Mélanie Bonajo, Night Soil – Nocturnal Gardening, Le Narcissio Nice

Mélanie Bonajo, Night Soil – Nocturnal Gardening, Le Narcissio Nice

En mars et avril derniers, Night Soil – Nocturnal Gardening de Melanie Bonajo était présenté au Narcissio à Nice. Une projection-exposition immersive proposée par la commissaire Chiara Nuzzi, en collaboration avec la plateforme curatoriale Thankyouforcoming dans le cadre des résidences ACROSS. Melanie Bonajo y questionne notre relation à la nature et la déconnexion qui caractérise les sociétés occidentales. Elle propose quatre portraits de femmes qui, à la recherche de nouveaux rituels, expérimentent des formes de vie alternatives, radicales. Se faisant Mélanie Bonajo engage une réflexion profonde sur la politique des corps et la possibilité de l’écologie à l’ère du capitalisme mondialisé.

Petit théâtre

Melanie Bonajo est une artiste néerlandaise, formée à la Rijksakademie d’Amsterdam et à l’ISCP de New York. Dans son oeuvre, elle interroge l’impact de notre monde technologique sur la subjectivité, les corps, les représentations et son rôle dans les sentiments d’aliénation et de déréalisation contemporains. Night Soil – Nocturnal Gardening est le troisième terme d’une trilogie initiée en 2014 avec Night Soil – Fake Paradise et poursuivie par Night Soil – Economy of love en 2015. Avec cette trilogie, Melanie Bonajo propose des installations immersives, dont la scénographie a été conçue en collaboration avec les designers Clemence Seilles and Theo Demans. À la fois chambre esthétiques, modes de vision et espaces hallucinatoires, ces mises en scène interrogent aussi l’espace dialectique entre les vidéos et leurs spectateurs.

Melanie Bonajo vient de la photographie. Son rapport à l’image a progressivement évolué vers une dimension plus scénique, cherchant à étendre le cadre photographique par un travail sur le corps et sa situation. Dans Nocturnal Gardening, il y a une alternance entre des plans fixes et des mises en récit qui activent les lieux filmés par l’artiste. Les plans fixes confèrent aux vidéos un certain onirisme, une forme de théâtralisation. Un temps arrêté, suspendu, contenu – qui trouve un écho dans les corps fétichisés de la série photographique Furniture Bondage, par laquelle Melanie Bonajo fut découverte et rendue célèbre. 

Dans Stanze, le philosophe Giorgio Agamben décrit le fétiche à la fois comme signe de quelque chose et de son absence : un commerce ambigu avec les objets. De même, dans les plans fixes de Nocturnal Gardening quelque chose se tisse entre l’objet, le corps, le symbole, la scène. Ces corps deviennent des métaphores du lieu qu’ils habitent. Nous rappelant ainsi l’origine étymologique du terme, porter (phore) et milieu (méta) – ces corps sont ce qui supporte leur environnement.

Filmer des mondes

À ces plans fixes s’ajoutent des voix, celles des femmes filmées par Melanie Bonajo. Nocturnal Gardening nous met en présence de quatre femmes, que l’on observe parcourir un territoire. Elles se rassemblent sous quatre figures, qui expriment chacune un rapport singulier à la nature : la symbiose, le soin, l’activisme et la mémoire. Chacune de ces figures, de ces formes de vie, porte en elle un savoir.

La première histoire est celle de Mandana qui vit dans et de la forêt. Dans l’inconscient collectif, la forêt est ce lieu obscur et hostile à la civilisation, par opposition à la clarté maîtrisée du champ ou du jardin. Un des enjeux du pouvoir est de cartographier et rationaliser le territoire, or les forêts y contreviennent. L’imaginaire porté par la forêt, ce qu’elle symbolise, est au coeur de ce portrait. Melanie Bonajo nous donne à voir la forêt comme une forme intensifiée de présences. Ainsi que l’écrit Stéphane Haber, si habiter ces territoires est devenu pour toute une génération un geste des plus politiques, c’est que les lieux qu’elle investit contiennent plus qu’une réaction à un projet, ils abritent des mondes – nous dit Stéphane Haber dans un récent texte. « Il y a de la forêt partout où ça résiste 1». 

Avec le deuxième portrait, c’est tout une écologie de l’attention qui prend place. Dafne Westerhof gère un élevage en prodiguant aux animaux des soins auxquels elle accorde une place centrale. Melanie Bonajo filme des scènes-tableaux saisissantes de profondeur et de beauté. Jean-Claude Passeron proposait cette définition du flou : « Jeu de l’âme dû à l’imperfection d’un contact ». Si le flou est le rapport à la nature qui prédomine dans nos sociétés urbaines, ce portrait invite à une reconnexion et cela par des gestes simples : toucher, être attentif, prendre soin.

Dans le troisième portrait nous découvrons Leah Penniman. Elle a créé la Soul Fire Farm en réponse à l’apartheid alimentaire qui règne en Albany aux Etats-Unis. Il s’agit d’une ferme partagée, fondée sur le principe des économies coopératives. Pour une majorité des habitants, il est difficile d’avoir accès à de la nourriture saine et la population noire est la première concernée. Cela a des conséquences directes sur la santé et comme le dit Leah Penniman, « une communauté qui est malade, c’est une communauté qui ne peut pas résister. ». Ici la culture de la terre révèle sa communauté essentielle et sa dimension politique. Elle est un des acteurs du monde social, inscrit au coeur de nos modes de vie. 

Le quatrième et dernier temps est consacré à Lyla June Johnson. La jeune femme raconte l’histoire du peuple dont elle est originaire, les Navajo. « [Mes parents] m’ont enseigné à toujours creuser et rechercher toutes les informations qui avaient été perdues, toutes les informations qui avaient été déformées et acculturées », dit-elle. La question de la réception du savoir de l’ « autre » est une question cruciale pour l’anthropologie et pour les sciences humaines. La conquête d’un territoire est aussi la conquête de savoirs, vernaculaires, portés par des peuples autochtones. Et comme l’écrit Henri Commetti :

Cette extinction n’équivaut pas à l’incendie d’une bibliothèque. La connaissance perdue n’est pas celle qui se stocke, mais qui se vit dans les liens au monde […]. Les populations concernées n’ont pas un savoir en dépôt. Comme toute société – car ce n’est pas un trait propre aux sociétés de l’oralité -, elles ne « savent » qu’en vivant ce qu’elles créent.2

Camera chiaroscura

Avec Nocturnal Gardening, Melanie Bonajo interroge notre temps et les différentes crises écologiques qui le traversent. C’est tout un réseau de questions relatives au droit animal, à la politique des corps, au rationalisme des sociétés occidentales qui considère la nature comme un objet utilitaire qui nous sont adressées. Et comment, aujourd’hui, organiser une résistance ?

La nuit, évoquée dans le titre, est propice à une redéfinition des frontières qui enclavent notre système actuel. Chaque portrait de femme est scandé par une vision nocturne, des plans de lune s’immiscent dans l’intervalle entre chaque récit. Le philosophe Michaël Foessel dans son livre La Nuit, écrit que le temps nocturne inverse les hiérarchies du jour. Des mondes improbables se constituent dans la pénombre. « Le clair-obscur recèle des agencements, des formes d’existence et des usages sociaux dont le jour, lorsqu’il confond sa loi avec le possible, n’a pas la moindre idée.3 » La nuit est un lieu propice aux expériences égalitaires.

La forme proposée par Nocturnal Gardening est celle du documentaire expérimental. Melanie Bonajo cherche ici à reformuler le documentaire sur la Nature. L’oeuvre offre un lieu aux documents que sont ces récits, ces corps, ces écosystèmes. Elle en constitue une archive afin de leur donner une place symboliquement dans la société, à un moment où l’idée de cette place et l’imaginaire qui la figure sont à repenser. C’est sur cet imaginaire que la vidéo effectue un travail essentiel. Elle nous met en présence de mondes vécus, dans une format qui mêle intrinsèquement politique et esthétique. Il s’agit de mettre en circulation ces récits, en leur donnant un espace d’énonciation et une visibilité. La projection-installation est une chambre esthétique, activant à la fois un espace et une opération poétique. Elle offre à notre regard la possibilité de s’approfondir, de pénétrer ces milieux et de nous laisser modifier par eux.

Le temps des territoires

L’oeuvre de Melanie Bonajo trouve un écho dans la volonté qui initia Thankyouforcoming. La plateforme s’inscrit en effet sur un territoire, en développant ses activités à Nice et dans sa région. Elle propose des résidences à des commissaires d’exposition venant d’autres villes en France ou de l’étranger. Elle leur permet de bénéficier d’un temps de réflexion sur leurs pratiques. Mais également de découvrir des artistes, des lieux et des enjeux artistiques attachés à ce territoire-là. La plateforme favorise également un temps d’échange et de rencontre en permettant à ces commissaires de produire un événement à l’issue de leur résidence. Cela peut prendre différents formats – conférence, projection, workshop, performance. Thankyouforcoming s’engage particulièrement en faveur d’un renouvellement des pratiques critiques et curatoriales.

Le travail engagé par la structure et par sa directrice Claire Migraine rappelle ce que Etienne Hatt écrivait au sujet du nécessaire travail d’irrigation des territoires, au-delà des grands événements culturels accueillis par les plus grandes villes. Il pense ainsi les régions comme un laboratoire pour l’art contemporain. Ces résidences, et tout le travail de production et de diffusion qui les entoure et les prolonge, confirme que les structures d’art contemporain en région s’inscrivent sur un temps différent, favorisant un véritable espace de recherche et de réflexion.

1 – Stéphane Haber, « Appels des forêts », Revue Critique, Minuit, n°850, 2018
2 – Henri Commetti, « Illusion botaniste et transplantation du savoir », Revue Critique, Minuit, n°850, 2018
3 – Michaël Foessel, La Nuit, Éditions Autrement, 2017, p.37 

 

Texte Hélène Soumare © 2018 Point contemporain

 

Melanie Bonajo, still de Night Soil - Nocturnal Gardening, 2016, vidéo HD numérique, couleur, son, 50 min en boucle. Courtesy de l’artiste & AKINCI
Melanie Bonajo, still de Night Soil – Nocturnal Gardening, 2016, vidéo HD numérique, couleur, son, 50 min en boucle. Courtesy de l’artiste & AKINCI

 

Melanie Bonajo, still de Night Soil - Nocturnal Gardening, 2016, vidéo HD numérique, couleur, son, 50 min en boucle. Courtesy de l’artiste & AKINCI
Melanie Bonajo, still de Night Soil – Nocturnal Gardening, 2016, vidéo HD numérique, couleur, son, 50 min en boucle. Courtesy de l’artiste & AKINCI

 

Melanie Bonajo, still de Night Soil - Nocturnal Gardening, 2016, vidéo HD numérique, couleur, son, 50 min en boucle. Courtesy de l’artiste & AKINCI
Melanie Bonajo, still de Night Soil – Nocturnal Gardening, 2016, vidéo HD numérique, couleur, son, 50 min en boucle. Courtesy de l’artiste & AKINCI

 

Visuel de présentation : Melanie Bonajo, vue de l’exposition Night Soil – Nocturnal Gardening, Le Narcissio, Nice, Avril 2018. Cur. Chiara Nuzzi, dans le cadre de la résidence ACROSS. Production  : Thankyouforcoming / Claire Migraine. Photo : François Fernandez.