ALICE SURET-CANALE, FIGURES

ALICE SURET-CANALE, FIGURES

Alice Suret-Canale, vue d’atelier, Le PRéàVIE

FOCUS / Alice Suret-Canale
à l’occasion de l’exposition – 196 °C ἄζωτος sous le commissariat de Marion Zilio
jusqu’au 20 février 2022 au PRéàVIE, Pré Saint-Gervais

Figures

par Elora Weill-Engerer 

Dans la phénoménologie1 de Maurice Merleau-Ponty, le corps n’est pas séparé de l’âme. C’est par lui que le sujet perçoit le monde, formant une « insertion réciproque », « entrelacs de l’un dans l’autre2 ». Ce que le philosophe nomme « chair » ou « chair du monde » ne renvoie donc pas à une substance délimitée et close sur elle-même mais au corps « pris dans le tissu du monde3 ». Les corps peints par Alice Suret-Canale sont de cette « chair », qui s’amasse tout en se déployant : de nature humaine ou végétale, les organismes s’insèrent dans le milieu autant que le milieu se glisse en eux, affichant une continuité des formes qui met à mal toute hiérarchie des motifs, des genres ou des couleurs. Évacués le premier ou le second plan : toute ligne de construction indiquant un sens de lecture, tout élément diégétique articulant une chronologie est remplacé par un vertige généralisé, contenu dans un cadrage serré. La déformation des corps, la multiplication des points de vue, l’utilisation des couleurs primaires, l’absence de perspective et la toile apparente constituent en cela des réminiscences de l’art moderne. Au cœur de cette recherche picturale : la figure. Non pas celle que la pensée commune opposerait à l’abstraction. Il s’agit plutôt de la figure au sens d’une réalité non-illusionniste, fantasmagorique et personnelle. La « figure » désigne également, en histoire de l’art, un personnage représenté de la tête aux pieds : ici, il doit rentrer dans une fenêtre trop exiguë pour sa taille. Limitées dans l’espace, les formes se phagocytent, s’entrecroisent et tournoient jusqu’au bord de la toile libre, comme un poisson dans son bocal. Pour circuler, l’énergie se nourrit de courbes, de torsions, de sinusoïdes et de nœuds. Le modèle est celui du mollusque : les organes ne sont pas là où ils devraient être car la seule logique qui régit les rapports de ces corps à ce qui les entoure est celle du sensible. Tout est rond, ventre, sein et oeil. Dans le même temps, les têtes en pointe d’épingle ont les paupières closes, comme pour mieux ouvrir l’œil physique partout ailleurs : le corps panoptique voit par ses extrémités. 

L’arbre, le corps et le voile – objets récurrents dans ces peintures – , constituent différentes traductions visuelles d’un seul phénomène qui cherche la forme idéale où se lover. Il en va, chez Alice Suret-Canale, d’une énergie aveugle, toute fondée sur la thématique de l’étreinte. Celle-ci est rinceau dans les sous-bois, embrassade pour les êtres vivants. Les bras-branches s’étirent, ondulent et vibrent dans le cadre qui leur est donné : les êtres prennent la forme de ce qu’ils ressentent. Nul croquis ni composition en amont : l’artiste accompagne la gestation des corps en partielle autonomie comme des embryons picturaux se développant dans le giron de la toile. Absorbés, engloutis par l’enlacement, ils s’abandonnent dans le mouvement – motion ou émotion – qui les emporte. Leur plaisir est une promesse d’évasion, sortie de soi ou extase. À ce réseau somatique et ophique répond l’absence d’une identité affirmée des sujets, abstraits de toute réalité sociale, scientifique, ou temporelle : l’étreinte est motif sans être symbole, elle se répète en all-over sur la toile comme une anomalie dupliquant le geste pour le vider de son authenticité. Exercice d’apnée ou de coït, la fusion est une effraction où est franchie la limite de l’autre, condition de la création d’une langue hybride. Du fond du ressac où la forme se perd, un rythme bat les figures : la chair est envahie par un nouveau souffle. 

Elora Weill-Engerer 

1 Philosophie qui écarte toute interprétation abstraite pour se limiter à la description et à l’analyse des seuls phénomènes perçus (Dictionnaire Le Robert)
2 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, 1964, p.180. 
3 Idem., p.19. 

Alice Suret-Canale, "Pieds-enflés", huile sur toile, 72,5x116 cm Vue de l'exposition -196°,  Le PRéàVIE, du 4 au 20 février 2022,  commissariat Marion Zilio avec à gauche une pièce de Kong Shengqi.
Alice Suret-Canale, « Pieds-enflés », huile sur toile, 72,5×116 cm Vue de l’exposition -196°, Le PRéàVIE, du 4 au 20 février 2022, commissariat Marion Zilio avec à gauche une pièce de Kong Shengqi.
Alice Suret-Canale, "En croisant tous nos doigts", huile sur bois, 20x20 cm Vue de l'exposition -196°,  Le PRéàVIE, , du 4 au 20 février 2022,  commissariat Marion Zilio avec à gauche une pièce de Kong Shengqi du 4 au 20 février 2022
Alice Suret-Canale, « En croisant tous nos doigts », huile sur bois, 20×20 cm Vue de l’exposition -196°, Le PRéàVIE, , du 4 au 20 février 2022, commissariat Marion Zilio avec à gauche une pièce de Kong Shengqi du 4 au 20 février 2022
Alice Suret-Canale, Vue d'atelier, "leur couleur orange", huile sur toile, 140x70 cm et "Les méduses", huile sur toile, 195x97cm
Alice Suret-Canale, Vue d’atelier, « leur couleur orange », huile sur toile, 140×70 cm et « Les méduses », huile sur toile, 195x97cm
Alice Suret-Canale Vue de l'exposition "Sens Dessus Dessous", juillet 2021, Le PRéàVIE, Le Pré-Saint- Gervais Série "Clichés et Probabilités"
Alice Suret-Canale Vue de l’exposition « Sens Dessus Dessous », juillet 2021, Le PRéàVIE, Le Pré-Saint- Gervais Série « Clichés et Probabilités »
Photo Abel Llavall-Ubach
Alice Suret-Canale, Vue d'atelier, Le PRéàVIE
Alice Suret-Canale, Vue d’atelier, Le PRéàVIE
Alice Suret-Canale, Vue d'atelier, Le PRéàVIE
Alice Suret-Canale, Vue d’atelier, Le PRéàVIE