KATRIN KOSAKARU, « LES OMBRES D’UN TEMPS DE PAIX »

KATRIN KOSAKARU, « LES OMBRES D’UN TEMPS DE PAIX »

Vue de l’exposition « The line of little figures” de Katrin Koskaru
L’ahah #Moret
© Marc Domage/L’ahah

ENTRETIEN / Entretien entre Katrin Koskaru et Sonia Recasens à l’occasion de l’exposition personnelle de Katrin Koskaru « The line of little figures » à l’ahah #moret du 25 janvier au 28 mars 2020

En raison des mesures exceptionnelles annoncées par le gouvernement et liées à l’épidémie de Covid-19, L’ahah est fermée au public jusqu’à nouvel ordre.

Sonia Recasens : Vous définiriez-vous comme peintre ?

Katrin Koskaru : Je ne sais pas.

S. R. : Pouvez-vous nous dire ce qui vous attire dans ce médium chargé d’une lourde histoire de conquêtes impériales, coloniales, capitalistes ?

K. K. : Imaginez faire une promenade. Vous êtes au milieu de nulle part, sur une route de graviers qui court entre de vieux champs. Le paysage est légèrement vallonné. Pas une maison à l’horizon. C’est le printemps et les pissenlits sont en fleurs. Ils sont partout. Sur la route, il y a un panneau qui dit quelque chose comme : « Derrière ce panneau, partout où vos yeux se posent, il y a un champ de bataille, théâtre de plusieurs batailles, dont une, en particulier, tourna très mal. La pluie favorisa la formation de rivières de sang. Les rivières de sang ont rapidement formé des lacs de sang où les chevaux s’enfonçaient jusqu’aux genoux. » Quelque chose comme ça. Maintenant, il y a quelque chose entre ces lignes, ces pissenlits, ces chevaux et ces lacs, que j’ai besoin d’explorer. J’utilise la peinture pour ce faire. 

S. R. : Donc d’une certaine façon, votre attirance pour la peinture est liée à votre fascination pour la guerre. Vous avez grandi dans les années 1980-1990 en Estonie, un pays membre de l’Union Soviétique jusqu’en 1991. Est-ce que ce contexte politique et militaire a marqué votre mémoire, influencé votre rapport aux paysages et à la peinture ?

K. K. : Oui ! Enfant, je m’interrogeais sur l’expression : « Nous vivons en temps de paix ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’après, il y aura la guerre ? Pourquoi ? Quand ? Comment se fait-il qu’en temps de paix, il y ait autant de soldats dans les rues ? Depuis la cour du jardin d’enfant, je pouvais voir de nombreux parachutistes dans le ciel. Ils étaient magnifiques, si beaux dans le ciel bleu ! Puis, mon père m’a expliqué qu’il s’agissait de soldats et que cela faisait partie de leur entraînement. Quelle déception ! J’ai pris conscience de la Guerre Froide bien plus tard. Et nous voici maintenant, des années après : notre liberté et cette période de paix sont protégées par de constants exercices de préparation à la guerre, d’importants investissements dans des équipements militaires, et des entrainements. J’ai l’impression d’attendre que ce jeu stupide cesse. Mais je suis naïve. 

S. R. : C’est comme si vous traduisiez le souvenir des paysages meurtris à travers des peintures évanescentes qui enveloppent le·la spectateur·rice dans une atmosphère étrange. Pour vos œuvres précédentes, comme les « War Poem », vous collectiez, sur Internet et dans les journaux, des images de guerres que vous effaciez. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce passage de la figuration à l’abstraction ?

K. K. : Chaque jour, je collectais ce qui était aux informations en lien avec des activités militaires, ou toute autre image de violence, de pouvoir. Je savais que je devais en faire quelque chose mais sans savoir exactement quoi. Je gardais à l’esprit le fait que je vivais, et vis toujours, en temps de paix, moins dans une dimension temporelle que géographique. Comment traiter ce qui se passe autour de moi ? Inutile de reproduire les photographies telles quelles. Ce serait trop explicite, trop direct, dénué de poésie et donc d’espoir. Il y avait tellement de données, d’informations et pourtant aucune conversation possible. J’ai donc commencé à me concentrer sur les non-dits, les ombres et les cris que je ne pouvais pas voir ou entendre. J’ai zoomé. 

S. R. : Pourriez-vous décrire plus précisément votre processus, votre façon de travailler, d’expérimenter avec les supports (toile, polyester, etc.) et les techniques (huile, aquarelle, stylo…) ? La texture est également très importante dans votre œuvre. 

K. K. : Actuellement, je travaille à l’aquarelle avec du tissu polyester. J’aime que ce tissu soit le plus synthétique possible. Quand j’entre dans mon atelier, tous mes poils se hérissent à cause de l’électricité statique ambiante. Je recouvre cette matière synthétique et électrique de couches d’aquarelles, jusqu’à ce qu’elle devienne plus épaisse, plus lourde. Qu’elle repose ensuite sur le sol de mon atelier comme de grands lambeaux de peau. Quand je ne travaille pas dessus, j’essaie de garder l’esprit ouvert, en expérimentant, en touchant d’autres matières, en griffonnant, dessinant avec ce que j’ai à portée de mains : stylos, feutres. Ça, c’est dans les bons jours.

S. R. : Dans vos peintures, on perçoit une attention particulière portée au tissu, à la texture de la toile. La toile n’est pas seulement le support de l’œuvre, mais fait partie intégrante de l’œuvre. J’ai lu que vous aviez fait des études de design textile. Peut-on dire que la peinture commence avec un morceau de tissu ?

K. K. : Je ne pense pas avoir jamais acheté de toile prête à l’emploi. Il a toujours été moins cher de tout faire et de partir de zéro. J’achetais du lin brut dans les magasins de tissu, que j’enduisais ensuite de colle chaude fabriquée à base de peau de lapin. L’odeur du lin après la première couche de colle… J’adorais tout ce processus. Je ne tisse pas mes propres toiles mais j’ai pris l’habitude d’éprouver le tissu en le frottant entre mes doigts. J’adorerais pouvoir toucher les peintures dans les musées. Alors oui ! Tout commence par un morceau de tissu : doux, rugueux, étanche, perméable, transparent, opaque, doux Jésus, et tant d’autres choses. Tout cela est fascinant. 

S. R. : La lumière est aussi très importante. En regardant vos œuvres, j’ai l’impression d’être enveloppée dans un halo de lumière. Parfois chaude, parfois plus froide…

K. K. : Les outils du peintre… La lumière et l’ombre… Là où il y a une lumière, il y a une ombre, et j’aime l’ombre. Les hivers sans neige en Estonie sont gris. D’un gris vraiment triste. On dirait que le gris sort du sol ; il vous attaque de toutes parts. Et ce monde gris n’a pas d’ombres. Ou peut-être que tout n’est qu’ombre. On a l’impression d’être enfermé·e dans une pièce sans écho. Cela joue sur vos sens. Heureusement, nous avons des lampes, pour créer des ombres. 

S. R. : Dans vos œuvres récentes, la peinture se fait plus sculpturale, très physique. Pouvez-vous nous expliquer cette évolution ? 

K. K. : Je ne sais pas si je peux. Comme vous le dites, mon travail a évolué. C’est un processus, qui évolue dans l’atelier. À un moment donné, j’ai senti que j’étais tombée trop profondément dans l’abstraction. J’avais besoin de revenir à une forme, à une figure, pour trouver du sens, pour comprendre mon rapport à la terre, à l’infinité et mon sentiment de perte. Je ne sais pas où ce chemin me mènera. Ou bien même si c’est un chemin. Mais c’est intéressant. 

S. R. : Peut-on dire que, d’une certaine façon, vous créez des figures à partir de paysages vaporeux ? J’ai cru comprendre que vous étiez engagée dans une réflexion profonde sur les problématiques écologiques. Est-ce une façon d’explorer ce sentiment mêlé de perte et d’urgence ?

K. K. : Ce qui m’importe c’est l’admiration et la compassion envers toute créature vivante. Et puis, il y a entre nous tous, êtres vivants, ces relations connues ou encore inconnues qui m’intéressent. 

Sonia Recasens, critique et commissaire d’exposition indépendante Sonia Recasens est critique d’art et commissaire indépendante. Lauréate du Prix Spécial du Jury du Prix AICA 2019, elle contribue régulièrement à des publications pour des centres d’art, des musées ou des maisons d’éditions. Depuis 2015, elle développe une activité curatoriale engagée et inclusive pour une meilleure visibilité des artistes femmes et/ou issu.e.s de l’immigration. Parmi ses projets on compte Cosmogonies : Hessie, Kapwani Kiwanga, Myriam Mihindou, (2015) ; Les Sept démons, (2016); Ailleurs est ce rêve proche, (2018) ; Surivival Art-Hessie (2018).

Katrin Koskaru est une peintre estonienne née en 1977.
Diplômée du Royal College of Art de Londres et de l’Académie estonienne des arts, elle a bénéficié d’expositions personnelles à la Galerie Pascaline Mulliez à Paris en 2016, à la Marlborough Fine Art Gallery de Londres en 2014. Ses tableaux ont également été présentés lors d’expositions collectives au musée Kumu de Tallinn en 2007 et 2012 ainsi qu’à la Tallinn Art Hall (Tallinna Kunstihoone) en 2014. Katrin Koskaru est membre de L’ahah depuis 2017.

Vue de l’exposition « The line of little figures” de Katrin Koskaru L’ahah #Moret © Marc Domage/L’ahah
Vue de l’exposition « The line of little figures” de Katrin Koskaru L’ahah #Moret © Marc Domage/L’ahah
Détail de l’oeuvre « The line of little figures. Ursula », 2020, colle, pigments et crayon sur polyester, 422 x 340 cm Exposition personnelle de Katrin Koskaru « The line of little figures » © Marc Domage/L’ahah
Détail de l’oeuvre « The line of little figures. Ursula », 2020, colle, pigments et crayon sur polyester, 422 x 340 cm Exposition personnelle de Katrin Koskaru « The line of little figures » © Marc Domage/L’ahah
Détail de l’oeuvre « The line of little figures. Ursula », 2020, colle, pigments et crayon sur polyester, 422 x 340 cm Exposition personnelle de Katrin Koskaru « The line of little figures » © Marc Domage/L’ahah
Détail de l’oeuvre « The line of little figures. Ursula », 2020, colle, pigments et crayon sur polyester, 422 x 340 cm Exposition personnelle de Katrin Koskaru « The line of little figures » © Marc Domage/L’ahah

L’ahah est un lieu partenaire de la revue Point contemporain