[FOCUS] Lucie Picandet, Broderies

[FOCUS] Lucie Picandet, Broderies

Focus sur la série d’oeuvres Broderies de l’artiste plasticienne Lucie Picandet.

Artiste : Lucie Picandet, né en 1982. Vit et travaille à Paris. Diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux arts de Paris, auteure et enseignant-chercheur en esthétique du cinéma.

Lauréate de la Bourse Révélation Emerige 2015, Lucie Picandet a présenté au public de la Villa du Fonds de dotation Emerige un univers complexe, riche et poétique. A travers deux broderies suspendues (Explications 1 & 2) et un projet (Celui que je suis) prenant la forme d’un « cabinet de résultat », Lucie Picandet souligne sa volonté de transposer, par sa pratique artistique, un état de la pensée.
Des gestes non maîtrisés à la décomposition du processus du langage, l’artiste propose de revenir sur la question de l’inconscient et de tous les actes (souvent manqués) qui en découlent.

Propos de Lucie Picandet recueillis le 10 décembre 2015 par Lisa Toubas pour Point contemporain :

Peux-tu nous parler des broderies suspendues que tu as présentées au Fonds de dotation Emerige ?
Avec les broderies « Explications 1 » et « Explications 2 » qui sont les dernières que j’ai réalisées, j’ai souhaité que le fil matérialise la pensée. Je me suis rendue compte de la similitude entre les cheveux et les pensées qui elles-aussi sortent de la tête. Lorsqu’on a les cheveux longs, on se coiffe différemment en fonction de ce qu’on a à vivre dans la journée. Comme beaucoup d’actes manqués, les situations imprévues nous imposent de modifier notre coiffure tout au long de la journée. Les cheveux doivent alors prendre le pli pour aborder d’une manière spécifique la variété des situations. Il y a aussi l’idée de coiffer les broderies. Si j’ai laissé pendants les fils de laine dans les deux broderies, j’aurais aussi pu faire avec plus de temps, des chignons.

Ce sont ces mêmes fils de pensées qui sont représentés dans les dessins de ton projet « Celui que je suis » ?
Des fils sont présents dans tous mes dessins. Ils représentent un état de la pensée. Dans le projet « Celui que je suis« , le fil s’étire à l’infini et passe dans tous les méandres de l’organisme et du cerveau et même à travers des machines d’écriture imaginaires.

Lucie Picandet, Guerre II, broderie, acrylique sur toile, 100 x115 cm, 2013
Lucie Picandet, Guerre II, broderie, acrylique sur toile, 100 x115 cm, 2013

Comment a évolué ton travail depuis ton passage à l’Ecole des Beaux-Arts ?
Aux Beaux-Arts, ma pratique était axée sur un travail d’écriture poétique très particulier. Je capturais une force sonore à travers les vers d’un poème sur lequel je travaillais. J’ai fini par poser un calque sur le poème pour tracer des courbes à l’endroit où les sons se répétaient. J’obtenais ainsi une topographie du poème.
A un moment donné, l’évolution de mes recherches a fait que couvrir d’une pâte colorée la surface de la toile pour illustrer mes poèmes n’a plus eu de sens.
J’ai alors remplacé la peinture par la broderie car elle me permettait de rendre compte du réseau de vides et de pleins que je mettais en évidence dans mon étude des poèmes.

J’ai donc préféré à la représentation un tout autre langage en rendant signifiants les passages du fil à travers la toile.

Lucie Picandet, Fissure, détail de broderie sur toile de lin enchâssée, 10x10cm, 2013
Lucie Picandet, Fissure, détail de broderie sur toile de lin enchâssée, 10x10cm, 2013


Est-ce une représentation du langage ou de la communication que tu restitues visuellement par la broderie ?

Dès le départ le travail de broderie m’a donné l’impression très précise et difficilement explicable de faire à la fois de l’écriture et du dessin. J’ai mis en place une interface de communication entre le conscient et l’inconscient, ouvert un espace imaginaire dans la toile.

La broderie fait le lien avec le langage en permettant à la toile de devenir une grille de sons et de sens. En traversant la toile avec un fil, je bouscule la langue et la transforme. On peut alors penser à travers la langue sans être bloqués par les mots.

L’utilisation de la broderie entraîne-t-elle un rapport différent à la toile ?
Ma manière de procéder consiste à passer un très gros fil dans une toile suspendue et de m’écarter en le tirant sur plusieurs mètres. J’ai dès lors la sensation de pouvoir rendre palpable ma vision, car la main guide l’œil. Sur des modèles plus petits, un rapport se crée entre la main et l’œil car je suis guidée par cette sensation de main derrière la toile. Au bout de quelques jours, la connexion se fait, le geste devient très précis sans avoir une vue sur ce que je fais. La broderie me permet de développer un rapport entre la main, l’œil et l’ouïe.

Lucie Picandet, Blessure, broderie sur toile, 160 x160 cm, 2013
Lucie Picandet, Blessure, broderie sur toile, 160 x160 cm, 2013


Peux-tu nous décrire ce rapport à l’ouïe ?

Traverser une toile, un support toujours abordé par la peinture, renvoie à une forme de violence. La toile devient une chair et ce geste libérateur pourrait être considéré comme une atteinte à mon propre corps. Chaque passage du fil à travers la toile provoque un cri de la fibre que j’essaye de sculpter. Je compose des carrés de bois sculptés, creusés à l’intérieur, que je traverse avec un fil.

Comment tes pratiques s’articulent entres elles ?
Une partie de mon travail artistique est lié à l’explication. Une pratique de l’illustration guide mes recherches en aval. La broderie est plus liée à l’espace réel, à mon corps dans l’espace et dans le temps. Le travail de fiction correspond à des dimensions imaginaires qui n’ont pas de relation avec la réalité mais qui se trouvent en lien avec des espaces symboliques.

Envisages-tu d’autres projets liés à la broderie ?
J’ai un projet de broderie avec des appareils photographiques préhistoriques que j’aimerais beaucoup poursuivre. À l’aide d’un tambour circulaire, je fais passer un fil à l’intérieur de la toile tendue en visant un point de l’espace. Le but est que le fil repasse par le même trou sans que je le voie. Ce procédé n’a jamais vraiment fonctionné aussi les images produites ont une part non-contrôlée. Plus que la vision, ce sont les allées et venues de mon corps à travers l’espace qui façonnent les images. Pour l’instant, je n’ai pu en réaliser que trois ou quatre mais j’aimerai beaucoup reprendre le projet.

 

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