La tentation de l’espace

La tentation de l’espace

Gravité Zéro au musée des Abattoirs à Toulouse et Caroline Corbasson, Supersymétrie au Parvis de Tarbes.

Deux expositions sont proposées dans le Sud-Ouest, à Tarbes et à Toulouse, ayant trait à l’astronomie. C’est probablement la seule chose qui lie ces expositions différant par ailleurs radicalement sur le fond et la forme. Et pourtant, les rapprocher est l’occasion de se pencher sur les diverses approches artistiques contemporaines s’inspirant de ce sujet, en vogue depuis quelques années. L’emplacement géographique de ces expositions explique par ailleurs cet intérêt commun, Tarbes et Toulouse étant respectivement marqués par la présence de l’observatoire astronomique du pic du Midi, et par le Centre spatial du CNES (Centre national d’études spatiales) et la Cité de l’espace.

L’exposition Zéro Gravité, au musée des Abattoirs à Toulouse, se présente comme « l’exploration artistique de l’aventure spatiale et la figure de l’artiste en cosmonaute1 ». C’est une exposition qui rassemble vingt-quatre artistes ou collectifs d’artistes sur tout un étage du musée. Une majorité des œuvres a été produite pour les éditions de Nuit blanche au siège du CNES à Paris ou lors d’une résidence artistique à l’Observatoire de l’Espace, « le laboratoire culturel du CNES ». Cet ensemble a fait l’objet d’un dépôt du CNES au musée des Abattoirs en 2017, point de départ de l’exposition. Le propos se concentre volontairement sur « la réalité de l’exploration spatiale », reprenant ainsi le mot d’ordre de l’Observatoire de l’Espace qui souhaite que les artistes s’emparent des archives liés à des projets spatiaux du CNES. La commande est d’inciter « à redécouvrir l’aventure spatiale3 ». Autour de ces projets gravitent d’autres œuvres qui ont toutes un lien avec l’exploration spatiale et viennent compléter le propos. 

La commande du CNES amène visiblement les artistes sélectionnés à favoriser la présence humaine et les objets techniques médiateurs entre l’humain et l’espace. L’espace n’y est presque pas figuré, se refusant semble-t-il à apparaître fantasmé, à quelques exceptions près. Il devient un objet cerné par une démarche scientifique rationnelle. C’est donc l’activité associée à l’espace et non l’espace lui-même qui se trouve majoritairement investie par les artistes. Eduardo Kac, maître en matière de communication grand public, a ainsi mis en scène Thomas Pesquet dans une vidéo où l’on voit l’astronaute à bord de la Station spatiale internationale manipuler un petit télescope en papier formant, sous différents angles, le mot « MOI » et un petit personnage. Toujours efficace, Eduardo Kac a trouvé un moyen simple de faire mettre en scène les ambitions humaines à comprendre l’espace, dans une course financière et égotique.

 

Romain Sein, Téléprésence, octobre 2014, vidéo, durée 6’40, Collection Observatoire de l’Espace du Cnes, dépôt aux Abattoirs, 2017 ©droits réservés ; photogr. Sébastien Godevroy
Romain Sein, Téléprésence, octobre 2014, vidéo, durée 6’40, Collection Observatoire de l’Espace du Cnes, dépôt aux Abattoirs, 2017 ©droits réservés ; photogr. Sébastien Godevroy

 

Sur le plan technique, la réponse des artistes face à la commande du CNES a de plus visiblement entraîné une surreprésentation de la vidéo. Cela amène parfois à quelques soucis pratiques en matière de scénographie. Ainsi, le son se télescope-t-il à diverses reprises, notamment dans la salle accueillant les vidéos d’Erwann Venn, de Simon Zagari et de Simon Ripoll-Hurier. La vidéo d’Erwann Venn (À la conquête de l’espace !, 2015)  est présentée sur deux cimaises. Elle projette des formes enfantines – rappelant le papier peint des chambres d’enfants – qui constituent un récit fictif d’exploration spatiale. Le graphisme renvoie à une esthétique des années 1970 que l’on retrouve dans le Projet Symphonie (2014) de Simon Zagari, visible à proximité, qui s’appuie sur les archives du premier satellite de télécommunication européen lancé en 1973. Prenant la forme d’une vidéo d’animation,  cette œuvre met en scène un univers de carton dans lequel évoluent des marionnettes bricolées aux contours simplifiés. On y voit un spationaute mis au chômage tandis que des ingénieurs travaillent sur le satellite dans une approximation qui rappelle l’aspect expérimental de ce que peut être l’exploration spatiale. Les archives du très sérieux programme spatial franco-allemand Symphonie se retrouve dans un autre espace où est présentée une belle vidéo décalée de Romain Sein. L’association de l’espace à l’imaginaire de l’enfance est également présent, puisque la vidéo (Téléprésence, 2014) montre une scène de camping, se passant visiblement dans les années 1970, avec des enfants regardant à la télévision un documentaire sur le programme Symphonie.

 

Simon Zagari, Projet Symphonie, octobre 2014, vidéo, durée 5’10, Collection Observatoire de l’Espace du Cnes, dépôt aux Abattoirs, 2017 © droits réservés ; photogr. Sébastien Godefroy
Simon Zagari, Projet Symphonie, octobre 2014, vidéo, durée 5’10, Collection Observatoire de l’Espace du Cnes, dépôt aux Abattoirs, 2017 © droits réservés ; photogr. Sébastien Godefroy

 

Les marionnettes vues dans la vidéo de Zagari sont aussi présentes dans des vidéos de Marvin Gaye Chetwynd et de Bertrand Dezoteux. Chacun de ces deux artistes filment des marionnettes, aux physiques particulièrement travaillées et absurdes. Dezoteux accompagne sa projection d’une installation qui rejoue les espaces confinés dans lesquels les astronautes sont sensés vivre et cohabiter. Particulièrement réussi, cet ensemble, intitulé En attendant Mars (2017), bénéficie d’un espace dédié qui permet de plonger le public dans une ambiance particulière. Il rend compte avec poésie des petits riens du quotidien qui prennent une autre dimension dans un contexte hors-norme. Non loin, la vidéo Vision verticale (2013) de Chetwynd montre des personnages grotesques et monstrueux incarnant des scientifiques. Présents sur une station spatiale, ils se retrouvent pris dans une aventure loufoque qui nous emmène bien loin des « réalités de l’exploration spatiale2 ».

 

Bertrand Dezoteux, En attendant Mars, 2017, maquettes en carton, marionnettes, materiaux divers, vidéo, durée 16’, Collection Observatoire de l’Espace du Cnes, dépôt aux Abattoirs 2017 © droits réservés ; photogr. Sylvie Leonard
Bertrand Dezoteux, En attendant Mars, 2017, maquettes en carton, marionnettes, materiaux divers, vidéo, durée 16’, Collection Observatoire de l’Espace du Cnes, dépôt aux Abattoirs 2017 © droits réservés ; photogr. Sylvie Leonard

 

La distribution des œuvres ne fait pas l’objet de sections dans l’exposition, qui se déroule sur un plan horizontal et tout en circulation (plusieurs points d’entrée étant possible). On retrouve notamment le panneau introductif à deux endroits distincts. Cela jette la confusion sur la façon dont est pensée l’éventuelle progression de l’exposition. Pourtant des œuvres plus anciennes d’Yves Klein, d’Alain Jacquet, de Paul Van Hoeydonck et le projet Moon Museum introduisent de façon intéressante l’évolution du rapport à l’espace. Ces démarches datant des années 1960 à 1970 présentent l’espace comme une zone d’exploration relevant d’une utopie, d’un rêve fou. Elles donne à voir l’exploration spatiale comme une bouteille à la mer jetée dans un océan d’incertitudes. Les démarches contemporaines soulignent par contraste une approche techniciste de l’espace, y compris par le biais d’une vision de l’histoire de l’exploration spatiale comme histoire des progrès techniques. On perçoit l’attention au confort des astronautes, le design des machines dernier cri, et toute l’histoire dont hérite l’astronomie contemporaine. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un investissement artistique face à ce constat : on le voit chez Bruno Petremann qui associe l’esthétique psychédélique à une zone désertique algérienne ayant servi de base spatiale (Du désert, Diamant s’en va, 2015).

Se trouve amorcée là une réflexion sur espace et colonialisme que le commissariat d’Annabelle Thénez a le grand mérite de mettre en lumière en insistant sur une histoire non occidentale et non blanche de l’astronomie. Le travail d’Halil Altindere, de Jefferson Pinder, de Joana Hadjithomas & Khalil Joreige et de Cristina de Middel viennent ouvrir cette pensée occidentale de l’espace et permettent de réfléchir à la main-mise des pays occidentaux sur l’exploration spatiale, rejouant de façon très criticable une pensée colonialiste. Halil Altindere se penche ainsi dans Space Refugee (2016) sur la législation internationale qui protège les pays qui ne peuvent investir d’une appropriation des pays les plus riches de l’espace.

 

Halil Altindere, Space Refugee, 2016, film video HD, durée 21’ © Courtesy de l’artiste et de la PILOT Gallery, Istanbul
Halil Altindere, Space Refugee, 2016, film video HD, durée 21’ © Courtesy de l’artiste et de la PILOT Gallery, Istanbul

 

Cette vaste exposition est très riche et a le mérite de présenter un aperçu assez vaste de démarches traitant de l’exploration spatiale. A l’heure où la Terre est dans une situation écologique critique, penser à l’espace est une façon de projeter de nouvelles utopies sur un autre lieu encore vierge de présence humaine. Cependant, ce qui ressort de l’exposition laisse songeur : l’espace semble pensé essentiellement dans une visée scientifique, seules les démarches non occidentales soulignent heureusement les enjeux politiques de l’espace dans une approche critique.

La démarche de l’artiste Caroline Corbasson à Tarbes permet de rééquilibrer la donne et d’avoir une vision poétique et donc plus complexe de ce que peut être l’espace. Elle bénéficie d’une exposition monographique au Parvis et a récemment été invitée à travailler avec le laboratoire d’astrophysique de Marseille (laboratoire associé au CNES). Dans l’espace immaculé du Parvis, l’artiste, née en 1989, inscrit une œuvre sensible et pleine de promesse. Presque toutes les œuvres exposées ont été produites pour l’exposition. Marquée par un passage en 2017 dans le désert chilien d’Atacama qui héberge l’Observatoire du Cerro Paranal, prestigieux lieu de recherche en astronomie, l’artiste en est revenue avec de la matière qui s’épanouit dans l’exposition. Les œuvres reflètent son intérêt pour les recherches sur les origines terrestres – une réflexion à la fois à l’échelle du cosmos et de nos existences humaines –. Ainsi, retrouve-t-on cette préoccupation dans les allers-retours formels entre vues microscopiques et macroscopiques. De plus, des images aux formes organiques et astronomiques sont mises en dialogue tout au long de l’exposition.

La quête de sens se traduit dans un accrochage qui place en son centre une grande aiguille du temps qui tourne très lentement (Dial, 2018). Cette sculpture est posée sur une petite mer de sable orangée, tenue en équilibre par une pierre rapportée d’Atacama. L’artiste a emmené cette aiguille au Chili et l’a activée dans le désert, comme on peut le voir dans le court-métrage Atacama (2017). Non présenté dans l’exposition, ce film a été projeté lors du vernissage. Dial orchestre l’exposition qui est par ailleurs composée de photographies, de dessins et d’une vidéo. Ne basculant pas dans une facile et attendue vision mystique, l’artiste s’attelle à un décodage attentif des signes de la création. En témoigne l’invitation faite au photographe Andrea Montano qui vient mettre au mur une présence humaine : une reprise du très célèbre geste de la fresque La création d’Adam de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine. Positionnés verticalement dans cette photographie, les deux doigts qui se touchent à peine évoquent l’apesanteur spatiale autant que la réunion/collision physique de deux corps. A côté de cette photographie qui rompt, dans une tentative intéressante,  le rythme mis en place par l’artiste, une composition au charbon illustre deux galaxies spirales proches d’une éventuelle collision/fusion. Ce dessin (Drawn, 2018) et la photographie (Supersymétrie, 2018 – qui aurait sans doute méritée un encadrement) se font donc écho, rappelant la création qui naît de la tension entre les corps. Des millions d’étoiles naissent en effet de « la tension hélicoïdale entre les […] corps cosmiques4». Il n’y a ainsi pas qu’un seul cœur à l’exposition mais bien deux : l’aiguille du temps fait face à cette tension créatrice originelle de ces deux corps.

Au fond de l’espace d’exposition, une vidéo est projetée sur deux écrans présentés comme un livre ouvert (At the still point of the turning world, 2018). Les images proviennent du voyage à Atacama, mais contrairement au court-métrage, il n’y a pas de narration. Tentant de décrypter l’espace à l’aide des plus grands télescopes du monde et de machines extrêmement sophistiquées, les astronomes regardent des écrans aux messages mystérieux. Les images se succèdent et se répondent comme autant de réponses possibles à une tentative de cerner l’indiscernable : le désert hyperaride de l’Atacama se fait métaphore de l’espace. Surface improbable, où rien ne pousse et rien ne semble vivre, le vent devient un personnage soulevant la poussière. Extrêmement symbolique, la poussière renvoie ici autant aux « disparus », victimes de Pinochet, qu’à la poussière d’étoile dont nous serions composés à 97%. Les titres, systématiquement en anglais, sont l’occasion de souligner les doubles lectures que cachent les œuvres. Dans Field (2017), on retrouve la poussière de l’Atacama mais sous dans sa dimension microscopique. Il y a une tension, dans ce titre, entre la matérialité du désert en tant qu’espace physique et le domaine de recherche qu’il héberge et qui regarde vers le ciel. Par ailleurs, les impressions charbon sur papier rendent par leur matière le grain de la poussière formant les galaxies qui nous entourent et nous constituent. Caroline Corbasson, on l’aura compris, élabore une proposition esthétique entre force et fragilité qui, finalement, en dit plus long sur les possibles de l’espace qu’un propos artistique encadré par des attentes institutionnelles et politiques par trop lisibles. Mais, dans le même temps, l’exposition des Abattoirs a le grand mérite de faire réfléchir à l’espace autrement que par une dimension mystique et poétique, invitant à discuter plus largement que sur un plan strictement scientifique de cet objet commun.

1 Dossier de presse de l’exposition, p. 2
Ibid.
3 Ibid.
4 Journal de l’exposition du Parvis

 

Texte Camille Prunet © 2018 Point contemporain

Visuel de présentation : Erwan Venn, A la conquête de l’espace, 2015 (détail), collection de l’Observatoire de l’Espace du CNES © Erwan Venn

 

Infos pratiques

Gravité Zéro, Musée des abattoirs, Toulouse, 06/04 – 07/10/2018

Artistes présentés :
Halil Altindere, Antoine Belot, Sylvie Bonnot, Marvin Gaye Chetwynd, Raphaël Dallaporta, Johan Decaix, Cristina De Middel, Bertrand Dezoteux, Joana Hadjithomas & Khalil Joreige, Cédric Hoareau et Vincent Odon, Alain Jacquet, Eduardo Kac, Yves Klein, “Moon Museum” (John Chamberlain, Forrest Myers, David Novros, Claes Oldenburg, Robert Rauschenberg, Andy Warhol), Loïc  Pantaly, Olivier Perriquet, Bruno Petremann, Jefferson Pinder, Simon Ripoll- Hurier, Romain Sein, Sputniko, Paul Van Hoeydonck, Erwan Venn, Simon Zagari

 

Caroline Corbasson. Supersymétrie, le Parvis, Tarbes, 02/05 – 30/06/2018

www.parvis.net

 

Caroline Corbasson, Field, 2017. Impression charbon sur papier, dimensions variables. Photo : Alain Alquier. Courtesy de l’artiste.
Caroline Corbasson, Field, 2017. Impression charbon sur papier, dimensions variables. Photo : Alain Alquier. Courtesy de l’artiste.

 

Vue de l'exposition Supersymétrie (détail). De gauche à droite : Caroline Corbasson, Drawn, 2018. Charbon sur papier, composite mural en quatre panneaux, 210 x 225 cm (75 x 105 cm chaque). Courtesy de l’artiste. Andrea Montano, Supersymétrie, 2018. Tirage photographique, 150 x 120 cm. Courtesy de l’artiste. Photo : Alain Alquier
Vue de l’exposition Supersymétrie (détail). De gauche à droite : Caroline Corbasson, Drawn, 2018. Charbon sur papier, composite mural en quatre panneaux, 210 x 225 cm (75 x 105 cm chaque). Courtesy de l’artiste. Andrea Montano, Supersymétrie, 2018. Tirage photographique, 150 x 120 cm. Courtesy de l’artiste. Photo : Alain Alquier

 

Vue d'ensemble de l'exposition de Caroline Corbasson Supersymétrie au Parvis centre d'art contemporain. Photo : Alain Alquier.
Vue d’ensemble de l’exposition de Caroline Corbasson Supersymétrie au Parvis centre d’art contemporain. Photo : Alain Alquier.

 

Caroline Corbasson, At the still point of the turning world, 2018. Vidéo en boucle, 10’. Courtesy de l’artiste. Directrice de la photographie : Eponine Momenceau. Montage image : Valentin Milou. Montage son : Valentin Milou et Pierre Barriaud. Photo : Alain Alquier.
Caroline Corbasson, At the still point of the turning world, 2018. Vidéo en boucle, 10’. Courtesy de l’artiste. Directrice de la photographie : Eponine Momenceau. Montage image : Valentin Milou. Montage son : Valentin Milou et Pierre Barriaud. Photo : Alain Alquier.