JOHN DENEUVE [PORTRAIT]

JOHN DENEUVE [PORTRAIT]

PARTY  GIRL !

« La valeur esprit a été remplacée par le fun, le divertissement, le sport, le jeu, le tourisme, la consommation. »
Gilles Lipovetzky

Selon Paul Valéry, l’esprit n’est ni âme immatérielle ni matière cérébrale, mais il est ce que devient notre activité cérébrale lorsqu’elle transforme les choses du monde extérieur en des supports de mémoire… Ainsi, les objets fabriqués par l’homme seraient des prothèses, explique Bernard Stiegler, des sortes de béquilles de l’esprit et des supports de mémoire et de transmission. Dans le travail de John Deneuve tout laisse à penser que la valeur esprit a disparu au profit des objets de la consommation la plus vulgaire, des comportements les plus dénués de sens, voire d’une « idiocratie » généralisée, de ce que Stiegler dénonce souvent comme la « bêtise systémique »… D’ailleurs les œuvres de John Deneuve qu’elles soient sculptures ou performatives évoquent souvent les arts primitifs et la transe, c’est-à-dire des émanations de nous qui ne relèvent ni de la réflexion ni de l’intellectualisation mais de l’intuition et du lâcher prise, d’une relation directe entre le corps et le monde qui ne passe pas par l’esprit… Pourtant, derrière l’ensemble des formes produites par l’artiste, se cache un regard conscient (politique et philosophique) de ce monde duquel elle extirpe les objets qu’elle détourne, et qui nous amènent à la conclusion que tout se déglingue…

Qui est Mlle John Deneuve ?
La performeuse qui, dans son académique bleu se trémousse en haut de son escabeau, perruque noire corbeau recouvrant son visage ?  Pygmée grimé protagoniste du duo Sugarcraft(1) s’agitant et agitant des jouets d’enfant en guise d’instruments de musique ? L’auteur de dessins, sérigraphies et autres éditions aux couleurs acidulées, aux paillettes et aux formes ambivalentes ? Il faut savoir lire entre les lignes et saisir les multiples nuances des mondes superficiels et légers de John Deneuve, à l’image de sa sculpture No hay camino, hay que caminar(2) produite en 2013 pour le programme Ulysses initié par le FRAC PACA(3), lors de Marseille capitale culturelle. Là où l’on attendrait davantage une référence à James Joyce, John Deneuve choisit un clin d’oeil à l’un des personnages du dessin animé des années 80, Ulysse 31. Elle utilise une figure de l’enfance et lui fait subir les affres du temps, et aussi ceux d’un déclin d’une humanité pour laquelle les paradigmes des années fin 70 – début 80 ont échoué lamentablement. Le Nono de Télémaque, déboulonné, dont on retrouve les ruines au milieu de nulle part, est le vestige d’une époque où nos consciences s’assombrissaient et commençaient à prendre la mesure des dangers du sexe avec le sida, des travers de la mondialisation, et des problèmes écologiques… Au-delà de son apparente trivialité, et d’une certaine innocence, l’œuvre enchevêtre plusieurs références, puisqu’elle emprunte son titre à celle de Luigi Nono No hay caminos, hay que caminar… Andreï Tarkovski. L’artiste s’amuse de l’homonymie du compositeur italien et du personnage de fiction, elle affirme au passage son appartenance à la musique, elle- même compositeur au sein du duo Sugarcraft. On notera également le clin d’oeil à Tarkovski et au cinéma en général, puis on s’interrogera sur la portée philosophique de la phrase choisie par les deux artistes Vous qui marchez, il n’y a pas de chemins, il n’y a qu’à marcher

John Deneuve essaie de réenchanter le monde avec des paillettes et des ballons de baudruche, des sucettes et des pommes d’amour géantes, mais sous le sucre, ses œuvres sont acides. L’artiste s’amuse des archétypes d’une culture populaire et des paradigmes de la société de consommation, voire d’avilissement aux lois qui la régissent (pub, médias, stratégie marketing, sciences de l’éducation, etc.), sans s’y attaquer frontalement. D’ailleurs elle ne s’y attaque pas, tout comme elle ne milite pas, elle ne revendique pas, elle ne s’oppose pas mais se méfie de la norme et des cases, des conventions, de la bien-pensance et du mainstream et joue continuellement avec les limites posées par une société elle-même absurde. John Deneuve aime provoquer à en juger par la performance qu’elle donnait en mai dernier au FRAC PACA. Costume de Wonder Woman de sex-shop, elle multipliait les associations tendancieuses d’objets, et donnait allègrement dans la référence cul-anatomique avec les jouets en plastique dont elle disposait. John Deneuve malmène nos mœurs, parfois borderline, lorsqu’elle associe le monde l’enfance à celui du sexe, série d’animation éducation sexuelle(4), ou cynique lorsqu’elle produit des albums à colorier, dans lesquels les enfants mettent en couleur les logos de l’ANPE ou des ASSEDIC, Programme de pré-intégration par le coloriage.

« Les coloriages proposés à l’enfant, lui permettent dès le plus jeune âge de faire copain copain avec les organismes et les nombreux textes administratifs qui régissent notre vie. L’enfant, par le jeu, apprend à ne pas dépasser les limites de son coloriage et plus tard dans la société qui sera la sienne, il ne sera pas tenté de braver les services de police ou d’incendier des voitures ! Non, il aura lui-même intégré toutes les lois qui régissent une société, ses limites et ses codes. » John Deneuve

Pas vraiment adepte d’une contre-culture, mais avide de liberté de penser et d’agir John Deneuve préfère puiser dans une culture populaire des références communes aux petites gens, feignant une certaine forme d’inculture. Sa posture demeurera volontairement équivoque, sur le fil entre adhésion et subversion puisqu’elle utilise souvent le langage et les formes qu’elle dénonce. Cette prise de distance lui permet de jouer avec les normes en les remettant en question et d’utiliser en guise de réaction un vocabulaire emprunté au dérisoire, à la fête, au carnaval mais également à l’histoire de l’art et aux arts premiers. Des trucs de récup, et des objets étranges, à la limite des jouets pour enfants, des jouets pour chiens et des jouets pour le sexe, héritiers des sex-toys de Paul McCarthy, des bouts de bois et du raphia, John Deneuve transforme tout ce qu’elle trouve…

Ses expositions personnelles sont toujours des réponses in situ, elle travaille avec la plasticité intrinsèque du lieu. Pour son exposition personnelle, Spectre normal en 2015, au sein des galeries Lafayette, ses installations étaient des échos plastiques à leur environnement, elles dialoguaient avec un no man’s land commercial, qui n’avait rien d’un white cube, saturé de panneaux de sortie de secours verts, d’extincteurs d’incendie rouges, de tuyaux de pompier argentés, de gaines de climatisation en aluminium au milieu desquels les œuvres s’imbriquaient. Ready-made et détournement d’objets sont les points d’ancrage de son travail d’installation. C’est que John Deneuve se fournit davantage chez Leroy Merlin ou dans les bazars qu’au Géant des Beaux-Arts. Elle possède un vrai talent pour reconnaître dans certaines breloques, objets banals ou certains matériaux de construction, câble, tuyau de laiton, papier isolant, pied de lit, ustensile de cuisine, les qualités esthétiques et plastiques d’une forme et d’une matière qu’elle ne retouchera pas ; elle travaille par assemblage, par accolage et par mariage en tous genres de trucs qu’on finit par ne plus pouvoir nommer. Si l’utilisation d’objets relève entre autres des nouveaux réalistes, l’assimilation œuvre d’art – objet rappelle la démarche de Louise Lawler qui montre dans ses photographies les œuvres d’art comme des objets ordinaires, ni plus ni moins estimables que le mobilier avec lequel elles voisinent. Cela donne au final des « objets-sculptures » intrigants selon la formule de Mike Kelley.

Super héroïne de pacotille, il faut au moins cela pour survivre dans ce monde de brutes, qui semblerait être celui de l’art ! John Deneuve considère son évolution dans le milieu artistique et dans la société en général comme une lutte de tous les instants. C’est pourquoi elle arbore cette pauvre panoplie de Wonder Woman dans ses performances et dans ses vidéos wonder wall et wonder ladder qui rappellent ce que certains appelaient « une brutale auto-agression » pour décrire les performances de McCarthy, et autres expérimentations corporelles dans lesquels le corps est mis à rude épreuve comme chez Chris Burden ou chez Bruce Nauman. John Deneuve pratique elle aussi cette mise en jeu d’elle-même dans ses vidéos et dans ses performances, sans la dramaturgie des féministes de Gina Pane à Carolee Schneemann, chez John le propos est ailleurs, loin du dépassement des limites et du mysticisme d’une Marina Abramović qui jadis se jetait elle aussi contre les murs. Adepte du travestissement ridicule et des postures idiotes (voir la séance d’entraînement de Wonder Woman sur son escabeau), John Deneuve se place d’elle-même dans la case des anti-héros, voire des loosers comme en leur temps Bas Jan Ader ou Saverio Lucariello et s’inscrit dans la lignée du concept d’infamie et d’idiotie dans l’art contemporain développé par Jean-Yves Jouannais(5) au début des années 2000, qui relevait cette nouvelle propension des artistes à se ridiculiser. « L’idiotie n’est pas la stupidité ni un manque d’intelligence, mais la singularité. » L’auteur s’intéresse à l’infamie, avec des artistes qui préfèrent rater, faire preuve de mauvais goût plutôt que d’être dans le politiquement correct. Chez John Deneuve le résultat est volontairement grotesque, proche de Buster Keaton voire de Peter Sellers, voire de Benny Hill. Perruque renversée sur le visage, elle se projette contre un mur et y revient irrémédiablement, obstination métaphorique, absurde et sisyphéenne de l’artiste qui se heurte au refus et à la critique mais qui se relève et repart, parce qu’il ne peut faire autrement…

Texte de Céline Ghisleri initialement paru dans la revue Point contemporain #6 © Point contemporain 2017

(1) Duo électro techno-punk composé de John Deneuve et Doudouboy.
(2) Réalisation Atelier Ni – Coproduction Voyons Voir / Atelier Ni.
(3) Ulysses : Un itinéraire d’art contemporain MP 2013 initié par le FRAC PACA.
(4) Éducation sexuelle, 2012-2013. Série d’animation pour Arte Creative.
(5) L’idiotie : Art, vie, politique-méthode, Jean-Yves Jouannais, Beaux-Arts Editions, septembre 2003.

 

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John Deneuve Portrait
John Deneuve