la constitution d’une production plastique expérimentale en dehors d’un cadre mercantile ou d’une situation souvent précaire. Au regard des différentes discussions que nous avons eues ensemble, je me souviens que tu portais beaucoup d’importance à ce temps privilégié de résidence. Pourrais-tu le définir en quelques phrases ? 

F. G. : Selon moi, le temps de la résidence est un moment qui permet à l’artiste de pouvoir s’immerger totalement dans sa production. Pour ma part, cette période a été vraiment foisonnante et révélatrice durant ses plusieurs mois. Lorsque j’ai postulé j’avais justement mentionné la nécessité de pouvoir avoir un temps consacré uniquement à ma pratique. J’alternais à la fois entre le job alimentaire, le temps d’atelier, les différents projets à droite et à gauche, etc. mais tout ça était trop fragmenté, trop divisé, pour pouvoir vraiment se sentir complètement plongée dans le présent. Je ressentais que cette diffraction du temps m’empêchait d’être bien dans mon travail. Le temps de résidence au contraire est un moment où on stoppe le quotidien et où on se délocalise de chez soi pour se consacrer entièrement à un projet. C’est un dispositif pour pouvoir être entièrement dans son travail plastique et se questionner d’un point de vue aussi bien artistique, physique que théorique. Personnellement, j’ai voulu que cette immersion soit totale ; quand je rentrais le soir je continuais à lire, à prendre des notes pour nourrir mon travail un peu plus théorique et documentaire. 

P. R. : Je crois que tu portais beaucoup d’intérêt à la résidence de Passerelle car justement elle était centrée sur un seul artiste qui porte un projet d’exposition solo et quelque chose de non collectif.

F. G. : C’est vrai car c’est ma première exposition personnelle. Quand on est en collectif on pense ce que l’on fait en fonction des autres, dans le sens où on fait un accrochage commun qui n’a du sens que collectivement. C’est certes plus convivial, mais être seule oblige à gérer tout l’ensemble, c’est finalement beaucoup plus professionnalisant.

Je veux partir avec vous, partout ou vous êtes allés, 2019-2020, acier, peinture. © Aurélien Mole
Je veux partir avec vous, partout ou vous êtes allés, 2019-2020, acier, peinture.
© Aurélien Mole

P. R. : Tu es sortie diplômée de l’École des beaux-arts de Rennes, il y a maintenant deux ans. Comment distinguerais-tu ce moment d’apprentissage et d’expérimentation de la résidence de celui plus pédagogique de l’école ?   

F. G. : J‘ai été diplômée en juin 2018 des beaux-arts de Rennes, où j’ai eu mon DNSEP. C’est vrai qu’on retrouve ce temps d’immersion commun. Quand on est dans l’école on est également très immergé mais, à la différence, on est plus dans une forme de processus d’apprentissage. Toutefois, je pourrais faire un pont entre l’idée d’une construction d’une méthodologie de travail, qu’on commence à mettre en place doucement à l’école, et le travail de résidence. Quand j’étais à Passerelle, j’ai repensé à ma pièce que j’ai réalisée pour mon DNSEP, Reserv Slash (2018) dans la mesure où j’ai pu retravailler sur le modèle proposé au niveau de la méthodologie et de la construction de la performance entre chorégraphie et improvisation. Quand on est à l’école il y a beaucoup de justification à faire et ce n’est pas toujours une communication horizontale. Les professeurs, même s’ils nous sont très proches, peuvent avoir une supériorité hiérarchique, une sorte de « dominance » sur l’élève qui attend son aval. Quand je suis aux Chantiers j’ai vraiment cette impression qu’on me parle d’égal à égal, l’impression d’être davantage considérée en tant qu’artiste. C’est aussi quelque chose qui permet de mettre en confiance, qui professionnalise et qui te fait dire : « Ok là il faut que j’assume. Je ne suis plus sous couvert d’être étudiante et je ne peux plus faire les erreurs qu’une étudiante peut faire. Je suis une jeune artiste confirmée par un système qui me valide et j’ai une responsabilité vis-à-vis de ce que je propose ». C’est la différence avec l’école qui reste un microsystème dans un microsystème qui est celui du monde de l’art. Quand on est à l’école il y a ce truc où il faut se prendre un peu au sérieux, presque un jeu de rôle. On parle un peu comme si on était déjà artistes, mais les professeurs savent très bien pertinemment, et nous aussi inconsciemment, qu’on verra réellement à la sortie entre ceux qui vont arrêter par défaut ou par choix, et ceux qui vont continuer et combien de temps ça va prendre. Ça met du temps pour réaliser un projet et je suis encore loin d’en avoir trouvé toutes les clés.  

P. R. : Quelles ont été tes attentes vis-à-vis de cette période de résidence, sur le pan artistique, professionnel et social ?

F. G. : C’est intéressant comme question car je ne sais pas si j’avais réellement des attentes. J’ai l’impression qu’une attente est quelque chose qui doit automatiquement être comblée. On pourrait plutôt dire que j’avais une sorte d’espoir. Je me suis dis que j’allais arriver là bas et que j’aurai un temps que pour moi où je serai « indisponible » pour le reste. Cette forme d’indisponibilité qui fait qu’on est beaucoup plus disponible pour sa création. C’était assez agréable comme sensation. J’étais juste heureuse et je savais que c’était le bon moment. C’était bien que je me délocalise et que j’aille voir autre chose. Après, mon attente était de bien m’entendre avec l’ensemble de l’équipe, c’est la chose à la fois sociale et professionnelle. J’espérais assez naïvement que tout le monde serait gentil et sympa et ce fut le cas. Il y avait une certaine attente économique, vécue comme une forme de soulagement dans la mesure où je savais que j’avais un budget de production, j’avais des règlements d’honoraires de travail. Ça me permettait de suspendre ces questions économiques qui sont très conséquentes en tant que jeune artiste. Une forme d’excitation de me dire qu’on allait pouvoir faire des choses avec un budget sans devoir compter chaque euro. Mon attente était aussi de gagner en maturité, qu’elle soit humaine mais aussi en maturité professionnelle, c’est quelque chose qui s’est mis en place très naturellement.

premier plan : L’appel confus des eaux, 2019-2020, installation, acier, peinture, Plexiglas, miroir, papier, plâtre, résine, eau. Second plan : Le tissus de mes nerfs, 2019-2020, métal, coton, encre & Je veux partir avec vous, partout ou vous êtes allés, 2019-2020, acier, peinture © Aurélien Mole
premier plan : L’appel confus des eaux, 2019-2020, installation, acier, peinture, Plexiglas, miroir, papier, plâtre, résine, eau.
Second plan : Le tissus de mes nerfs, 2019-2020, métal, coton, encre
& Je veux partir avec vous, partout ou vous êtes allés, 2019-2020, acier, peinture
© Aurélien Mole

P. R. : D’un point de vue sociologique, la résidence d’artistes serait un lieu prioritaire dans la constitution d’un réseau professionnel adapté à la poursuite d’une carrière dans le domaine artistique et serait un vecteur d’échanges théoriques et sociaux entre différents acteurs du monde de l’art (artistes, commissaires d’exposition, assistants de réalisation, étudiants en art, critiques d’art, etc.). J’aimerais avoir ton retour d’expérience sur cet aspect-là de la résidence ou plus précisément sur les opportunités qu’elle a pu t’apporter dans la mise en place d’un réseau ou dans la reconnaissance d’artiste émergent. 

F. G. : J’ai pris conscience de cette sociologie, de ce microcosme de l’art et de cette importance du réseau durant la résidence. Le Chantiers-résidence est mené par Documents d’artistes Bretagne qui ont leurs locaux dans Passerelle. Ils ont un réseau important puisque ce sont eux qui relaient les artistes et les événements sur tout le territoire breton et qui vont les répertorier et archiver leur travail. C’est une plateforme-site qui permet de créer un réseau entre artistes et qui offre une certaine visibilité. Il y a également avec Les Chantiers-Résidence un autre site internet qui est un support de communication réservé à la médiation de la production et du work in progress du projet de chaque résident invité et qui prend la forme d’un journal de la résidence. Cette question du réseau se joue en partie là puisque Documents d’artistes Bretagne m’ont accompagnée sur plusieurs points. Par exemple, j’ai pu rencontrer Chrysalide qui est une association qui explique comment fonctionne tout ce qui est administratif et économique du point de vue de l’artiste. J’ai également été invitée par Sylvie Ungauer, professeure de l’EESAB de Brest et spécialisée dans la performance, à réaliser une conférence. Il y a une forme de légitimité en tant que jeune artiste qui est apportée par la résidence de Passerelle, par l’exposition qui en découle, par le réseau professionnel qu’elle a pu m’apporter.

P. R. Tu as été je crois très attachée durant cette période aux échanges avec toute l’équipe de Passerelle, plus particulièrement avec l’équipe de production et avec Loïc Le Gall, directeur et commissaire d’exposition du centre d’art. Pourrais-tu revenir sur l’importance de ces échanges dans la mise en place d’un projet et la production d’une exposition ?  

F. G. : J’ai pu travailler avec Jean-Christophe Primel, qui est le régisseur technicien, avec qui  j’ai passé beaucoup de temps. Ma rencontre avec lui a été quelque chose de déterminant parce que son savoir technique et aussi artistique allaient pouvoir m’éclairer. J’avais également vraiment hâte de rencontrer Loïc Le Gall, le nouveau directeur de Passerelle, pour qu’on puisse avoir ensemble une discussion. C’était un échange fluide et spontané et il m’a beaucoup apporté sur la question de l’accrochage, de part son regard très fin sur ces questions qu’on n’a pas forcément pour son propre travail, tout en me laissant une grande autonomie. J’ai été dans un processus de communication avec Loïc car je lui présentais des débuts de projet de pièces d’installation après les avoirs pensées avec Jean-Christophe sur le plan technique. Dans mon travail, la technique vient directement influencer l’aspect artistique. J’ai beaucoup aimé cet aller-retour entre Loïc, Jean-Christophe et moi, pouvoir discuter tout les trois dans les espaces et j’ai tenu compte de ce qu’ils m’ont dit. Pour la production de pièces, j’ai été aussi mise en réseau, par Jean Christophe, avec une équipe comme le Labfab de Brest ou avec des entreprises de plexiglass ou de miroiterie. Grâce à lui on pouvait aller voir directement les fournisseurs et être en contact avec eux de manière directe. L’œuvre a une sorte de circuit, une sorte de boucle, et elle est chargée par le contact des gens qu’elle a pu rencontrer durant sa production. Ça reste un souvenir très marquant d’être dans ce type d’échange. Je sens que ça m’a permis de prendre confiance en moi car ça m’a obligée à porter des choses qui étaient plus fragiles avant.

L’appel confus des eaux, 2019-2020, installation, acier, peinture, Plexiglas, miroir, papier, plâtre, résine, eau. © Aurélien Mole
L’appel confus des eaux, 2019-2020
installation, acier, peinture, Plexiglas, miroir, papier, plâtre, résine, eau.
© Aurélien Mole

P. R. : Ton temps de résidence a été consacré majoritairement au développement d’une nouvelle création plastique spécifique au site de Passerelle qui va faire l’objet d’une exposition. Ton point de départ a été ton intérêt pour le contexte maritime de la ville de Brest que tu as rapproché du poème Ode Maritime de Fernando Pessoa. Pourrais-tu revenir plus en détail sur cet intérêt pour le climat brestois et sur l’œuvre poétique de cet auteur portugais du siècle dernier.

F. G. : Le climat brestois est à prendre en compte dans mon expérience de la résidence car Brest est une ville assez intense. Il y a un peu un esprit de combativité ambiant, c’est-à-dire qu’on est toujours en lutte avec le temps, que se soit le vent ou la pluie qui sont des éléments très puissants. Il y a également, à Brest, une sensation d’extrémité de part cette mer qui rentre partout dans la ville comme une sorte de collage. On a l’impression d’être sur le bout de quelque chose. Quand j’ai postulé pour l’appel à candidature j’ai fait un rapprochement entre Fernando Pessoa et la situation géographique de Brest. Le poème Ode Maritime est divisé en trois parties ; il traite en général du rapport de l’homme à la mer mais avec une première partie qui est axée sur les sensations, une deuxième sur des thématiques propres à la barbarie et la piraterie et une troisième qui est plutôt liée à l’industrialisation du port et du commerce maritime. C’est un poème qui a été écrit par un des hétéronymes le plus proche de Fernando Pessoa qui est Álvaro de Campos. Ce qui m’intéressait avec ce poète c’est justement ces questions d’identités multiples, des choses qui se présentent doubles, qui sont plus complexes qu’elles en ont l’air. Je faisais ce rapprochement avec l’activation d’objets performés où il y a des choses qui semblent telles quelles mais qui vont se transformer. J’aime bien cette idée de transformation des choses qui finalement ne reste pas unifiée ou ne se présente pas d’une seule manière.

P. R. : Tu as toujours eu beaucoup d’intérêt pour les moyens de communications non verbales et l’écriture du mouvement qui, dans ton travail, prennent régulièrement l’aspect de matériaux chorégraphiques. Dans le cadre de cette résidence, tu es partie de l’alphabet sémaphorique, une communication visuelle utilisée en mer par les navires ou sur terre par les responsables de phare. Pourrais-tu revenir sur cet intérêt de manière générale pour les communications non écrites et plus particulièrement pour le langage sémaphorique ?

F. G. : J’ai voulu parler du poème de Pessoa et trouver une manière de le traduire et pour ça j’ai fait appel au langage sémaphorique. C’est un langage utilisé, à l’époque, par les marins pour communiquer d’un bateau à un autre ou d’un bateau à la terre. A l’origine, il prend la forme d’un alphabet latin et chaque lettre est traduite par un geste qui est effectué avec des drapeaux à bout de bras. Ça constituait une matière chorégraphique très forte qui utilise les bras qui est, en tout cas pour moi, un axe social important. C’est intéressant de pouvoir traduire ce poème qui parle du corps avec un langage qui est celui du corps. Il y avait ce rapprochement entre le mot passé sous silence mais pourtant effectué par un vrai langage corporel et la désuétude de ce langage tombé dans l’oubli. Il y a quelque chose de nostalgique dans ma démarche qui va venir le réactiver, le réanimer, mais pour mettre en avant une parole qui est celle de la sensation de mer, de la sensation du corps par rapport à la mer. Ça questionne ce pouvoir du langage non verbal qui constitue une autre manière de communiquer. Et je pense que cette communication est très visible quand on voit les performeurs effectuer ces gestes. Ces différents éléments dont j’ai parlé, que ce soit Ode Maritime ou encore le langage sémaphorique, ont constitué une sorte de matière première pour mon travail que j’ai voulu amplifier. Mais comment faire, avec tous ces éléments, une matière solide « originale », sans être dans une simple démarche de transposition qui risquerait d’être seulement liée au texte ou à une simple chorégraphie ? J’ai essayé de tisser des liens entre les choses dans une démarche que je rapproche souvent de la composition en musique ou du montage de film. J’ai commencé à trouver d’autres pistes de travail, concernant ma méthodologie, notamment dans un texte qui m’a marqué, Bleuets de Maggie Nelson, une essayiste théoricienne féministe américaine. Son ouvrage est dédié à son amour pour la couleur bleue qu’elle rapproche du sentiment de deuil amoureux ou d’autre ressenti émotionnel. Une sorte de maïeutique entre des références à la fois très scientifiques et d’autres qui sont plutôt de l’ordre de l’intuition. Ces références sont nivelées à travers un processus numéroté, du numéro 1 au 240, et forment un ensemble de textes très courts rassemblés dans ce recueil. Cette façon de travailler, de tisser des liens, de revenir entre les choses, de créer des ponts, constitue une méthode de travail. Tous ces éléments sont des indices qui ne sont pas forcément à comprendre dans un sens littéral, une réactivation de ce geste et de ce langage qu’il faudrait essayer de lire, mais plutôt comme des formes de couches d’une matière foisonnante d’expérimentation liée à la performance et qui sont des choses différentes de ce que j’avais pu faire jusque ici.   

Embrassant subitement tout l’horizon maritime, 2019-2020 acier, peinture, feutrine. © Aurélien Mole
Embrassant subitement tout l’horizon maritime, 2019-2020
acier, peinture, feutrine.
© Aurélien Mole

P. R. : Une partie de ton travail durant la résidence fut consacrée aux discussions avec des jeunes artistes de l’Ecole des beaux-arts de Brest que tu as du former au langage sémaphorique, notamment dans la cadre d’un Workshop. Tu leur donnais la possibilité d’intervenir sur ton objet d’expérimentation par la sélection de dix vers du poème de Pessoa. Pourquoi avoir fait le choix du collectif pour t’accompagner dans ton projet ?

F. G. : Sur ces questions-là, j’avais aussi envie de faire appel à des performeurs et étudiants de l’Ecole de beaux-arts de Brest. Je leur ai proposé le projet et donc certains se sont lancés dans cette aventure avec moi. On est donc une dizaine à avoir travaillé autour de ce langage sémaphorique que je leur ai transmis. Ils ont choisi chacun un vers du texte parmi une sélection d’une soixantaine que j’avais pu faire en amont sur la première partie du poème. Cette participation active de leur part a donné tout de suite une nouvelle indication sur la performance et sur ce qu’elle raconte. À l’entrée du lieu de l’exposition, un cartel mentionne le prénom de chaque performeur, avec le vers qu’il a choisi, pour permettre de donner une indication sur la narrativité de l’exposition. J’ai fait un Workshop d’une semaine avec les étudiants des beaux-arts qui travaillent avec moi et on a mis en place également le scénario d’une vidéo que j’ai réalisée à Crozon avec mon amie, Auriane Allaire.

P. R. : Durand une discussion antérieure, tu m’avais parlé de ton admiration pour le cinéma de Robert Bresson, plus particulièrement de ta fascination pour une certaine gestualité singulière propre aux « modèles » non professionnels développés volontairement par le metteur en scène. Au regard de ta production actuelle, j’ai pu observer qu’il y avait un écho important entre l’intention toute particulière de Bresson sur des gestes propres à chacun et les individualités de personnes que tu fais intervenir dans tes actions performées comme Reserv Slasch (2018) ou Aquaria Times (2019).

F. G. : Chez Bresson, ce qui m’a intéressée c’est qu’il faisait appel à des modèles non professionnels qui étaient en dehors de normes liées à une professionnalisation. J’ai fait ce rapprochement-là entre ce réalisateur et des personnalités du monde de la danse qui avaient participé à cette tendance de la Judson Dance Theater, telles qu’Anna Halprin ou Yvonne Rainer. Ces chorégraphes ont mis place, dans les années 1960-1970, de nouvelles méthodologies de travail autour d’actions réalisées qui se suffisent comme représentations autonomes de la danse et qui vont, du coup, venir casser la notion de virtuosité. Elles vont travailler à partir d’exercices simples comme « se baisser » et qui va devenir une règle que chaque danseur va pouvoir s’approprier à sa manière, dans la limite de sa propre corporalité. Il y a cette action, son résultat qui est mis en jeu et non plus seulement une attende esthétique du geste. Chez Robert Bresson c’est pareil : quand il fait appel à des modèles non professionnels, il fait appel à leur propre gestualité. Concernant sa méthodologie de travail, il va donner une trame narrative mais va laisser une grande place d’improvisation au langage. Il y a quelque chose de touchant dans cette démarche et on voit bien que ces non-acteurs donnent l’impression de vivre réellement la situation. Les modèles de Bresson effectuent des choses telles qu’elles sont et pour ce qu’elles sont, sans faire mine de le faire. J’ai essayé de faire ce rapprochement entre ces différentes démarches artistiques et mon travail car ça permettait de niveler les différentes « qualités » du geste. Pour moi, c’est quelque chose d’important et j’essaie de rapprocher des corporalités qui appartiennent chacune à des attitudes qui leurs sont propres et qui ne doivent pas être trop lissées. Il faut seulement les lisser pour trouver une qualité de geste commune à tous pour que personne ne prenne la dominance sur l’autre. Mais travailler à partir de ce que me donnent les performeurs, c’est beaucoup plus intéressant. Par exemple je vais mettre en place de petites méthodologies de travail autour d’actions proches des règles de jeux, qui permettent de créer quelque chose de plus vivant et de plus improvisé. Toutes les activations sont ultra chorégraphiées mais, par contre, je ne sais pas exactement à quel moment ils vont les faire et ni qui va les faire. On voit que c’est à la fois un geste maitrisé qui n’a pas été fait n’importe comment mais qui laisse quelque chose de l’ordre de l’improvisation qui ne permet pas une maitrise totale. Une échappée de la maîtrise qui oblige chacun à être au aguets vis-à-vis de l’autre. Je trouve ça bien de ramener de la vraie vie et essayer de briser la représentation car, finalement, on n’imite pas quelque chose mais juste on le vit à ce moment là et on le présente tel quel. Je préfère travailler avec ces règles qui ont une plasticité et une souplesse même, si en amont, il a fallu énormément de travail. Je trouve ainsi qu’on arrive à présenter davantage d’humanité et de personnalité. C’est aussi la rencontre des individualités entre elles qui forme le groupe de performeurs et qui apporte une énergie particulière à l’ensemble de la performance.

L’immensité avec vous, 2020, film, 9’06’’ Assistance technique : Auriane Allaire. © Aurélien Mole
L’immensité avec vous, 2020, film, 9’06’’
Assistance technique : Auriane Allaire.
© Aurélien Mole

P. R. : Dans chacune de tes performances, il y a un souci évident de mise en scène de l’action, souvent de manière très dramatique et cinématographique, qui passe par l’accessoirisation du corps des performeurs. Je pense évidemment aux différents objets ou instruments actionnés mais également à l’importance que tu portes aux vêtements. Je sais que le film de Philippe Garrel, La cicatrice intérieure (1972), t’a particulièrement marquée. Pourrais-tu revenir sur ces questions de mise en scène et sur l’influence du cinéma et du théâtre dans ta performance ?

F. G. : La cicatrice intérieure a été une référence de travail importante durant ma résidence. J’ai adoré dans ce film la question du déplacement, de la marche et de la traversée des espaces. Il y a juste cette caméra qui tourne autours des personnages et qui questionne le voyage et le déplacement. Garrel a tourné dans des lieux magnifiques désertiques inhabités par l’homme qui sont de ce fait vides, très étendus dans l’espace et semblent finalement irréels. C’est également un film basé sur des dialogues improvisés. Il n’y a que Nico qui « monologue » en français, en anglais et en allemand. Il n’est pas question de narration au sens où il faudrait comprendre ce qui est dit mais plutôt contempler une matière poétique et métaphorique qui essaye de nous toucher par un aspect plus sensible. C’est ce qui m’a inspiré pour la réalisation de ma vidéo L’immensité avec vous.  Quand à la question de la mise en scène et de la scénographie, elle est essentielle dans ma démarche. Mes installations incluent déjà la mise en scène puisque, souvent, rien que par leur dispositif, elles imposent une disposition du corps qui contraint à une certaine traversée des espaces. Elles incluent finalement une certaine chorégraphie. J’essaye de voir régulièrement des spectacles de danse, de théâtre et je me renseigne sur ces disciplines. Passerelle La résidence m’a aidée à approfondir cette méthodologie de travail qui consiste à m’entourer de tout ce qui peut me « nourrir » mais sans forcément le traiter comme des informations ou des sources premières. Toute de suite, j’ai fait le rapprochement entre La cicatrice intérieure, les paysages de Crozon et Bluets de Maggie Nelson où il y a, à la fois, des ruptures, des retrouvailles et des solitudes. A Crozon, quand je visitais ces paysages, j’étais très seule physiquement au milieu de grands espaces isolés, quasiment désertiques et étendus vers la mer. J’étais dans un rapprochement plastique avec des scènes du film que j’avais vues durant l’été et qui m’avaient marquées. Mon rapport à la mise en scène est finalement presque directement mon rapport à l’art, dans la mesure où je ne fais pas de distinction entre les deux. Ce sont pour moi les mêmes questionnements autour de ce qui est faux et de ce qui est vrai, de ce qui est réel ou de ce qui est fictif. 

P. R. : Passer par un support audiovisuel est une nouveauté dans ton travail. Définirais-tu la vidéo comme une trace, un moyen de pérennisation de l’action éphémère de la performance dans un souci d’archivage et de diffusion ou comme un objet artistique singulier et indépendant ? 

F. G. : Rapidement, quand je suis arrivée à Brest, je savais que je voulais faire une vidéo. C’était un médium que je n’avais pas trop questionné jusqu’ici, à part en tant qu’archives vidéos. Mais pourtant, ces archives de performance, par le traitement que je leur donnais, devenaient des objets autonomes. Je me suis alors demandé comment faire, dans cette continuité, une pièce vidéo indépendante. Je suis allée à Crozon faire du repérage et ça m’a permis de découvrir un autre visage de Brest. C’est donc tout ce qui fait partie du Parc naturel régional d’Armorique qui est protégé. C’est un lieu hyper dépaysant ; on passe d’un paysage à l’autre, sans trop s’y attendre, et avec des couleurs à la fois très rousses et très argentées. C’est juste magnifique ! J’ai fait une sélection de paysages dans lesquels on a pu réaliser cette vidéo. C’est durant le dernier jour du workshop avec les étudiants et Auriane qu’on est parti là bas pour y tourner l’ensemble du film qui sera projeté dans une des salles de l’exposition. C’est vraiment un objet filmique indépendant. Ce que l’on découvre dans la vidéo on ne le verra pas de la même manière dans la performance. On retrouve évidement l’activation du langage sémaphorique mais tous les cadrages présents dans le film on été pensés en plans fixes, comme pour un tableau. Ces plans fixes sont juxtaposés les uns aux autres et forment des peintures avec des entrées et des sorties mais de manière non narrative. Ces différents tableaux filmés sont travaillés justement plastiquement autours des questions de couleurs qui découlent du « déroulé » de la journée. C’est assez similaire avec ce que l’on trouve dans mon travail de performance : un ensemble de petits morceaux qui sont comme montés et collés les uns aux autres mais sans forcément avoir un lien logique entre eux. Il y a une logique et un sens, certes, mais différent. Ces plans juxtaposés m’ont également donné envie de travailler l’espace de l’exposition de la même manière. On peut presque dérouler l’exposition en longeant les murs puisque l’on retrouve un grand espace vide au milieu pour laisser place aux corps des performeurs ou des spectateurs. On rentre dans l’espace et on se retrouve face à ce grand vers sémaphorique en métal ; à coté, il y a les premières installations et ensuite les rideaux ainsi qu’une sorte de miroir où se reflète la vidéo. Quand on rentre dans le deuxième espace, on retrouve un grand plan avec un mur beige et deux structures sur lesquelles reposent les costumes-peintures qui peuvent également être activées. Enfin sur le dernier mur est projetée la vidéo. Tout est fait par plan comme pour le film en utilisant tout l’espace des murs et ce, de manière déployée.

vues de la performance dans l’espace de l’exposition. Performeurs : Sarah Bellaiche, Tiphaine Dambrin, Naomie Daviaud, Juliette Fanget, Charlotte Gourdin, Nina Krawczyk, Anna Larvor, Martin Routhe, Robin Sarty, Tabea Von-Vivis. © Aurélien Mole
vue de la performance dans l’espace de l’exposition.
Performeurs : Sarah Bellaiche, Tiphaine Dambrin, Naomie Daviaud, Juliette Fanget, Charlotte Gourdin, Nina Krawczyk, Anna Larvor, Martin Routhe, Robin Sarty, Tabea Von-Vivis.
© Aurélien Mole

P. R. : Tu exposes à Brest en même temps que l’artiste brésilien vidéaste Luiz Roque qui travaille plus particulièrement sur des thématiques propres au queer et au genre. Un parallèle entre vos deux pratiques artistiques pourrait-il être fait ? 

F. G. : Durant nos deux expositions, Luiz Roque présente également plusieurs films ; le parallèle peut être fait ici, j’imagine. Plusieurs membres de l’équipe de Passerelle m’ont également fait remarquer qu’ils trouvaient que nos deux expositions dialoguaient bien ensemble. On y retrouve des formes et des pièces épurées et géométriques. Luiz a notamment utilisé le rond et le carré dans ses formats de vidéo. Je trouve que, plastiquement, il y a aussi une ambiance similaire et un peu étrange entre le mystique et le sacré qui nous rapproche. Dans l’ensemble de mon installation, il y a un bruit de souffle, d’inspiration et d’expiration, qui imite le bruit de la mer. Je pense que, chez Luiz, il y a cette intention portée sur le corps de manière très directe avec un intérêt pour des corporalités différentes notamment celui du corps trans. Finalement la question du corps est ultra présente dans nos différents travaux bien que ce soit traité différemment.

P. R. : Et si tu m’aidais à conclure notre discussion en me citant un vers qui te porte tiré d’Ode Maritime de Fernando Pessoa…

F. G. : Je vais citer le vers présent dans l’espace de l’exposition traduit en langage sémaphorique sous la forme d’un grand vers en métal : 

« Je veux partir avec vous partout où vous êtes allés !».

vues de la performance dans l’espace de l’exposition. Performeurs : Sarah Bellaiche, Tiphaine Dambrin, Naomie Daviaud, Juliette Fanget, Charlotte Gourdin, Nina Krawczyk, Anna Larvor, Martin Routhe, Robin Sarty, Tabea Von-Vivis. © Aurélien Mole
vue de la performance dans l’espace de l’exposition.
Performeurs : Sarah Bellaiche, Tiphaine Dambrin, Naomie Daviaud, Juliette Fanget, Charlotte Gourdin, Nina Krawczyk, Anna Larvor, Martin Routhe, Robin Sarty, Tabea Von-Vivis.
© Aurélien Mole