ELLEN PAU

ELLEN PAU

PORTRAIT D’ARTISTE / Ellen Pau,
PAR CONSTANCE MEFFRE

Ellen Pau
“Les eaux profondes de Hong Kong regorgent d’histoires” (1)

Ellen Pau est une artiste pionnière, chercheuse et commissaire d’art. Elle plaide à la fois pour le développement des arts et les nouveaux média à Hong Kong. Ellen Pau a exposé dans des festivals de films et des biennales d’art au plan international. Durant ses trente années de pratique, l’artiste a continuellement expérimenté des pratiques alternatives, en explorant des technologies et des modes de communication puisant dans l’univers de la vie quotidienne.
Son travail puise aux sources de la mémoire collective de Hong Kong, ses violences historiques, les politiques locales, et met en oeuvre des thèmes référant à sa pratique professionnelle qu’elle définit elle-même comme la « perception ou l’interprétation d’une image, d’une femme, d’une technologie », que ce soit par le biais de technologies analogiques ou numériques.

Née à Hong Kong en 1961 dans une famille travaillant dans le domaine hospitalier, elle embrasse également la profession médicale (elle obtient son diplôme de radiologue en 1982) qu’elle exerce à l’hôpital Queen Mary. Elle enseigne aussi à l’Université de Hong Kong, à l’Université polytechnique de Hong Kong et à l’Académie des arts du spectacle de Hong Kong. En 2014, elle est nommée par le Hong Kong Arts Development Council comme que représentante de l’Art Form Group in Film and Media Arts, et siège au comité intérimaire d’acquisition de M + au West Kowloon Cultural District. Elle a grandi dans une famille qui a toujours souligné l’importance de la mobilité et de la liberté d’expression, ouverte sur l’Occident (Hong Kong était encore une colonie du Royaume-Uni de 1841).

Au début des années 80, l’industrie cinématographique de la ville est au bord de l’explosion commerciale et artistique. Lorsque en 1984 apparaît le format vidéo 8mm elleb acquiert son premier caméscope “Handycam 8mm Sony”.
D’une curiosité insatiable, Ellen Pau rejoint le Phoenix Ciné Club, une association d’amateurs de cinéma dirigée par l’artiste May Fung où les discussions sur la différence entre le langage utilisé dans le cinéma et l’art vidéo vont bon train. Elle commence alors à faire des vidéos. Il n’y avait probablement que huit artistes vidéo dans la ville.

Son premier film super-8 The Glove (1984) est un conte surréaliste sur le désir. Elle explore les limites du médium, expérimente les technologies disponibles à l’époque. Elle fréquente le théâtre expérimental Zuni Icosahedron dirigé par Danny Yung. Elle y applique son regard de vidéaste. Elle constate comment, d’un processus de déconstruction on peut faire naître un nouveau langage théâtral. Grâce à sa caméra, elle documente autant qu’elle crée de nouvelles images : Love in the Time of Cholera, en 1989, est une création mono-canal qui documente une performance. La musique est celle du groupe pop local Tat Ming Pair dont le titre est Forbidden Color, qui fait allusion à l’homosexualité et aux différents autres tabous sociaux.

Ellen Pau s’attache à relier les questions de genre aux problèmes sociaux ambiants, transformant le corps féminin “en champ de bataille”, favorisant une prise de conscience large, attentive à l’efficience et la portée politique, idéologique, des images produites. L’oeuvre Song of the Goddess (1992), rend hommage à l’histoire d’amour, dans la vie et à l’écran, de deux interprètes féminines d’opéra cantonais : Yam Kim-fai and Pak Suet-sin à Hong Kong.

Avec Wong Chi-fai, May Fung et Comyn Mo, elle cofonde Videotage en 1986, le premier collectif d’artistes vidéo de Hong Kong, dédié à la promotion, à la diffusion, et à la création et à la préservation des arts et nouveaux médias. En 1996, elle fonde aussi Microwave International New Media Arts Festival, événement annuel comprenant expositions, conférences, séminaires et ateliers.

En 1997, Hong Kong est rétrocédé à la République Populaire de Chine, qui est régi par le principe de “un pays, deux systèmes”, dont la fin programmée est prévue en 2047. Dans cette époque d’instabilité sociale, l’art dépeint une ville préoccupée par son avenir incertain.

La génération d’Ellen Pau est marqué par l’acceptation du modernisme issu du colonialisme britannique qui fut un moteur à Hong Kong, contradictoire avec le monde de la Chine communiste. “L’art contemporain, l’architecture, et le cinéma rendent évidente cette sensation d’un engloutissement du passé avec une modernisation rapide, concomitante à une spatialité problématique et inconfortable d’une ville toujours plus dense et prise en tenaille, alors que le rôle joué par la Chine continentale dans les affaires hongkongaises va croissant.” (2).

On retrouve cette situation déstabilisante, génératrice d’inquiétude dans différentes oeuvres comme Blue (1989–1990), TV Game of the Year (1989), reflétant le traumatisme de la répression du Tiananmen de 1989 (3). She Moves (1989), à l’origine, une vignette mono-canal, est reprise en 2019 en une installation lors de la rétrospective What About Home Affairs? qui lui est consacrée à Parasite (Hong Kong) (4) . C’est une oeuvre expérimentale utilisant le mouvement comme expressivité. Il s’agit d’une vidéo utilisant l’eau comme sujet, qu’accompagne l’enregistrement d’une chanson de guerre We’ll Meet Again de la chanteuse britannique Vera Lynn (1939).

Bik Lai Chu est un ensemble d’installations vidéo développées sur 10 années (Pledge en anglais) qui signifie « promesses », une métaphore relative à la promesse du gouvernement chinois de donner suite à son engagement politique envers Hong Kong pour les 50 années suivant la rétrocession. On peut y voir la silhouette d’une femme qui lève les yeux toutes les quelques secondes, accompagnée à chaque fois par le bruit d’une sonnette. À travers ce bruit de martèlement persistant, l’artiste se demande comment les normes sociales et les rôles stéréotypés de genre sculptent, régulent et restreignent le corps féminin.

C’est à ce moment là qu’elle crée en 1999, Recycling Cinema. (5) C’est l’oeuvre majeure d’Ellen Pau défiant les conventions filmiques de la notion de temporalité, de lieu et des modalités du regard. Elle questionne notre façon de voir les choses, afin de nous faire prendre conscience de notre propre existence. On y voit une autoroute pendant 24 heures, située en bordure de mer. La vitesse et la direction des images en mouvement ne sont pas coordonnées. La vidéo montre des voitures qui se déplacent dans différentes directions et à différentes vitesses. Cela provoque chez le spectateur une forme de perte d’orientation. Cette vidéo a représenté Hong Kong à la 49ème Biennale de Venise (2001) et présenté aussi en 2017 au Musée Guggenheim de New York.

A partir des années 2000, elle consacre plus de temps et d’énergie au commissariat d’expositions et à l’organisation d’événements, ce qui ne l’empêche pas d’expérimenter des technologies toujours plus récentes, comme le QR Code, l’impression 3D, la réalité virtuelle et réalité augmentée. En témoignent des projets comme l’installation Reload Hong Kong (2017), ou encore, Distributed Firework: DIY Hologram (2017), offrant aux téléspectateurs la possibilité de mettre en scène leur feu d’artifice au moyen de leur téléphone portable.
On retrouve son radicalisme dans un projet en cours, Emergence , où elle réinterprète le code génétique de la fleur Bauhinia.
La forme de cette fleur, choisie pour figurer sur le drapeau de Hong Kong, présenté lors de la cérémonie de passation du 1er juillet 1997, fut considérée comme un symbole difficilement acceptable pour une ville construite sur l’héritage mixte chinois et britannique. Car elle est hybride et stérile au plan botanique. Mais étant constituée de cinq pétales, elle est une référence directe aux cinq étoiles du drapeau de la République populaire de Chine qui représentent les quatre classes sociales sous le règne du Parti communiste chinois.
Cette pièce conceptuelle vise à déconstruire les profils ADN des plantes et des animaux, en recomposant et en convertissant l’information génétique dans une perspective artistique.

Sa récente exposition “The Great movement” (Galerie Edouard Malingue à Hong Kong), montre l’évolution des technologies et ses préoccupations du moment (6). Ses installations ne révèlent que les composantes les plus essentielles, ne nous laissant que la mémoire d’un écran et aucune trace d’un processus technologique ou théâtral. L’espace combine des oeuvres regroupées autour de la pièce centrale restaurée, Great Movement (1996) qui transforme un phare, issu d’une vidéo publicitaire gouvernementale ancienne en un dépôt de bétail hanté. Sa version originale cite Powers of Horror: An Essay on Abjection (1982) de Julia Kristeva sur l’horreur, la marginalisation, la castration, l’exil et la théorie queer.

L’esthétique d’Ellen Pau se base sur une capacité à transformer habilement l’actualité politique et des événements en oeuvres d’art, au-delà de la propagande, sans tomber dans la nostalgie, ni dans une critique directe. D’une certaine manière, Ellen Pau peut être considérée comme le miroir de l’histoire de Hong Kong, enrichissant sa mémoire collective.

Avec Ellen Pau, il y a aussi un déplacement intéressant d’angle de vue sur ce qu’est le féminisme.
A Hong Kong, la relation entre les sexes a toujours été particulière. Tous les habitants fournissant les compétences nécessaires au commerce et aux échanges. Le travail domestique et l’éducation des enfants sont délégués. Il n’y a pas de hiérarchie des sexes mais plutôt une hiérarchie de statut social. Les luttes féministes n’y ont donc pas la prégnance qu’on rencontre dans d’autres parties du monde. (7)

Ellen Pau peut être clairement définie comme un leader, indépendamment de son sexe. Une pionnière dans l’avènement de nouvelles formes et pratiques artistiques qu’elle a encouragées et promues. A ce titre des rétrospectives lui sont consacrées à Hong Kong et à l’extérieur. Ses oeuvres sont archivées chez Vidéotage.

(1) ZOLIMA CITY MAG In Hong Kong, what is home ? Ellen Pau tackles the question in her 30-year retrospective by CHRISTIE LEE, 1 janvier 2019
https://zolimacitymag.com/hong-kong-home-ellen-pau-tackles-the-question-in-her-30-year-retrospective/
(2) Pernin (Judith) : Le Hong Kong de Wong Kar-wai : espace, nostalgie et sentimentalité, in Critique, 2014/8-9 (n° 807 – 808), pages 655 à 669
(3) OCULA MAGAZINE Ellen Pau In Conversation with Phoebe Wong Hong Kong, 18 Janvier 2019 : https://ocula.com/magazine/conversations/ellen-pau/
(4) Voir le document d’exposition : “Ellen Pau: What About Home Affairs? – A Retrospective, exposition monographique, Parasite Hong Kong, 09.12.18 – 17.02.2019”: https://www.para-site.art/exhibitions/ellen-pau-what-about-home-affairs-a-retrospective/
(5) Voir la Collection Videotage : http://vmac.org.hk/web/details.php?tag=893&page=1
(6) Voir le document : Ellen Pau: His-story and her-story – talking of differences by Dorotea Etzler and Wolf-Guenther Thiel Dorotea Etzler et Wolf-Guenther Thiel, PLAY platform for Film & Video : http://www.pushthebuttonplay.com/dlwd/pau/about_Ellen_Pau.pdf
(7) ARTOMITY The Life of an Image by Ysabelle Cheung, 30 décembre 2019 : https://artomity.art/2019/12/30/ellen-pau/

Constance Meffre

Constance Meffre est commissaire indépendante et productrice basée à la Galerie des grands bains douches, Marseille. Elle s’intéresse aux liens entre art & nouveaux médias et dirige D.D.A Contemporary Art | diffusing digital art. Elle est membre active des Ateliers JEANNE BARRET (Marseille). Elle consacre une partie de sa recherche à l’Asie depuis plus de 10 ans et sur les liens art & technologies, art & nature, et le féminisme…

Ellen Pau Courtesy the artist and Zolima City Mag
Ellen Pau Courtesy the artist and Zolima City Mag
Ellen Pau, Song of the Goddess courtesy the artist
Ellen Pau, Song of the Goddess courtesy the artist
Ellen Pau, Bik Lai Chu 1993 courtesy the artist and parasite
Ellen Pau, Bik Lai Chu 1993 courtesy the artist and parasite
Ellen Pau, Recycling cinema Courtesy of the artist and parasite
Ellen Pau, Recycling cinema Courtesy of the artist and parasite
Ellen Pau, Recycling cinema Courtesy of the artist
Ellen Pau, Recycling cinema Courtesy of the artist
Ellen Pau, The great mouvement Courtesy the artist and Edouard Malingue Gallery
Ellen Pau, The great mouvement Courtesy the artist and Edouard Malingue Gallery