POUR UNE HISTOIRE DE L’ART FUN & FREE : MISES EN SCÈNES ET PHOTOMONTAGES DE JOACHIM BIEHLER

POUR UNE HISTOIRE DE L’ART FUN & FREE : MISES EN SCÈNES ET PHOTOMONTAGES DE JOACHIM BIEHLER

Une anecdote racontée par Donna Haraway dans un film récent1 fait comprendre comment l’histoire de l’art et les représentations qu’elle véhicule s’immiscent dans le rapport le plus intime de chacun avec son propre corps, avec une puissance insoupçonnée. La philosophe américaine se souvient en effet que, en arrivant pour la première fois sur le campus où elle devait enseigner, elle s’était rendue compte que tous les étudiants avaient des dents parfaitement alignées, ce qui lui avait rappelé qu’elle-même avait aussi des dents parfaitement alignées… grâce à l’appareil dentaire qu’elle avait dû porter dans son adolescence. Immanquablement, les étudiants et elles avaient vécu les mêmes séances d’orthodontie. Haraway s’était alors interrogée sur les modèles des orthodontistes pour façonner les dentitions de leurs patients et avait découvert qu’il s’agit de la statuaire grecque antique. Les visages sont transformés, redressés, en fonction d’une représentation culturelle, historiquement marquée, érigée en norme esthétique universelle.

Ainsi les représentations du corps dans l’histoire de l’art sont loin d’être anodines, d’où la nécessité de les repérer et de les relativiser lorsqu’elles sont devenues avec le temps des modèles normatifs. Avec ses séries d’œuvres sur les codes de l’art et les représentations sociales qui en découlent — les représentations particulières qui deviennent des poncifs, mais aussi les figures d’artistes que l’on a envie d’imiter — Joachim Biehler remet ces normes en cause avec humour et dérision, mais aussi une réelle efficacité.

Dès ses débuts2 son travail aborde ces questions avec des parodies de tableaux connus de tous, que ce soient des thèmes picturaux traditionnels tels que les Annonciations ou des tableaux singuliers souvent reproduits.
Parmi une série d’images qu’il projette en diaporama, il a par exemple réalisé en 2009 une Pietà en collaboration avec un artiste plus âgé incarnant pour lui un modèle. Dans une mise en scène photographique rendue évidente par la présence de spots professionnels et d’un rideau noir, comme dans un studio, on y voit Joachim Biehler se substituer à l’enfant Jésus dans les bras d’un homme remplaçant la mère. Tandis que les attitudes et positions des corps restent semblables à celles qu’on observe dans les Piétà classiques, le changement de personnages induit un changement dans le lien affectif qui les unit. Du cliché de l’amour maternel, on passe à un autre type d’amour, entre hommes, entre un jeune artiste et l’un de ses paires. Drôle et troublante, cette Piétà renverse une relation convenue pour offrir une représentation plus spécifique reflétant la diversité des expériences vécues. Dans la même série, Joachim Biehler a réalisé une Annonciation, en 2010, en collaboration avec Jean-Luc Verna. Proche des photographies que Verna réalise lui-même en se mettant en scène3 cette image est plus parodique que la précédente, affirmant, par des gestes exagérés, une théâtralité qui souligne le comique de la situation en regard du sujet choisi. Car autant l’amour est universel et peut être incarné par une infinité de personnages, autant l’Annonciation est une action en principe exclusivement réservée aux anges. Le jeu entre les deux hommes suggère avec dérision que non. Joachim Biehler travaille aussi à partir de tableaux particuliers, comme en 2013 lorsqu’il reprend, en compagnie de Pascal Lièvre, le célèbre Portrait présumé de Gabrielle d’Estrées et de sa sœur la duchesse de Villars (conservé au Louvre) tant de fois reproduit pour illustrer les manuels d’histoire et d’histoire de l’art. Ici, les deux complices imitent exactement la pose deux personnages du tableau médiéval — l’une des deux sœurs pince le sein de l’autre — et renchérissent sur l’énigme de ce geste en le déplaçant d’une baignoire féminine à une baignoire masculine. Entre la performance et l’œuvre photographique, ces mises en scène déjouent les poncifs mis en place au fil de l’histoire de l’art en introduisant des variations empruntées à l’esprit gay.

Parallèlement à ces ré-interprétations de thèmes et de tableaux célèbres, d’autres œuvres de Joachim Biehler ont recours au travestissement, soit en l’appliquant pour se transformer en d’autres artistes, soit en soulignant son utilisation chez des artistes plus anciens. Par exemple, dans une série intitulée le Like project, 2012-2013, il mêle son portrait à celui d’artistes qui sont pour lui des références, à commencer par Cindy Sherman. A cette aînée américaine, il emprunte son goût pour un travestissement produisant de l’étrangeté — travestissement réel chez Sherman et travestissement numérique chez Biehler. Ainsi le photomontage Like Cindy, montre le visage de Joachim Biehler à la place de celui de Cindy Sherman au sein d’une photographie des années 2000; dans un autre photomontage, Like Gilbert & like George, il se glisse dans un costume anglais ; dans un autre encore, il devient Jeff Koons. Passant d’une époque à une autre, d’une style à un autre, mêlant indifféremment son portrait à celui d’artistes hommes ou femmes, Joachim Biehler pose la question de l’identification à des modèles, tout en s’amusant.

Dans l’un de ces photomontages, ses traits se substituent à ceux d’Andy Warhol, Like Andy, artiste central dans son travail récent. A travers le thème du travestissement, Joachim Biehler attire l’attention sur un riche aspect de l’œuvre de Warhol. Avec le photomontage Andy Kiss me (Art fiction), de 2014, qui se rapproche d’une autre série, Kiss the artist, dans lequel il se photographie embrassant des artistes connus, il manifeste son attachement au pape du pop mais pour d’autres raisons: Warhol est aussi l’artiste qui très tôt a brouillé les genres en incarnant une figure androgyne. Avec la performance intitulée 10 Andys qui a eu lieu au Centre Pompidou Metz durant l’exposition Warhol underground en 2015, faisant écho à la grande sérigraphie et peinture Ten Lizes, de 1960, il multiplie le peintre américain comme celui-ci avait auparavant multiplié la star de cinéma qu’il adorait, en travestissant dix personnes déambulant dans le Musée. Multiplication, travestissement, changement de genre, l’hommage à Warhol devient ici une attaque contre les identités assignées. Mais surtout, la série de photomontages Extravaganza (After Andy in Drag) de 2016 où Joachim Biehler se transforme en Warhol qui s’était lui-même photographié en travesti, fait redécouvrir de manière touchante cette exploration de l’artiste pop américain aux marges de la société de son époque. Il faut rappeler que le thème de la drag queen, s’il n’est pas le plus connu dans l’œuvre de Warhol, n’en est pas moins signifiant : en 1975, il avait par exemple exposé en Italie une série de portrait de travestis rassemblés, dont l’un des commentateurs notoires avait été Pier Paolo Pasolini4.

Mises en scènes et travestissement sont à la base du travail personnel de Joachim Biehler, mais aussi de celui qu’il pratique au sein du duo Jacky & Jacky, avec Violaine Higelin5. Ensemble, par le biais de photomontages, ils reprennent pour les pervertir des poncifs de la conception genrée telle qu’ils ont été répandus dans la culture populaire jusqu’à récemment, notamment à la télévision. Ainsi, dans une série d’images autour du couple Tarzan et Jane de la série des années soixante, Violaine prend la place de l’homme-muscle (mais pas systématiquement) tandis que Joachim se glisse dans le corps de Jane. De même, Jacky & Jacky s’invitent dans les séries familiales américaines de couples modèles heureux, père travaillant à l’extérieur et mère veillant sur les enfants, à cette différence près que le visage radieux de Violaine surmonte le costume de l’homme, à côté du visage non moins radieux de Joachim dans le rôle de la mère. Récemment, dans une performance intitulée L’amour du risque, en 2016, les deux associés se présentent vêtus de voiles noirs ressemblant à des niquab, surmontés de caquettes arborant en lettre dorées chacune le nom de Jacky, pour chanter un rap parodiant une chanson populaire. Portant ainsi au paroxysme leur volonté d’indifférenciation entre eux, évoquée par le nom même unisex du duo Jacky & Jacky, ils détournent avec un humour plus grinçant que d’habitude des accessoires identitaires. Ainsi, grâce à cette collaboration, l’œuvre de Joachim Biehler continue d’explorer les mêmes thèmes, avec les mêmes précédés fait de parodie et de dérision, la même drôlerie donc, mais aussi avec une dimension plus démonstrative et plus immédiatement évidente pour qui connait moins l’histoire de l’art.

Légèreté, humour, dérision, complicités, fantaisie même, caractérisent le travail de Joachim Biehler, qui s’attache à des questions néanmoins centrales. Car, en tant qu’elle est sous-jacente aux représentations communes, l’histoire de l’art a contribué à imposer des modèles, nés dans le passé et qui continuent de perdurer. Il est temps que l’art déjoue les modèles qu’il a imposé pour en suggérer d’autres, plus libres et plus ouverts.

1 Fabrizio Terranova, Donna Hardaway: Story Telling for Hearthly Survival, 2016
2 Voir la biographie de l’artiste sur son site : www.joachimbiehler.com/_/Menu.html
3 Voir notamment le Diaporama rétrospectif présenté dans la récente exposition au Mac Val « Jean-Luc Verna —Vous n’êtes pas un peu beaucoup maquillé ? —Non », du 22 octobre 2016 au 26 février 2017.

4 Pier Paolo Pasolini, « Ladies and Gentlemen. Sur Andy Warhol», texte écrit en octobre 1975 à l’occasion d’une exposition de sérigraphies d’Andy Warhol, I Travesti neri, à Ferrare et publié l’année suivante dans le catalogue de l’exposition Warhol à la Galleria Anselmino de Milan.
www.violainehigelin.com

Texte Vanessa Morisset © 2018 Point contemporain

 

 


Joachim Biehler
Né en 1981 à Strasbourg.
Vit et travaille à Metz

Diplômé du DNSEP de la Haute Ecole d’Arts de Perpignan.

Représenté par la Galerie Géraldine Banier Paris.

www.joachimbiehler.com/_/Joachim_Biehler.html

 

Andys. Performance _ Centre Pompidou Metz - Exposition Warhol Underground, 2015 © Joachim Biehler
10 Andys. Performance Centre Pompidou Metz – Exposition Warhol Underground, 2015 © Joachim Biehler

 

Extravaganza (After Warhol in Drag) 2016 © Joachim Biehler
Extravaganza (After Warhol in Drag) 2016 © Joachim Biehler

 

Andy Kiss me (Art fiction), 2014 © Joachim Biehler
Andy Kiss me (Art fiction), 2014 © Joachim Biehler

 

As Never Seen On TV ( série ), 2013 © Jacky & Jacky
As Never Seen On TV ( série ), 2013 © Jacky & Jacky

 

Kiss ORLAN (Série Kiss the Artist 2012_2013) © Joachim Biehler
Kiss ORLAN (Série Kiss the Artist 2012_2013) © Joachim Biehler

 

Like Cindy (série Like Project 2010 _ 2013) © Joachim Biehler
Like Cindy (série Like Project 2010 _ 2013) © Joachim Biehler

 

Like Gilbert et georges (série Like Project 2010 - 2013) © Joachim Biehler
Like Gilbert et Georges (série Like Project 2010 – 2013) © Joachim Biehler

 

Tarzan & Jane, 2015 © Jacky & Jacky
Tarzan & Jane, 2015 © Jacky & Jacky

 

Visuel de présentation : Le grand bain (avec Pascal Lièvre), 2013 © Joachim Biehler