FORMES LIMITES, PRATIQUES DE LA CÉRAMIQUE ET SCULPTURES CONTEMPORAINES

FORMES LIMITES, PRATIQUES DE LA CÉRAMIQUE ET SCULPTURES CONTEMPORAINES

« J’ai tenté d’aborder la diversité des pratiques de la céramique dans un rapport à la sculpture. »
Jessica Boubetra

 

Visiter une exposition consacrée à la céramique revient à pénétrer un espace à la fois réel et féerique, aux accents pompéiens où se côtoient formes et empreintes familières d’objets domestiques avec celles d’êtres ou d’objets légendaires, une sorte de pinacothèque où l’homme aurait placé ses créations usuelles jusqu’aux plus fantasmatiques. La céramique est le médium le plus intimement lié au désir. Elle naît d’un feu qui révèle la beauté de la matière, le même qui ronge l’explorateur, donne sa force au fanatique, fait de l’homme un dieu et le consume. Ce feu qui donne un goût à la matière, en sublime la texture pour la transcender. La céramique fait partie de ces arts qui, après avoir créé la forme, la laisse échapper à son créateur pendant le temps de révélation de la cuisson. Elle est un art délicat de la surprise, jaillissant de la béance noire du feu, de ce néant qui absorbe la lumière pour la concentrer sur l’objet qui en résulte. Un processus de production qui nous rappelle une autre genèse qui a été donnée à l’homme de répéter.
L’exposition Formes limites à La Chapelle des Petits-Augustins de l’École des Beaux-Arts de Paris rassemble un large éventail de productions venant des plus grandes collections privées et publiques, de galeries internationales, comme d’artisans ou de designers. Une aventure des formes traversant l’histoire des techniques les plus anciennes à celles issues des dernières innovations liées au numérique avec, pour seule limite, l’imagination.

Dans un monde sacrifié à l’efficience, à la production de masse, la céramique n’exprime-t-elle un arrêt dans le temps, la permanence d’une beauté de l’objet, d’un savoir-faire ?

Jessica Boubetra : Le caractère fascinant de la céramique vient d’abord de son rapport au temps. C’est un matériau pérenne, qui traverse les siècles tout en étant très fragile. En les cuisant, l’argile, la porcelaine ou la faïence se durcissent, et passent d’un état malléable à un état solide. C’est cette solidification qui rend ces matériaux aussi intéressants. Aujourd’hui, malgré les avancées technologiques, la céramique reste toujours aussi mystérieuse. Les processus de cuisson sont tellement complexes à analyser que la connaissance de la céramique passe par une expérience empirique, de nature artisanale. 

Les processus de création traditionnels de la céramique peuvent être très différents, d’un pays à l’autre. Est-ce une caractéristique que tu as voulu mettre en avant dans cette exposition, en allant jusqu’à choisir des pièces au Japon ?

Chaque pays, chaque culture, entretient un rapport singulier à la céramique. Au Moyen-Orient par exemple, il y a une tradition du décor peint, avec un travail de représentation sur des pavages ou des poteries. Dans d’autres parties du monde, c’est plutôt le modelage qui a été développé. Chaque pays inscrit son rapport à la céramique dans une histoire plus large, qui est celle de sa propre civilisation. Au Japon, la céramique occupe une grande place dans les objets du quotidien. Chaque région a un style propre, qui dépend des matériaux disponibles localement. En 2013 j’ai été amenée à faire une résidence de six mois dans un atelier de céramique à Tokyo. Être en contact avec des maîtres céramistes m’a particulièrement stimulée artistiquement. J’ai été frappée par leur traitement du matériau, et des énormes possibilités que cela induisait à un niveau sculptural. C’est cette dimension que j’ai voulu traiter dans l’exposition Formes Limites.  

De l’artisanat à l’ingénierie ou à l’outil numérique, as-tu été surprise par les modes de conception d’une céramique contemporaine ?

La céramique se retrouve en effet dans de nombreux domaines, notamment industriels. Les modes de conception les plus innovants sont liés à un usage numérique de la céramique, comme l’utilisation de la robotique. L’exposition présente des pièces de l’entreprise Ceràmica Cumella, que je trouve très représentatives de ce progrès technologique. L’entreprise développe avec des architectes et des ingénieurs de nouveaux modes de construction, en produisant des objets architecturaux atypiques. Et ce qui est très intéressant, c’est que paradoxalement ce n’est possible que grâce au savoir-faire de l’entreprise, qui utilise des modes de fabrication traditionnels. Leur technologie se situe dans le prolongement d’un savoir-faire artisanal, et non pas en rupture. 

Peut-on dire que la pratique de la céramique crée un point symbolique de convergence dans l’exposition, dans le sens où les artistes usent d’un même matériau, la terre ?

S’il y a un point de convergence dans l’exposition, c’est le caractère sculptural des œuvres présentées. Les poteries sont des objets utilitaires, et donc n’appartiennent pas au registre de la sculpture. Pourtant cela m’intéresse de les montrer à côté d’une œuvre de Tony Cragg par exemple, car cela change l’attention qu’on leur porte. Dans l’exposition, les poteries dialoguent en terme de symbolique, mais aussi de technique avec les œuvres issues du champ de l’art contemporain. 

Quelle est l’intention première à l’origine de ce projet d’exposition entièrement consacrée à la céramique ?

Dans l’exposition Formes Limites, mon parti-pris a été de me concentrer sur des œuvres abstraites. La plupart du temps, le caractère malléable de la céramique amène les artistes à des questions liées au modelage, et par là, à la représentation. En exposant uniquement des œuvres non figuratives, j’ai cherché à rendre visibles les qualités sculpturales des œuvres et des objets céramiques présentés. Dès lors qu’il n’est plus question de représentation, on peut comparer les différents objets selon des critères plus simples, et mieux voir la spécificité de chacun d’eux.

Comment la pratique de la céramique s’inscrit dans la production plastique des artistes présentés dont certains sont qualifiés de conceptuels ?

On remarque que très peu d’artistes contemporains font uniquement de la céramique. Souvent ils l’utilisent ponctuellement dans leur pratique, dans le cadre de projets spécifiques, comme le fait Richard Deacon. Mais on retrouve aussi de plus en plus la céramique dans des installations où elle intervient dans une dimension référentielle. C’est le cas dans le travail d’Élise Vandewalle et d’Helen Marten, qui utilisent la céramique en complément d’une grande diversité de matériaux. Chez elles, la céramique renvoie plus ou moins directement à des formes déjà existantes, comme un tapis de voiture chez Élise Vandewalle ou une vasque chez Helen Marten. 

Une école des Beaux-Arts est par définition le lieu de création de nouvelles formes. Quel dialogue as-tu instauré entre les sculptures présentes dans la Chapelle et les céramiques exposées ?

La Chapelle des Petits-Augustins est un lieu riche historiquement, puisqu’elle rassemble un grand nombre de moulages et de copies issus des collections des Beaux-Arts. Ce n’était pas évident de proposer une exposition dans un tel espace. Pour répondre à cette situation, j’ai imaginé une scénographie qui soit en rupture esthétique avec le reste de la Chapelle. Plusieurs structures métalliques, très hautes, tranchent visuellement avec le lieu et permettent d’identifier clairement les œuvres présentées. L’enjeu est de faire dialoguer les œuvres en céramique avec celles de la collection des Beaux-Arts, tout en les distinguant les unes des autres.

Comment as-tu appréhendé la question du support de présentation des œuvres ?

La difficulté de présenter des objets en céramique vient principalement de leur taille, qui est souvent réduite, et qui de ce fait nécessite l’utilisation de socles. Il était donc nécessaire de créer un dispositif qui surélève les œuvres de petites dimensions. Le dispositif scénographique comporte un ensemble de structures-vitrines. Les sculptures et les objets céramiques pris dans ce display forment un ensemble cohérent. Cela permet d’appréhender les œuvres de manière sensitive, sans nécessairement avoir besoin de se référer à un cartel.

As-tu réalisé la scénographie en vue de proposer au visiteur un parcours particulier ?

L’architecture de la Chapelle impose une certaine linéarité, mais plutôt que de concevoir un parcours spécifique, qui pourrait être didactique, j’ai essayé de proposer un regard transversal sur la céramique. Ce propos s’articule notamment à travers les vitrines, qui regroupent des œuvres autour de réflexions communes. Ces groupements se focalisent sur des sujets précis tels que la matérialité des émaux ou la fragmentation comme méthode constructive. Les vitrines jalonnent la visite, et permettent à l’exposition de témoigner de la diversité de la céramique, sans toutefois être exhaustif. Si l’exposition produit de la connaissance, c’est d’une manière ouverte et comparative, par le choix des œuvres et leur mise en rapport.

 

C’est une approche conceptuelle et sensible des œuvres qui met l’accent sur ce que chaque artiste fait avec la céramique, et sur la manière originale dont il la met en forme. » Jessica Boubetra

 

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet initialement paru dans la revue Point contemporain #11 © Point contemporain 2018-2019

 

Infos pratiques

24/01 AU 24/02 – FORMES LIMITES, PRATIQUES DE LA CÉRAMIQUE ET SCULPTURES CONTEMPORAINES

Artistes présentés : Philippe Barde, Karen Bennicke, Emmanuel Boos, Pia Camil, Tony Cragg, Ceràmica Cumella, Martine Damas, Richard Deacon, Helen Marten, Koyo Matsui, Ryo Mikami, Emilie Pedron, Bettina Pousttchi, Lucie Rie, Fumio Shimada, Ettore Sottsass, Takashi Tanaka, Makoto Toyofuku, Kato Toyohisa, Marc Uzan, Élise Vandewalle, Betty Woodman, Naoki Yamamoto.

Commissaire et scénographe : Jessica Boubetra

 

Exposition Formes Limites Commissaire et scénographe : Jessica Boubetra Artistes présentés : Philippe Barde, Karen Bennicke, Emmanuel Boos, Pia Camil, Tony Cragg, Ceràmica Cumella, Martine Damas, Richard Deacon, Helen Marten, Koyo Matsui, Ryo Mikami, Emilie Pedron, Bettina Pousttchi, Lucie Rie, Fumio Shimada, Ettore Sottsass, Takashi Tanaka, Makoto Toyofuku, Kato Toyohisa, Marc Uzan, Elise Vandewalle, Betty Woodman, Naoki Yamamoto Crédit photographique : Aurélien Mole
Exposition Formes Limites
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