LES NUITS AU MUSÉE : POURQUOI SOMMES-NOUS SI FASCINÉS ?

LES NUITS AU MUSÉE : POURQUOI SOMMES-NOUS SI FASCINÉS ?

PAR LINO CASTEX DANS LE CADRE DE « HÉTÉROTOPIES »

Le samedi 14 mai a eu lieu la fameuse nuit européenne des musées pendant laquelle les musées des capitales européennes sont restés ouvert jusque tard dans la nuit pour donner lieu à une expérience esthétique inédite. Les visites nocturnes organisent ainsi le jeu d’une expérience esthétique hors-normes. 

Et, pour qu’il y ait une expérience hors-normes, il faut déjà comprendre en quelle mesure le musée, l’institution artistique, l’organisation du régime de visibilité en musée sont soumis à un certain nombre de codes, de règles, de structuration spatiale. L’expérience esthétique en milieu nocturne suppose un certain nombre de normes qu’elle met ainsi au jour. La nuit est précisément l’occasion pour le spectateur de révéler la nature de l’espace esthétique dans sa manifestation normale (diurne). 

La visite nocturne révèle toute la tradition muséale qui repose sur une certaine visibilité, une luminosité qui accompagne l’action esthétique. Cette visibilité organise le voir et donc la possibilité d’être vu lors de l’expérience normale de l’homme dans l’espace. Dans la société, le partage du visible organise à partir de la luminosité la praxis humaine, l’organisation de la journée, la distribution des tâches, le rythme du labeur etc. Et il y a dans la nuit une réorganisation de toutes ces formes d’activités et de notre rapport aux hommes. La nuit opère un trouble dans les normes qui souligne l’intense codification de nos déplacements, de nos actions, de nos relations dans l’espace de la journée. Mais, qu’apporte à l’expérience esthétique l’expérience du musée dans la nuit ? D’abord nous l’avons dit, elle rappelle que l’expérience esthétique est une configuration du visible qui réalise un certain rapport entre le le regard du spectateur et l’œuvre. Sur ce point, l’expérience nocturne semble réaliser la démonstration de la nature de l’œuvre et de la construction du visible en milieu diurne. 

Et nous l’avons déjà écrit, la nature de l’œuvre suppose la manifestation d’un je ne sais quoi qui désorganise le réel, ou plutôt l’organise à partir d’un nouveau principe d’organisation du monde. La nature hétérotopique de l’œuvre c’est la puissance de manifestation d’un dehors à l’intérieur des choses, d’une nouvelle possibilité, d’un nouvel espace de normativité dans un réel toujours déjà organisé. 

Donc il en va de l’œuvre et de sa manière d’apparaître de troubler les pratiques et les usages dans notre rapport à l’espace commun : on ne regarde pas un Rembrandt comme un coquetier que l’on est train d’utiliser, et précisément, on n’utilise pas un Rembrandt, on ne se déplace dans un musée comme dans son salon, on ne se positionne pas face à l’œuvre comme l’on se place dans l’espace normal. Il y a manifestation du trouble dans les normes habituelles. 

Il s’agit donc avec la nuit d’accompagner le bouleversement normatif dans l’expérience esthétique du monde par un bouleversement de tous les codes ; aller au musée la nuit, ne plus avoir le jour par les fenêtres, visiter un lieu qui est construit selon la distribution de l’éclairage naturel. Il y a une intention subversive des nocturnes au musée : le trouble dans les normes que réalise l’œuvre se double d’un trouble dans les pratiques habituelles de la pratique même du musée. 

On y associe la profonde désorganisation de notre rapport habituel au monde que réalise l’œuvre et la désorganisation dans nos rapports à l’action, et à la société que constitue le fait de réaliser cette expérience esthétique de nuit. Mais peut-être que ce que permet cette expérience inédite c’est aussi de découvrir, d’affirmer collectivement que l’expérience esthétique est toujours une expérience du dissensus dans notre manière d’aborder le monde. 

Cette dimension dénormalisante de l’expérience esthétique se redouble d’un discours invitant à la pratique du dissensus. On donne collectivement à voir, ou revoir la puissance de l’œuvre dans le monde. « Nous, spectateurs de l’œuvre dans le musée, sommes conscient du caractère hors-normes de l’espace esthétique et ici, nous le rappelons. N’oublions pas, ou redécouvrons cette puissance dissenssuelle de l’expérience esthétique !», voilà ce que déclare le spectateur nocturne. Il s’agit de faire collectivement la démonstration de l’expérience hétérotopique de l’œuvre. Elle déplace les lieux et les fonctions et les repères habituels de la société. Ce souci du désordre se redouble donc dans l’expérience de la nuit au musée. C’est l’expérience à la fois de l’hors-normalité et de la manifestation du besoin de l’hors-normalité. 

L’expérience nocturne, d’abord du point de vue particulier de la relation du spectateur à l’œuvre constitue une expérience qui en augmente la dimension extra normale. C’est l’expérience qui dit : je suis cette expérience, comme pour revendiquer le caractère hors norme de l’expérience esthétique. Le lieu du musée est le lieu où l’on peut agir dans l’espace sur notre rapport au monde et définir un rapport au monde inédit. La nuit est l’occasion de redoubler la dimension extranormale de la dimension esthétique. 

Quant à l’expérience précise du spectateur nocturne, elle porte avec elle tout le symbole de la profanation. Profanation du visible. Le musée organise la lumière, il est une institution du regard (même si cette institution constitue une désorganisation de nos rapports habituels au visible) qui détermine la possibilité du rapport esthétique entre l’œuvre et le spectateur. Mais, dans l’expérience des nuits au musée, on a comme l’image de l’individu qui observe à travers le trou de la serrure, l’espace est là, il prend conscience du fait qu’il nous attend et que, quand on quitte le musée, les œuvres perdraient tout leur sens si elles n’étaient pas faites pour le spectateur ; on laisse la grande Samothrace en haut de ses escaliers, la Joconde en face des Noces de Cana. Les œuvres attendent le spectateur… Dans le film La nuit au musée, ce ne sont pas elles qui attendent d’être vues, mais ce sont les éléments qui attendent qu’on ne les voie plus pour reprendre vie. Mais ici, c’est l’exact inverse qui est démontré, elles n’attendent pas que les lumières soient éteintes pour prendre vie, mais en réalité, ce que font les œuvres, c’est passer leur temps à nous attendre. Elles n’ont pas de sens sans l’expérience esthétique, puisque c’est l’expérience du spectateur, la présence des individus qui les configure. Le musée organise la liberté du regard, et c’est toujours le regard du spectateur qui est maitre. 

Les œuvres ne sont rien sans l’homme qui les configure, laisse la trace, le geste, la densité, la texture et la matière, mais sans spectateurs pour les regarder elles ne sont que des pierres, autrement dit, si elles ne sont pas vues, elles ne sont pas œuvres. C’est toute l’expérience esthétique qui repose sur la visibilité. 

L’œuvre naît du passage de l’atelier à l’intervisibilité des hommes, des profondeurs mystérieuses et discrètes de l’artiste, où elle n’est pas encore œuvre, mais travail préparatoire, esquisse, premier jet (et quand bien même ces esquisses deviendraient un jour œuvre , c’est à partir du moment où on les a donné à voir comme telles qu’elles le sont -on pense à l’exposition de dessins préparatoires des écoles italiennes organisée par les Beaux-arts de Paris en avril 2022) : les travaux préparatoires ne sont pas œuvres tant qu’ils ne sont pas soumis au regard du spectateur dans le musée.

La toile devient œuvre quand on sort la peinture de l’atelier et qu’elle passe du statut de moins-que-œuvre à œuvre actuelle. Il y a dans l’atelier l’œuvre en puissance, et c’est au moment où on la fait advenir dans un espace qui la rend visible, observable, critiquable, expérimentable, lorsqu’elle devient expérience esthétique, qu’elle est œuvre achevée.

La mise au jour de l’œuvre, c’est le passage de l’obscurité, de la nuit de l’atelier à l’extrême lumière du regard de tous. La lumière n’est pas que la lumière du jour, c’est aussi le regard du collectif, de l’individu qui regarde l’œuvre en tant que spectateur. Il y a la symbolique de l’ombre à la lumière, de la naissance, de la mise au monde de l’œuvre. 
C’est ce qu’exprime avec précision le récit de la procession de la Madone Rucellai par Vasari dans les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes (1550). Il fait une sorte de métahistoire de l’art, c’est le récit d’une célébration, du cortège triomphal qui accompagne la translation de l’œuvre achevée de l’atelier de Cimabue à l’église santa Maria Novella. 

LEIGHTON Frederic, La Madone de Cimabue portée en procession à Florence, 1853-1855, Huile sur toile, 222×521, National Gallery, London

Fête en musique, triomphe à la romaine qui sacralise un retable et le transforme en œuvre d’art. Et même si ce récit touche au mythe (et que le retable en question est en fait l’œuvre de Duccio de la cité rivale siennoise), il signifie l’autocélébration de l’art. L’œuvre est portée par les individus rassemblés, et dans ce geste ils transportent collectivement cette œuvre en puissance qui, exposée à la lumière et au regard de tous devient œuvre en acte. 

Lorsqu’il fait nuit au musée, que les œuvres ne sont pas encore visibles, elles ne sont pas encore œuvres, et donc, allumer la lumière et dire « entrez » alors qu’il fait nuit c’est faire entrer le spectateur dans l’atelier, voir l’œuvre en puissance. Il y a dans la découverte du musée la nuit quelque chose de celui qui passant dans la rue se penche au carreau de l’atelier pour observer l’artiste endormi, quelque chose de l’enfant qui regarde à la serrure, qui voit ce qui ne devrait pas encore être vu, c’est l’expérience du qui ne devrait pas être encore vu, bien visible. C’est un bouleversement de notre modalité d’appréhension du monde, c’est un jeu sur le préparatoire, qui nous fait redécouvrir que les œuvres sont toujours là et que sans nous elles ne sont pas tout à fait œuvre. 

L’œuvre est faite par l’artiste, mais lorsqu’il la produit, même en admettant l’expérience d’un artiste misanthrope qui la voudrait garder pour soi, il sera toujours dans une sorte de création schizophrénique qui suppose le dédoublement de l’artiste qui créée en faisant en lui-même l’expérience à la fois de celui qui créé et de celui qui voit. On ne peut pas créer dans la matière sans supposer qu’elle soit vue et sans la configurer pour l’expérience esthétique du visible. 

Même en imaginant un artiste qui ne voudrait que personne ne voit son œuvre, qu’il se préserve le droit absolu, exclusif de regarder son œuvre, elle ne devient son œuvre qu’à partir du moment où il a l’intention de la regarder. Ce que dit l’expérience nocturne du musée c’est le lien étroit du spectateur, du lieu et de l’œuvre. 

Il s’agit d’observer en spectateur ce que normalement personne ne devrait voir. Ce qu’on organise c’est une véritable dissolution des repères de nos certitudes, une profanation du partage du visible. 

Renverse, abolit les normes. L’expérience esthétique de nuit est le nom d’un trouble qui s’exhibe comme tel et qui rappelle que l’œuvre est avant tout le lieu d’un bouleversement et d’une subversion dans notre rapport au réel. 

Lino Castex
Le 1er Juin 2022