OLIVIER KOSTA-THÉFAINE, ARIA DI ROMA, GALERIE RABOUAN MOUSSION PARIS

OLIVIER KOSTA-THÉFAINE, ARIA DI ROMA, GALERIE RABOUAN MOUSSION PARIS

Diviser c’est détruire par Julien Fronsacq

Regarder la ville d’une manière différente, l’observer en détail. C’est le principe de mon travail, les choses que les autres ne regardent pas ou négligent_ Olivier Kosta-Théfaine, 2015

Olivier Kosta-Théfaine revendique un parcours en marge. De cet horizon périphérique, de ce décentrement, il en déduit le récit de son apprentissage et une œuvre singulière. Aria di Roma est le résultat d’un récent séjour de douze mois à Rome, une ville patrimoniale dont l’histoire est intimement liée à celle du musée.

Si nombre de ses œuvres font référence aux conventions artistiques classiques, certaines sont soumises à la corruption à l’instar des nombreux gestes de vandalisme que l’artiste se plaît à mettre en scène. On pourrait voir là un maniérisme galvaudé qui procéderait par une juxtaposition iconoclaste des codes, sociaux et culturels, haut et bas. Il conjugue paysage aristocratique et terrain vague, nobles ornements et incivilités de cages d’escaliers. Je pense notamment aux jardins à la française composés de verre brisé (Jardin, Cour d’honneur du Musée Cognacq-Jay, 2011) ou les plafonds décorés à la flamme d’un briquet comme ceux des coupoles de 1937 du Palais de Tokyo (Soffitto, Palais de Tokyo, 2016).

« J’ai à plusieurs reprises créé des œuvres qui évoquent le végétal. Il y a quelques années, à Besançon, j’avais tenté d’établir une cartographie par les fleurs : je me rendais à la périphérie de la ville cueillir des fleurs sauvages. Il en résultait des bouquets champêtres qui portaient le nom des cités que je visitais : des lieux déconsidérés parce que trop éloignés ou dangereux dans lesquels les gens ne vont pas. » Olivier Kosta-Théfaine

De l’herbier au musée, en passant par la cartographie, l’artiste s’intéresse à la façon dont les formes sont classées ou déclassées, à la manière dont celles-ci sont arrachées à leur contexte et accèdent ou non au statut de fragments précieux. En 2012, l’artiste avait conçu une très belle installation in situ pour l’Abbaye de Maubuisson en forme d’un alignement de colonnes d’architecture, chacune différente et toute orpheline de son contexte d’origine. La disposition de ces éléments en ligne évoquait autant le vocabulaire autoritaire de l’art minimal que celui d’une galerie comparée d’un musée dans lequel on observerait une compilation d’objets répertoriés selon une même typologie.
Olivier Kosta-Théfaine est en fait loin de se cantonner à un collage de formes culturelles éclectiques tant il éprouve les mécanismes de sélection dont le musée encyclopédique est justement le théâtre. Le vandalisme et la violence ne sont pas anodins et dépassent l’évocation d’une situation sociale. L’histoire du musée est justement partagée dès son origine entre les appels à la sauvegarde contre le vandalisme révolutionnaire et l’arrachement violent d’un objet à son contexte. Nommé en 2016 pensionnaire de la Villa Médicis, il trouve en Rome un environnement idéal dont l’histoire est intimement liée à celle du musée européen. L’ancien graffeur devenu arpenteur du milieu urbain contemporain doit au pionnier de la discipline. Antoine Chrysostome Quatremère de Quincy (1755-1849), célèbre archéologue français né en pleine antiquomanie favorisée par les découvertes d’Herculanum (1738) et de Pompéi (1748), est aussi le contemporain de la création révolutionnaire du Musée le Louvre (1793). Ayant visité l’Italie et notamment sa capitale en 1776, vingt ans plus tard il s’oppose aux saisies napoléoniennes, à leur rappatriement au Louvre et déclare « Diviser c’est détruire ! ».
Pour Olivier Kosta-Théfaine la légitimité culturelle qui fonde un bien culturel procède aussi d’une forme de violence, celle d’une organisation verticale qui divise nos représentations symboliques, notre imaginaire. En 2013, l’exposition justement intitulée En flânant à la galerie Jeanroch Dard rassemble les traces de dérives péri-urbaines et des instruments muséologiques. Deux ans avant, dans la même galerie déjà, Souvenirs des Indes, une œuvre en forme de table vitrine composée d’une série de fragments minéraux trouvés dans une cité HLM éponyme (en réalité des blocs de béton, vestiges de barres dynamitées) évoque certaines zones de nos villes que l’on tente de dissimuler, interdites de représentation.
Quelques années plus tard, son exposition à la Villa Médicis Aria di Roma comprend en première partie une grande installation intitulée Dix petits monuments (2017), un ensemble de mobiliers de jardin – pots, jardinières, vasques – d’une unique couleur recouverts de coquillages. On pense bien sûr aux nobles styles grotesques des grottes artificielles, ou encore rustiques des décors naturalistes en relief. Féru de promenades et de collectes, l’artiste a récolté ces coquilles marines dans les environs d’Ostie. Ostie est une ville balnéaire située dans la lointaine banlieue de Rome et homonyme d’une cité antique riche en vestiges portuaires en raison de son emplacement privilégié, le long du littoral et à l’embouchure du Tibre. Avant Olivier Kosta-Théfaine, Robert Smithson (1938-1973) s’intéresse à la dérive en périphérie des villes. Il en réalise une bien connue dans Passaic, une ville industrielle à la périphérie de New York, à l’issue de laquelle il rédige un article dont le sous-titre est « Passaic a-t-elle remplacé Rome en tant que Ville Éternelle ? ». A la suite de Quatremère, Robert Smithson contribue, deux siècles plus tard, aux débats sur le musée. Dans Some Void Thoughts on Museum (1967), le musée, ayant pour mission de représenter le temps abstrait dans un espace physique, se trouve écartelé entre les dimensions spatiale et temporelle. Le musée, toujours lacunaire, est ponctué de manques chronologiques comme autant de vides épistémologiques. Comme son prédécesseur, Robert Smithson a séjourné à Rome. L’affiche de son exposition à la galerie L’Attico en 1969 – un an après son texte sur les non-sites – représente un camion au sommet d’une colline déversant le contenu d’une benne pleine de goudron. Le jeune Smithson conçoit préalablement une exposition dans la galerie George Lester (1961). Smithson relie la présence écrasante du tourisme, le fragment pétrifié et la classification mortifère et emploie la métaphore de l’entomologie pétrifiante et obscène : « Mes tableaux sont exposés comme les parties intimes de papillons contre des murs de glaçons ». Petits monuments dont le titre évoque une valeur culturelle modeste et leur qualité plastique, les jardins populaires et leurs petits arrangements bricolés. Par un décor réalisé en mortier recouvert d’une peinture industrielle à la couleur vive, son auteur, de retour de sa promenade sur le littoral romain, rend hommage aux formes appauvries, kitsch, qui se sont multipliées à l’heure de l’industrialisation généralisée. Au tourisme de masse qui galvaude l’expérience sublime de la ville-musée, Olivier Kosta-Théfaine qui se refuse au désenchantement répond néanmoins avec distance et lucidité. Frappé par le contraste entre le commerce du souvenir touristique et la puissance du ciel romain, il commande dans une ville chinoise, spécialisée dans la reproduction à la peinture à l’huile, un tableau très romantique de ciel romain qu’il a photographié (Cielo (Dafen), 2017). Le sublime romantique est désormais sous le coup de sa saisie technique, de son exploitation industrielle et de sa reproductibilité photogénique. Dans la seconde salle de son exposition, un ensemble d’œuvres de différents styles. Au sol une étagère et des fragments ; au mur le tableau du ciel romain, des œuvres abstraites et un diptyque monochrome, intitulé Neuilly-Sarcelles (2017). En lien avec l’histoire de la Villa Médicis, le titre reprend une description acide que l’écrivain Hervé Guibert, ancien pensionnaire, en avait fait, notamment de l’organisation du domaine entre la partie historique et les maisonnettes modernes construites en série au fond du domaine. Les deux monochromes sont deux toiles teintes à l’aide d’une décoction d’écorce de pin parasol et de fleurs de laurier. L’artiste espérait un résultat chromatique qui révélerait le clivage social commun à la Villa et à la banlieue parisienne. Contre toute attente, les tons se sont avérés équivalents. Les fragments sont tous dispersés au sol, mais appartiennent à des registres culturels différents : un morceau de béton, un bout de sculpture classique et quelques tessons de céramiques antiques. Au centre, une œuvre reprend les dimensions standards d’une célèbre étagère de marque suédoise. Elle est la reproduction d’un meuble qui se trouvait dans l’appartement de la Villa attribué à l’artiste et qui contrastait avec les décors du célèbre directeur et peintre Balthus. Olivier Kosta-Théfaine propose à son tour de meubler la Villa. Pour ce faire, il reproduit simplement le meuble trouvé avec le bois d’un arbre abattu dans le parc, un noble pin parasol planté à l’époque où un autre peintre ancien résident était devenu directeur, Ingres (1780-1867). A la manière d’une concrétion géologique hétérogène, il en résulte une œuvre qui malmène notre système de valeurs culturelles : local et international, industriel et naturel, manufacturé et artisanal, noble et vulgaire. C’est que l’artiste porte un grand intérêt au détail apparemment dépourvu d’intérêt en dehors autant que sur son propre lieu de travail. Lors de son séjour, il commence une série produite au spray sur toile de lin laissée libre. La série de peintures dessine une filiation singulière, minimale, qui a cherché à s’affranchir du tableau et du pinceau. Les couleurs pourraient évoquer celles de Charlotte Posenenske (1930 – 1985), le geste celui de Martin Barré (1924 – 1993), et le support délaissé de son châssis celui de Giorgio Griffa(1936). Sans titre (Porta Portese) (2017), relevé minutieux de traces de peinture au spray trouvés sur les murs dans la partie mécanique et automobile du marché aux puces, est un magnifique hommage aux traces anonymes de ceux qui – le dimanche – à l’heure du loisir tentent d’entretenir par eux-mêmes leur véhicule. Olivier Kosta-Théfaine renvoie cette histoire de la peinture à des signes quasi invisibles qui ornent nos villes indices d’usages populaires. Parallèlement il récupère dans une usine un « martyre », un support portant les traces de peinture de pièces mécaniques. Olivier Kosta-Théfaine s’inscrit dans une histoire de la peinture dont l’apogée se trouve dans les années 1960-70, période de croissance et d’inflation, âge d’or de l’immigration, qui nécessite une construction rapide de logements collectifs. Au-delà de sa propre jeunesse, l’artiste est attentif à cette histoire sociale, il en cherche les hauts lieux à Rome. Le Corviale, parfois appelé « Palais Kilomètre » (Palazzo Chilometro), est un immeuble situé au sud-ouest de la ville qui mesure 957 mètres de long. De cette architecture monumentale inspirée des cité radieuses corbuséennes, il en présente un fragment de béton traversé de barres métalliques. Ainsi exposé, ce morceau de béton, d’un logement collectif d’envergure, devient la relique d’un projet moderne, aujourd’hui en crise, une relique présentée au même niveau que des fragments de la Rome antique et classique. Olivier Kosta-Théfaine crée donc un système conceptuel qui lui permet de relier des pans de l’histoire que le musée d’art ne parvient pas à embrasser.
Dessinant une chronologie singulière, il invente une nouvelle forme de monument inattendu et éclectique qui réconcilie les victoires et les défaites, les grandes figures et le commun, reliant des formes nobles et populaires, des objets oubliés ou gestes anonymes.

Texte Julien Fronsacq, critique d’art et conservateur en chef du MAMCO de Genève © 2018 Galerie Rabouan Moussion

 


Olivier Kosta-Théfaine
Né en 1972.

www.olivierkostathefaine.com 

 

Vue de l'exposition Olivier Kosta-Théfaine, Aria di Roma, Galerie Rabouan Moussion Paris
Vue de l’exposition Olivier Kosta-Théfaine, Aria di Roma, Galerie Rabouan Moussion Paris

 

Olivier Kosta-Théfaine, Neuilly-Sarcelles (2017). Diptyque monochrome. Courtesy artiste et Galerie Rabouan Moussion.
Olivier Kosta-Théfaine, Neuilly-Sarcelles (2017). Diptyque monochrome. Courtesy artiste et Galerie Rabouan Moussion.

 

Olivier Kosta-Théfaine, Petits monuments (détail), 2017. Courtesy artiste et Galerie Rabouan Moussion.
Olivier Kosta-Théfaine, Petits monuments (détail), 2017. Courtesy artiste et Galerie Rabouan Moussion.

 

Visuel de présentation : Dix petits monuments (2017). Installation. Courtesy artiste et Galerie Rabouan Moussion.