Bruno Baltzer & Leonora Bisagno [ENTRETIEN]

Bruno Baltzer & Leonora Bisagno [ENTRETIEN]

Les productions de Leonora Bisagno et Bruno Baltzer mêlent le clignotement des néons  »Remain » et  »Leave » [Remain|Leave, 2018], à l’appeau interpellant des oiseaux disparus dans la Loire et au Luxembourg [Ferme ton bec, siffle toujours. 2018]. Elles peuvent aussi prendre la forme d’un idéogramme chinois traduisant la devise luxembourgeoise -en français :  »nous voulons rester ce que nous sommes »- [As always. 2016]. Cette grande pluralité de médiums constitue autant de balises données par le duo d’artistes qui « tâtent l’état » de nos sociétés contemporaines avec une apparente distance ironique. A Saint-Étienne, un événement traumatique dans l’histoire footbalistique locale est investi : le match perdu en 1976 par l’ASSE à Glasgow en raison de poteaux de buts carrés. Cette clameur, partagée par les commentateurs sportifs de l’époque et les supporters de l’équipe, peut être libérée par la taille des arêtes d’un poteau carré placé dans l’espace des Limbes [la balle est ronde. 2018].

Le contexte dans lequel ces pièces sont créées fait partie du processus de création. Chaque œuvre résulte d’un protocole inédit, fruit d’une attention constante portée aux images qui nous entourent. Bruno Baltzer et Leonora Bisagno les scrutent dans leurs aspects les plus anecdotiques afin d’en révéler toute l’ambiguïté : il ne s’agit pas d’un témoignage de notre environnement mais d’un déplacement moteur de réflexions profondes. Que signifient nos devises nationales ? Quel est le statut d’une image de presse ? L’iconique doigt levé de Mevlüt Mert Altintas après avoir assassiné l’ambassadeur russe Andreï Karlov à Ankara perd son identité et devient une sculpture noire oscillant de droite à gauche sur les cimaises de la galerie [Punctum. 2017]. Ces deux artistes ne se détachent pas des dogmes ; ils les observent et mettent en place des formes de dialogues.  Il y a du jeu, un aspect volontairement énigmatique. Par delà leurs recherches idéelles, ils prêtent une grande attention à la plasticité de leurs productions. La variété de leurs modes d’expression -sculptures, photographies, installation…- et la qualité de leurs finitions induisent un rapport sensible. Leurs formalisations nous captivent. Les œuvres se font alors transitives : elles ne témoignent pas d’une posture mais instaurent une relation entre nous et le monde qui nous entoure. Le politique reprend son sens étymologique de « ce qui se rapporte au public »…

Léa Cotart-Blanco_ Votre travail déconstruit l’Image, et plus particulièrement son apparent sens monolithique. Les nombreuses langues employées dans vos œuvres et leurs titres seraient une de vos méthodes de démantèlement…

Bruno Baltzer_ D’après Derrida, « la déconstruction, c’est plus d’une langue». Cette définition me plaît, elle est une très belle explication de ce qu’est la déconstruction : pour éclairer un point, une langue ne serait donc pas suffisante.

Leonora  Bisagno_ Les images qui nous entourent abordent différentes perspectives de notre société actuelle. Nous n’évoluons plus dans des sociétés où une seule identité nationale existe, nous sommes tellement connectés. Il est presque impossible de ne pas penser à des liens, à des possibilités multiples de lectures, de sens et de regards. Bien que nous soyons connectés aujourd’hui, la spécificité de notre regard dépend toujours de là où nous regardons. Nous avons notamment expérimenté cela en Asie ; ce regard perdure comme dans le cas du statut de l’icône de Mao.

B.B. _ En Asie, le regard est absolument différent de celui que nous trouvons en Europe. Il pose la question de son propriétaire, de son appartenance. Dans nos travaux, il y a cette idée de parole, de langage, de négociation. Par exemple, pour la série Corps célestes : comment photographier avec un télescope énorme un président de la république à 10 mètres de nous ? [Cette série provient d’une séance photographique réalisée par les artistes le 6 mars 2015, lors du déplacement du Président de la République française, François Hollande, au Luxembourg. Pour ce faire, ils ont utilisé un télescope réflecteur, outil astronomique permettant d’amplifier la luminosité et la taille d’objets lointains. Cet appareil n’est pas pensé pour capturer des éléments à une distance inférieure de plusieurs kilomètres.]

Une négociation fut nécessaire pour utiliser un tel télescope, il nous a été mis à disposition par le Musée d’histoire naturelle de Luxembourg. Il fallait motiver ce prêt car non seulement nous changions l’utilisation de cet outil mais nous modifions aussi par là la fonction de l’institution. Ce décalage ne fonctionne pas à tous les coups bien évidemment ; mais cette idée de dialogue, d’échange, de négociation nous enchante. L’emplacement du télescope demandait aussi de négocier. Disposé face au palais grand-ducal, nous aurions eu le même impact si nous nous étions placés  avec un immense canon face à l’Élysée, à la fenêtre qui se trouve dans l’axe de la porte d’entrée. Il a fallu que nous convainquions les commerçants qui ont cette boutique.

Pourriez-vous préciser cette idée d’une appartenance du regard ? 

B.B._ Notre expérience en Chine nous a montré l’importante différence de rapport à l’image. L’existence de photographes d’État, encore actifs aujourd’hui, est quelque chose qui a porté dans le temps une conception autre que la nôtre en rapport à être auteur d’une image, ou par exemple à la posséder. A qui est-t-elle? Tout est dans l’image en Chine! Le hors-champ n’existe pas. D’où aussi la question de la répétition de la même image, l’uniformité étant la base du système chinois.  Et dans la société globalisée cette conception semble s’ancrer.

Votre démarche s’intègre-t-elle a une posture politique ? 

B. B. _ Oui, il y a une posture politique. Nous estimons que chaque image peut devenir politique, même la plus banale.

L. B. _ C’est pour cette raison que nous ne nous attaquons pas aux images qui sont politiques de façon évidente, nous ne sommes pas des activistes et préférons des images d’apparence plus ordinaire.

B. B. _ Disons que l’image dévoile le pouvoir : elle révèle la force et la présence de celui-ci, même lorsqu’elle provient du quotidien.

Pour revenir à cette négociation dont nous parlions plus tôt, j’ai l’impression que vous composez souvent avec la censure que subissent vos œuvres…

B. B. _ Nous jouons sur et avec les limites. La censure permet alors la production de l’œuvre.
L. B.  _ Et nous ne la recherchons pourtant pas. En Chine,  on nous avait par exemple demandé de présenter des vues et des visages de Luxembourg. On a alors eu envie de montrer l’oeuvre Liberté, Égalité et Fraternité composée de l’avenue de la Liberté, la rue de l’égalité et le boulevard de la Fraternité à Luxembourg. [le titre de cette installation photographique fut censuré par les autorités pékinoises en 2015 lors de leur exposition pendant la Beijing Design Week. Cette création prit alors le modeste nom de LEF.]

B. B. _Cette œuvre fut pensée alors que nous revenions de Paris, au moment des attentats de Charlie hebdo et avec toutes les manifestations où les gens scandaient « liberté, égalité, fraternité ». Avec Leonora on s’est enchanté qu’il existe une avenue de la liberté, une rue de l’égalité et un boulevard de la fraternité à Luxembourg.

L’oeuvre a été censurée non seulement dans son titre mais aussi dans sa substance : les affiches “pour extérieur” s’effaçaient à la moindre goutte de pluie. Cette dégradation était une surprise…mais vu l’absurdité de la censure on se posait la question d’être même techniquement censurés.

En réflechissant par la suite à ce type d’affiche à technique auto-censurante, nous avons voulu reproposer ce même système et laisser ces valeurs effectivement s’évanouir au gré des phénomènes atmosphériques – en résonance à la situation actuelle en Europe. [A présent, LEF se compose de trois photographies érodées collées sur des panneaux d’affichage éléctoral.]

Aujourd’hui, vous signez l’intégralité de vos productions de vos deux noms.

B. B. _ On est en équipage, on travaille en duo depuis 4 années, ce qui fait assez jeune.
L. B. _ Nous avions eu des collaborations avant, mais c’est à l’occasion de notre résidence au Japon en 2012 que nous avons construit notre dossier ensemble. Au départ nous travaillions dans un triple registre : Leonora Bisagno, Bruno Baltzer et le duo. Ce n’était pas évident et nous avons finalement décidé de travailler de cette façon.

Bruno _ Nous jouions une partie de notre existence en lâchant nos pratiques personnelles.

Pourquoi ce choix de vivre au Luxembourg ?

B. B. _ J’ai réalisé un atterrissage forcé dans ce pays, ce n’est pas le fait de ma propre volonté et je m’y suis installé. A mon arrivée, je  n’avais pas d’adresse, presque pas d’identité. De là a découlé une construction personnelle : la seule chose que je pouvais faire pour vivre au Luxembourg était d’être artiste.

L. B. _ Pour ma part, je suis venue au Luxembourg en résidence, je ne pensais pas pouvoir rester plus de deux mois… C’était neuf ans plus tôt.

Je trouvais étonnant d’avoir une pratique axée sur les questions de militantisme et de politique, et de faire le choix de vivre au Luxembourg…

L. B. _Ce qui est intéressant est que Le Luxembourg est un petit pays au coeur de l’Europe, Luxembourg-ville est une capitale, mais avec une allure villageoise. Du coup c’est une plateforme très intéressante qui se fait miroir de la situation complexe du monde, réunissant des conditions locales et globales. Notre identité est d’être presque étrangers au Luxembourg, comme ailleurs.

B. B. _ Et nous tenons à garder cette position qui nous place dans une grande liberté de mouvement et de recul. On peut toutefois pleinement considérer que nous vivons au Luxembourg,  que c’est notre base.

L. B. _ Il est vrai que la situation économique de cet État permet aux artistes de faire les artistes.

Peut-on considérer que celui qui a le pouvoir n’est pas tant celui qui produit une image, mais plutôt celui qui commente l’image ?

B. B. _ Nous, Leonora et moi, ne sommes pas dans une position de pouvoir. On peut se faire du bien, décortiquer des images et des faits, mais nous ne pouvons et nous ne voulons pas plus.

Nous portons plutôt des constats grâce à la déconstruction permise par notre positionnement extérieur. Tous nos travaux se font depuis ce point de vue distancié que beaucoup d’autres pourraient avoir. Nous ne sommes jamais à l’intérieur et ne souhaitons surtout pas avoir une position de pouvoir.
L. B. _ Je ne pense pas que notre posture puisse être ambiguë. Notre situation nous empêche toute affirmation ou absolutisme.

B. B. _ Bien que les thématiques que nous abordons soient complexes, nous voulons aussi rester dans une légèreté qui nous permette toujours d’être observateurs.

Entretien réalisé le 08 mars par Léa Cotart-Blanco à l’occasion de l’exposition tâte l’état qui s’est tenue du 09 mars au 07 avril 2018 dans l’espace d’arts plastiques des Limbes (Saint-Étienne).

 

Bruno Baltzer est né en 1965 à Nyons, France.
Leonora Bisagno est née en 1977 à Zurich, Suisse.

Ils vivent et travaillent à Luxembourg.
http://ultranatureproject.net

 

 

Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, as always, 2016. LEF, 2017 © studio Vesotsk
Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, as always, 2016. LEF, 2017 © studio Vesotsky

 

Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, as always, 2016 © studio Vesotsk
Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, as always, 2016 © studio Vesotsky

 

Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, Punctum, 2017 © studio Vesotsk
Bruno Baltzer & Leonora Bisagno, Punctum, 2017 © studio Vesotsky

 

 

Visuel de présentation : Bruno Baltzer & Leonora Bisagno,  la balle est ronde, 2018 © studio Vesotsky
Visuels tous droits réservés © Studio Vesotsky