MORGAN AZAROFF ET CLAIRE GUETTA

MORGAN AZAROFF ET CLAIRE GUETTA

Morgan Azaroff et Claire Guetta, Solicitud, extrait de l’épisode 1, 2019

ENTRETIEN / Entretien de confinement avec Morgan Azaroff et Claire Guetta
par Doriane Spiteri

Morgan Azaroff et Claire Guetta sont diplômés de l’EESAB-site de Rennes en 2017 et mènent depuis leurs pratiques artistiques respectives. En 2019, ils entament un travail en duo avec la création de la série Solicitud, dont le second épisode vient de sortir. Sous la forme d’une télénovela, la série met en scène les difficultés rencontrées par les artistes. 

Doriane Spiteri – Si vos pratiques se manifestent différemment, vous interrogez chacun l’image et ses représentations, la culture populaire et la mise en scène. Qu’est-ce qui vous a donné envie de commencer à travailler ensemble et qu’est-ce que le travail collectif apporte à vos pratiques respectives ?

Morgan Azaroff et Claire Guetta –  Claire développe une pratique liée à l’image, influencée beaucoup par la culture populaire, elle pose un regard décalé et souvent drôle sur des questions liées à l’identité, au mythe de la virilité et à la culture Queer. Morgan oscille plutôt entre des modes de présentation scéniques où il se présente comme magicien, chanteur ou conférencier. Ce sont des champs de connaissances très hétérogènes qui se croisent pour donner forme à des récits entre maîtrise non assumée et improvisation.

Nous sommes en couple, vivons ensemble et partageons le même atelier. Naturellement, nous nous nourrissons mutuellement de la pratique de l’autre et cultivons des intérêts communs. Nous développons ces intérêts assez différemment dans nos pratiques personnelles, mais nous avons eu envie de réaliser des pièces ensemble.

Avant Solicitud, nous avions un projet qui s’appelait « idées noires » qui mettait en scène l’histoire d’amour d’un couple en fin de vie. Nous voulions être dans une dynamique de production plus libre, avec un rythme plus spontané que l’on retrouve dans les querelles de couple, qui peut dépasser la pensée. Nous voulions vraiment faire un pas de côté vis-à-vis de nos pratiques respectives. Il y avait presque une forme d’exutoire de notre vie quotidienne. « Idées noires » n’a jamais vu le jour, mais a glissé naturellement vers Solicitud qui s’est construit très simplement autour d’éléments réels. Notamment le fait que nous recevions plusieurs refus à la suite d’appels à projets ou de résidences. Mêlé à une situation d’artistes précaires et de conditions de travail abusées, c’était déjà digne d’une télénovela.

En fait, le titre Solicitud vient de la traduction du mot « dossier » en espagnol. Il est lié au monde administratif auquel les artistes sont confrontés plus de 50 % de leur temps dans la confection de réponses à des appels. C’est aussi un jeu de mot avec « solliciter » (c’est-à-dire demander quelque chose.) et « solitude ». Le métier d’artiste est très individualiste d’où l’envie de se retrouver dans une production commune. Nous avions vraiment envie de prendre plaisir à travailler en duo à travers une forme plus légère, mais qui parle et révèle la vraie situation des artistes-auteurs.

Depuis 2019, vous avez donc entrepris en duo la série Solicitud, dans laquelle vous jouez tous les protagonistes. Pour se faire, vous usez de travestissement et abusez du fond vert. Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette esthétique kitsch ?

On retrouve dans nos pratiques respectives des doubles fantasmés, comme la pièce Clairevoyance de Claire qui rejoue le premier épisode de Charmed sur fond vert. Les sœurs Halliwell sont jouées par des drags Queens déguisées en Claire. La pièce « Mon double héroïque » de Morgan met en scène des silhouettes auto-représentatives molles qui questionnent d’un « je » artiste, et d’un « moi » personnage.

Nous aimons tous les deux incarner des personnages, jouer des rôles et mettre des perruques.

Nous utilisons le fond vert d’abord pour son coté économique, mais aussi pour le décalage qu’il apporte. On tourne tout dans notre atelier sur 3 jours puis on incruste les décors de notre choix. Nous pouvons alors nous permettre de tourner dans des endroits très luxueux, dans des super villas avec piscine alors que nous n’avons pas un rond.

Nous achetons les costumes dans des magasins comme Zara, nous gardons tous les tickets et nous les rendons à la fin du tournage pour être remboursés.

L’idée de montrer une fausse opulence nous intéresse. C’est quelque chose qu’on retrouve assez souvent dans notre métier. Comme par exemple le fait d’être un minimum âpreté pour un vernissage, de dire qu’on est toujours sur tel ou tel projet, de rencontrer des acteurs du monde de l’art autour d’un dîner qu’on peut à peine se payer… Bref, de paraître riche, chic et important alors qu’on est précaire et en début de carrière. Ce sont des moments où nous sommes en représentation. Il y a là, un décalage que nous aimons mettre en scène avec Solicitud.

Mis à part tout ça, nous adorons l’esthétique cheapokitsh et noz reste notre fournisseur principal de matière première quand on produit des pièces.

C’est aussi une esthétique qu’on retrouve beaucoup dans le travail de Claire, empruntant au camp, c’est un procédé humoristique efficace quand on veut parler de choses sérieuses avec plus de légèreté.

Au début, ce projet était pensé pour être présenté dans des vitrines, les dialogues étant sous-titrés. Finalement, vous doublez tous les personnages en accentuant les décalages de doublages, vous réalisez des bruitages incongrus, ainsi que la musique de film entièrement à la voix. Comment s’est effectué ce glissement vers le doublage ? Le rendu n’est-il pas finalement encore plus intéressant qu’avec les sous-titres ?

En octobre 2019 l’atelier flamme nous invitait à investir leur vitrine pour les portes ouvertes des ateliers de Montreuil. Nous nous étions donc fixé cette date pour montrer Solicitud pour la première fois. Nous voulions reprendre le genre des vidéos muettes et sous-titrées que nous voyons passer sur Instagram et devant lesquelles on reste hypnotisé sans pour autant remettre le son. Pour une vitrine, c’était parfait. À peu près dans le même temps, nous étions en résidence à Caen sur l’invitation du Collectif OK où ils organisaient une soirée projections des productions de tous les artistes invités. Nous voulions montrer Solicitud sur grand écran, mais nous avions peur que dans ce contexte la vidéo fonctionne moins bien. Nous avons alors pensé faire un doublage live pour cette soirée et ça a très bien marché. Suite à ça, nous avons voulu en faire une version spéciale pour Youtube (avec du son et sans sous-titres) et garder une version pour les expositions (dans une installation, sans son et avec sous-titre).

Nous aimons beaucoup le rendu sonore, mais nous considérons vraiment Solicitud en deux versions différentes. La version Youtube est plus potache, plus gaguesque, tandis que la version d’exposition se fait toujours accompagner par une installation. En expo, la vidéo fait partie d’une sculpture, d’un tout, elle n’est jamais montrée seule. Pour l’exposition « House of Crystal » de Claire, nous l’avons montré avec une télévision qui trône sur un carrelage en faux marbre, avec un vase éclaté dessus et un bouquet de fleurs éparpillé, notre signature prend la forme d’un mobile en perle… Autant d’éléments qui rajoute et font référence au drama qu’on retrouve dans les telenovelas.

Nous aimons aussi le fait qu’on puisse s’imaginer les voix et la musique quand il n’y a pas le son et les sous-titres rajoutent un plus à l’image. Nous avons aussi conscience qu’on regarde les vidéos différemment en fonction du contexte. On ne regarde pas une vidéo de Youtube facilement accessible sur Internet de la même manière qu’une vidéo présente dans une exposition quand on fait la démarche de s’y rendre. Nous voulions donc rendre Solicitud dépouillé de son installation plus dynamique, coller à une image de Youtubeurs et pour ça nous avons trouvé que le son était la bonne solution.

Vue de l’exposition « House of Crystal » (mars 2020), installation vidéo, plaques de carrelages effet marbre, vase cassé, fleurs fraiches, signature en perle. La Halle Tropisme, Montpellier.
Vue de l’exposition « UN MAXIMUM DE… » (octobre 2019), installation vidéo, plaque de pvc effet marbre, vase, fleur, mobile en perle. Eglise st Nicolas, Caen

La série compte à présent deux épisodes, dont le dernier est sorti récemment. Sur fond de drama à l’eau de rose, les épisodes traitent de vos vies en tant qu’artiste, sous différents angles tels que la compétition, l’opportunisme, le manque de subvention, la difficulté de travailler en duo, les abus des appels à projets, etc. Comment est-ce que vous choisissez les sujets que vous allez aborder ? Est-ce que ce sont des situations inspirées de faits réels ?

Dans Solicitud, bien que le ton soit léger, il s’agit de mettre en scène toutes les difficultés que l’on rencontre lorsqu’on travaille dans le monde de la culture, et de l’art contemporain plus spécifiquement. En tant que jeunes artistes, nous sommes aussi les plus précaires et nous retrouvons fasse à des situations qu’on pourrait trouver sur-réaliste (le fait de n’être presque jamais payé pour une exposition, qu’une femme aura plus de difficulté à faire perdurer sa pratique et à évoluer dans ce monde, d’une hyper concurrence pour des honoraires ridicules…). 

À la base, Solicitud vient d’une envie de dédramatiser le fait que nous avions reçus que des réponses négatives en rendant l’histoire encore plus dramatique. Et rien de plus dramatique que la télénovela. Pour l’écriture du premier épisode nous nous sommes d’abord basé sur de vrais épisodes de telenovelas en changeant seulement quelques mots pour mieux coller avec notre situation et très vite nous nous sommes rendu compte que ça allait hyper bien avec nos vies. Puis nous avons adapté ça à nos situations réelles et nous avons romancé le tout.

L’écriture de l’épisode nous a permis de prendre de la distance par rapport à nous, à notre compétitivité, à de vrais moments dramatiques qu’on a traversés dans notre vie d’artiste en couple (un qui a une résidence et pas l’autre alors que les deux postulent.) Amants, mais rivaux, jamais pleinement satisfait de la réussite de l’autre, car toujours un peu jaloux : nous avons un scénario tout fait.

Nous nous attachons vraiment à respecter des faits réels dans l’écriture, quitte à reprendre des phrases que des directeurs de centre d’art nous ont vraiment dites ou des lettres de refus que nous avons vraiment reçus.

Dans l’épisode 2, on a par exemple l’histoire du CACN à Nîmes qui se retrouve sans lieux dû à un bail précaire trop cher. L’appel à candidatures, nous en avons trouvé un semblable sur le site du CIPAC : le centre équestre est à peine exagéré, pour le rendre plus crédible nous avons ajouté des honoraires parce qu’il n’y en avait même pas. Comme Ricardo et comme bon nombre d’artistes, nous avons des jobs alimentaires, bref, Solicitud est presque un documentaire.

Avec un contexte social assez désastreux, il commence à y avoir une vraie volonté des artistes à exprimer ces abus et à revendiquer le fait que notre activité est un vrai travail et comme tout travail, il se doit d’être décent. Pendant les manifestations contre la réforme des retraites, ART EN GREVE a vu le jour. C’est un premier pas qui permet aux artistes de s’engager et de prendre enfin part au débat politique tout en revendiquant un besoin de mieux reconnaître notre travail, comme un métier et non comme une simple passion qui justifierait une vie de précarité et de doute.

Les épisodes sont-ils écrits à l’avance ou est-ce que les idées viennent au fur et à mesure dans l’année ? Quel est votre protocole et vos rôles dans cette collaboration ?

Les idées nous viennent au fur et à mesure de ce qui nous arrive ou arrive à d’autres.

Tout cela, accompagné par de longues heures passées devant des vrais télénovelas à s’inspirer et à s’approprier des moments saisissants, souvent insoutenables.

Pour le protocole, nous écrivons le scénario à 2, Morgan fait la majeure partie des dialogues que nous finalisons ensemble. Nous allons acheter des vêtements pour les costumes et nous gardons les tickets et les étiquettes pour se les faire rembourser. Nous nous filmons seuls. Claire fait le montage que nous finalisons tous les 2. Les bruitages sont la spécialité de Morgan, réalisés aussi par Claire et les doublages sont réalisés ensemble.

Vue de l’exposition « UN MAXIMUM DE… » (octobre 2019), installation vidéo, plaque de pvc effet marbre, vase, fleur, mobile en perle. Eglise st Nicolas, Caen
Vue de l’exposition « House of Crystal » (mars 2020), installation vidéo, plaques de carrelages effet marbre, vase cassé, fleurs fraiches, signature en perle. Glassbox-SUD, Montpellier, Montpellier.

Vous avez récemment sorti un bonus Corona, rejouant le générique de la série dans lequel tous les personnages portent des masques. Quelles sont les répercussions du COVID 19 sur vos pratiques artistiques ? Est-ce que certaines situations rencontrées par les artistes vous inspirent pour de prochains épisodes ?

Nous avons tous les deux eu de la chance. Claire a fini sa résidence organisé par Glassbox-SUD avec sa première exposition personnelle une semaine avant le confinement et n’avait rien de prévu pour la suite. Tous les deux continuons à être payés par nos jobs alimentaires malgré la situation. Morgan devait participer à trois événements en avril et en mai qui seront tous reportés à novembre. Nous avons simplement beaucoup de temps pour se focaliser sur des projets. 

On en profite pour faire du Solicitud

Dans l’ensemble nous avons beaucoup de chance avec notre confinement ça nous a permis de réaliser l’épisode 2 en un temps record (trois semaines) et nous avons déjà commencé l‘écriture du troisième.

Par contre nous avons des amis qui ont eu des résidences à l’étranger qui se sont faites annuler, et on voit bien autour de nous que tout s’annule ou se reporte et que certaines situations vont être très très compliquées à se rétablir et vont prendre beaucoup de temps.

Nous n’avons pas vraiment envie d’intégrer la situation du COVID à la série autrement que par des petits clins d’œil que nous avons mis dans les teasers de l’épisode 2. Ça n’influencera pas l’épisode 3 en tout cas. Nous avons encore plein de choses à raconter avant d’invoquer la crise sanitaire dans la série.

Solicitud – épisode 1