Glenn Ligon – Obscurcir pour révéler

Glenn Ligon – Obscurcir pour révéler

Exposition à la Galerie Chantal Crousel

L’histoire commence ainsi : à l’âge de neuf ans, le jeune Glenn Ligon doit préparer un objet en papier mâché de son choix pour sa classe d’art de primaire. Il vient d’une famille afro-américaine et habite depuis sa naissance dans le Bronx. Ligon décide de construire le bateau du Titanic et ensuite de le peindre : il utilise toute la palette de couleurs et donne forme à un navire multicolore. Mais l’institutrice lui fait immédiatement comprendre que son travail est laid et qu’il lui faut tout repeindre. C’est à ce moment-là que naît son premier geste artistique, geste de réaction et d’invention simultanées : par défiance, le navire est entièrement recouvert de peinture noire, ce qui vaut à l’enfant une sévère réprimande et fait du noir le centre névralgique de la pratique du futur artiste.

Cette anecdote que raconta Glenn Ligon le mardi 11 septembre 2018 lors d’une discussion avec Sara Nadal-Melsió autour de son travail exposé à la Galerie Chantal Crousel constitue désormais un mythe fondateur pour l’artiste. C’est à partir de cette histoire d’enfance que sa pratique et la puissance de son oeuvre peuvent se déployer devant les yeux du spectateur. Le travail de Ligon est tout entier traversé par un double mouvement : celui d’une réaction face à la violence infligée aux victimes d’un pays encore divisé par la question de la race et celui d’un défi consistant à réinscrire au coeur de l’histoire des Etats-Unis la présence des exclus. Et le noir, cette non-couleur, cet écran opaque qui bloque la vue, révèlera ce qui ne cesse d’être oublié.

Dans Soleil Nègre (2018), une série de tableaux-textes de l’artiste, des mots sont discernables mais leurs contours n’ont ni début ni fin : « SOLEIL » ; « NEGR… » ; la lecture s’arrête là. Face à l’opacité du texte, inutile de persister. De même que le noir ne reflète aucune couleur, de même le texte ne laisse filtrer aucune phrase compréhensible. Le regard rentre dans un mur de mots qui résistent à la lecture fluide. Les textes choisis par l’artiste sont ceux de James Baldwin, Gertrude Stein, ou Jean Genet, mais au lieu de les imprimer noir sur blanc Ligon recouvrit certains passages de poussière de charbon, jetant ainsi dans l’obscurité et le texte et son sens. Le noir punit le spectateur. Ce dernier se voit obligé d’avancer à tâtons, aveugle, ne reconnaissant plus cet objet pourtant si familier qu’est le texte. Plongé dans la nuit du sens, il ne se confronte plus à une oeuvre qui serait une fenêtre ouverte sur le monde, transparente, au sens clair et immédiat. Mais du même mouvement le noir défie le spectateur ; il le défie d’entrer dans l’histoire du texte, d’en découvrir sa matière, de faire face à la réappropriation par un artiste noir d’un domaine qui a été historiquement privilégié par les hommes blancs, à savoir celui de la feuille de papier sur laquelle s’inscrit l’intelligence des hommes. Car le charbon qui s’étale sur l’image exprime la matérialité d’un texte qui est manipulé, qui détient une présence physique réelle. Le charbon entache la belle abstraction des mots noirs sur la page blanche et ce faisant rappelle que le langage n’est pas un système clos mais un objet de travail qui n’a de cesse d’être réinventé.

Et le noir enténèbre d’autres espaces de la galerie. L’oeuvre en néon Notes for a Poem on the Third World (2018) brille comme un soleil noir baudelairien. Une main en l’air, la paume ouverte, fait face au spectateur. Il s’agit du geste emblématique du mouvement « Black Lives Matter », et, plus précisément, du dernier geste de Michael Brown qui répondit à l’ordre « Hands up ! » avant qu’il se fasse tuer par la police le 9 août 2014. Le travail de Ligon est le symbole de la résistance contre la violence policière et le racisme d’État ; il témoigne du manque de reconnaissance d’une communauté délaissée et toujours ségrégée.

Mais plus qu’un simple symbole de lutte contre la discrimination, ce travail engage une réflexion sur la nature du geste. La main levée frappe le regard. En tant que geste cristallisé dans un mouvement immobile, l’oeuvre est porteuse d’une signification évidente : il faut résister à la violence policière, déclame-t-elle. Ce disant, le sens est instantané ; il apparaît d’un coup, à même la lumière du néon. Ainsi le geste serait à première vue le médium par excellence qui délivre un message. Mais au même instant où la fin est réalisée – lorsque le message est exprimé – le moyen disparaît de notre perception. Car le néon n’est plus considéré en tant que tel ; ce qui compte, c’est le message qu’il cherche à signifier. La fin qu’est le sens du message prime dans ce cas sur le moyen qui la réalise. Mais est-ce ainsi qu’il faut interpréter le geste ? Faut-il comprendre le geste comme un simple mouvement corporel qui serait le signe d’un sens qui le dépasse, comme un moyen d’expression en vue d’une fin ?

La force de la peinture de Ligon renouvelle notre compréhension courante du geste. En effet, le détail déterminant de l’oeuvre lumineuse n’a pas encore été révélé : sur la face du néon exposée au spectateur, Ligon a déposé une couche de peinture noire. Par conséquent, tout comme la matière du texte fut exposée dans Soleil Nègre, le néon comme moyen d’éclairage est mis en évidence par la peinture. D’où une nouvelle conception du geste tel qu’il est mis en oeuvre par l’artiste new-yorkais et défini par Giorgio Agamben : « Le geste consiste à exhiber une médialité, à rendre visible un moyen comme tel »1. Un geste n’est pas un mouvement du corps qui chercherait à signifier un sens qui le transcenderait, mais, au contraire, un geste souligne l’importance du corps en tant que moyen pur. L’artiste vise bien évidemment à atteindre cette fin qu’est l’égalité entre les blancs et les noirs, reste que cette fin n’est pas abstraite ; elle est solidaire du moyen grâce auquel elle peut advenir : le corps noir et sa présence physique. Et faire un geste, cela revient à exhiber la brutalité qui est exercée sur ce corps, l’interdiction qu’a celui-ci d’être dans certains endroits ou de mener certaines activités. Tel un danseur, l’artiste rappelle que la vie et la mobilité sont inséparables du corps, et, inversement, que la destruction du corps consonne avec la mort. En obscurcissant le néon, Ligon met en lumière la vulnérabilité du corps et sa centralité dans tout mouvement d’émancipation politique.

Tout se passe comme si le fantôme du navire noir, peint durant l’enfance de Ligon, traversait devant nos yeux les murs blancs de la galerie. En avançant, son étrave fend l’avenir et laisse derrière lui ces vagues obscures que sont la réprimande de jadis et la violence du présent.

1 G. Agamben, « Notes sur le geste », trad. D. Loayza. http://lemagazine.jeudepaume.org/2013/04/giorgio-agamben-notes-sur-legeste/

 

Texte Francis Baptiste Haselden © Point contemporain

 

Visuel de présentation : Glenn Ligon, Notes for a Poem on the Third World. 2018. Néon et peinture. 210.8 x 141 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo : Florian Kleinefenn

 

 

Glenn Ligon. Soleil Nègre #9. 2018. Bâtonnets de peinture à l'huile, poussière de charbon et gesso sur papier. 30.5 x 38 x 4 cm. Courtesy de l'artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo : Florian Kleinefenn.
Glenn Ligon. Soleil Nègre #9. 2018. Bâtonnets de peinture à l’huile, poussière de charbon et gesso sur papier. 30.5 x 38 x 4 cm. Courtesy de l’artiste et de la Galerie Chantal Crousel, Paris. Photo : Florian Kleinefenn.

 

Debris Field/Notes for a Poem on the Third World/Soleil Nègre, Vue d'exposition. Crédits photo : Photo : Florian Kleinefenn, Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris
Debris Field/Notes for a Poem on the Third World/Soleil Nègre, Vue d’exposition. Crédits photo : Photo : Florian Kleinefenn, Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris

 

Debris Field/Notes for a Poem on the Third World/Soleil Nègre, Vue d'exposition. Crédits photo : Photo : Florian Kleinefenn, Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris
Debris Field/Notes for a Poem on the Third World/Soleil Nègre, Vue d’exposition. Crédits photo : Photo : Florian Kleinefenn, Courtesy of the artist and Galerie Chantal Crousel, Paris