PASCAL BERNIER

PASCAL BERNIER

Portrait magnétique
par John Lippens

Pascal Bernier : Que la force soit avec vous. 

Je me souviens encore du rire qui m’avait attiré vers un stand de la FIAC 2000, où une jeune femme arrimée à une vidéo n’arrivait plus à retenir un fou rire inextinguible, qui la faisait se défaire, là, aux yeux de tous. Dans une foire d’art contemporain, la scène est suffisamment rare pour être rapportée. À l’écran, un massacre à la tronçonneuse. De fleurs. Ou comment trucider de gentilles marguerites et d’innocents cactus. Par le feu, l’eau ou le fer (à repasser). Flowers Serial Killer, tel était le titre de l’œuvre hilarante, mon premier contact avec l’univers de Pascal Bernier. Dont on notera d’emblée le pouvoir d’attraction en cascade : l’admiratrice scotchée devant l’écran, convulsée par son rire fou, surgi du tréfonds, exerçait la même fascination sur moi que les chamois alpins sur des touristes qataris. Le rire est un phénomène de masse. Que déchargeait-elle ? Quels conflits inavouables ces fleurs maltraitées avaient réussi à chatouiller ? La disproportion entre la fragilité intrinsèque de nos sœurs végétales et la brutalité des moyens déployés pour mettre fin à leur vie terrestre ne pouvait que secouer sa bonne conscience. Car c’est tout l’homme cela (ou la femme) : écraser sans scrupules, même le plus délicat, si cela sert son intérêt. Le pire, dans cette vidéo, c’est qu’il était impossible de deviner quelconque motif à ce massacre. Ben oui, juste comme cela. Détruire, disait-elle. 

Flowers Serial Killer, 2000
Flowers Serial Killer, 2000

Alors, on se raccroche au titre, c’est un serial killer, ouf, ce type est anormal. Un psychopathe, un taré aux fantasmes improbables ; et méthodique avec cela, presque clinique avec ses gants en latex. Le Dr Mengele des bouquets. Momentanément rassurée, la serial rieuse a-t-elle fini par craquer devant le contraste crispant du compagnonnage impossible entre cette agonie florale et une mise en scène soignée, où chaque meurtre se voit exécuté avec calme et rigueur, sur fond de musique romantique ? La rage de tuer bénéficie d’un bel emballage, mais n’en est pas moins implacable. Car ce sont de vraies fleurs qui y sont hachées menu, Flowers Serial Killer est un snuff movie. Qui attaque les facultés logiques de notre pensée :

Pourquoi vouloir assassiner une fleur ?

Pourquoi cette diversification des procédés meurtriers alors qu’il suffit de la priver d’eau ?

Comment sortir de ma tête cette musique lancinante, mais dissonante par rapport aux crimes ?

Pourquoi arranger avec amour les pétales d’une marguerite avant de lui brûler le pistil avec sa cigarette ? 

Pourquoi ce soin à attacher les fleurs promises à l’ultra-violence ? Auraient-elles un pouvoir de résistance caché ou des velléités de fuite ?

Qui est ce tueur dont on ne voit que les mains gantées ? 

Pourquoi des gants d’ailleurs ? Pour ne pas laisser d’empreintes ou par mesure d’hygiène ? C’est pour cela que la surface opératoire évoque une table de dissection ?

A ma gauche, un Dexter en puissance : appliqué, précis, inventif, disposant du matériel ad hoc. A ma droite, d’innocents végétaux. A priori, rien ne doit les réunir, car leur contexte et les chaînes associatives qu’ils convoquent sont distincts. 
Leur rencontre est donc incongrue et inattendue : on n’assassine pas les fleurs, pardi ! C’est ce choc qui bloque le cerveau et fait naître l’émotion, libérée par la défaite passagère de la rationalité, mise en déroute par la coexistence d’incompatibles. L’humour repose sur cette incongruité de départ, à laquelle se conjuguent, selon Arthur Koestler, originalité, connaissance du contexte et économie de moyens1. Les psychanalystes, dans la foulée de Freud, y rajouteraient la nécessité d’un climat de sécurité, allié à des identifications oscillant entre victime et bourreau (couple comique classique) et permettant la satisfaction de pulsions inavouables, surtout agressives, à l’abri du Surmoi. L’occasion aussi, mine de rien, de s’en prendre à certaines normes sociales liberticides.

Flowers Serial Killer, 2000

On comprend mieux dès lors l’effet potentiellement comique de FSK : les préconditions d’incongruité sont remplies, au niveau thématique bien sûr, mais aussi formel (le rôle ambigu de la musique, l’attention ligotante avant le crash fatal, le côté bricolé des mises à mort dignes d’un serial killer du pauvre …), son statut d’œuvre d’art rassure, nos mouvements identificatoires balancent entre le monstre qui dilacère les tendres pétales et la rose qui expire une dernière bulle d’air une fois la tête plongée dans l’eau, le sadisme mis en scène est désamorcé par son côté dérisoire. La rieuse anonyme de Paris est donc pardonnée, elle n’a pas commis de sacrilège dans le temple de l’art. 
Avec Pascal Bernier, l’humour est souvent en prime. Même si son objectif n’est pas de faire rire, mais bien plutôt de mettre en scène les contradictions de notre société, dont il disait dans une interview qu’elle était “extrêmement sauvage, cruelle, barbare, et en même temps extrêmement civilisée, humanitaire et délicate“. 

W.W.F. 1996-2000

Cela tombe bien, car, comme l’écrivait sobrement Denis Gielen2, Pascal Bernier est un artiste paradoxal. A savoir qu’il a cette capacité à truffer ses pièces de contradictions qui vous irradient irrésistiblement. Un exemple parmi mille : W.W.F., ses papillons ornés de sigles de l’aviation militaire, mêlant la fragile et éphémère beauté à la puissance de feu aéronautique. Si le contraste est explosif, il joue aussi sur le remplacement inattendu de la machine par l’animal, méthode de substitution omniprésente chez l’artiste : fleur pour humain, biches maquillées et aguicheuses, tombes d’iPhones ou de boîtes de sardines, poupées Barbie karatekas, squelettes bodybuilders…végétaux, animaux, objets et espèce humaine sont embarqués dans une sarabande échangiste, digne d’une culture animiste déréglée, n’autorisant plus guère de catégorisation.

C’est ainsi qu’il s’entoure d’une arche de Noé empaillée, où les vétérans d’Accidents de chasse pensent leurs plaies soigneusement bandées : nos amies les bêtes, figées à jamais, aussi mortes que vivantes, se réclament des bons soins du Dr Bernier, le Daktari de l’art contemporain, docteur ès cruautés, au diagnostic impitoyable pour une société pitoyable. 

Accidents de chasse 1994-2000
Accidents de chasse 1994-2000

Comme il me le confiait lors de mon enquête sur la place qu’occupe la taxidermie dans l’art du début du 21ème siècle3 :

« C’est parti de ma rencontre au marché aux puces avec un petit faon naturalisé et très abîmé. Un animal chassé, naturalisé (et donc transformé en “objet décoratif“) et abandonné de surcroît parmi les divers objets fatigués d’une échoppe de marché aux puces. Quel destin ! Tout cela m’a poussé à prodiguer des “soins sémantiques“, matérialisés par les bandages, sur ces drôles de cadavres que sont les taxidermies. »

Mort/vie constitue bien évidemment la contradiction ultime, tellement intolérable qu’elle pousse à la réparation ou à la création. Ce couple shivaïte fonctionne comme de la Superplus 98 pour la production de Pascal Bernier : que l’on pense à son intérêt pour la guerre (Cooked BattleSecret WeaponRuins, Home Sweet Home, L’Art ModerneGolden BunkerGolden Atlantic Wall…), pour la violence (EnnemiesFSKBeach Guns, Accidents de chasse, Farm Sets…), ou à son goût immodéré pour les vanités (l’inénarrable Struggle for afterlife où l’on voit deux crânes loucher sur le même os,Vive la fête – où des confettis dessinent le contour d’un crâne -, le déjà cité Fitness Addiction Skeleton, ou Masques funéraires – d’animaux promis à la disparition – ) et pour le sexe (All the cats are black, étrange vidéo de deux chats noirs forniquant dans la nuit, Safe sex, ou comment définitivement éviter toute MST, Frozen, des accessoires de sex-shops sous polyester). Sans oublier toutes ces œuvres qui lient inextricablement les deux larrons, comme ce couple de squelettes encagés n’arrêtant pas de baiser (Love Stronger than Death), ce volatile osseux couvant un Kinder surprise (Basic Instinct), la version érotique de FSK (Flower Bondage), le terrible sex & sun, expérience sadique d’un savant fou, ou encore Freud Syndrom et le Repos du Guerrier.

Bipolar perversion, 2001
Bipolar perversion, 2001

A la lecture de ces titres, polysémiques et ironiques, on pressent la dynamique jouissive, car subversive, mise en place entre mots et images. Bipolar perversion, qui nous montre un gros ours brun en peluche en train de sodomiser un collègue polaire taxidermisé, est un chef-d’œuvre du genre. Économique et déroutant. Primo, c’est en principe les dépressions qui sont bipolaires. Secundo, personne ne s’attend à voir deux ours en lisant ce cartel. Et pourtant, c’était écrit, bi polaire…mais bien sûr l’homme cultivé du 21ème siècle pense aux montagnes russes de la thymie et pas à nos bons vieux pôles terrestres. Ce qui par ailleurs n’exclut pas de considérer l’état affectif des deux ours en action…

Participant à l’incongruité évoquée préalablement, l’image a pris le titre au mot, et nous au dépourvu, renforçant ainsi l’effet comique de cette œuvre tragique. Si dans cet exemple, comme dans plusieurs autres (All the cats are black, Beach Guns, Love stronger than death, Repos du Guerrier, Cooked Battle), l’œuvre propose une version littérale de son titre aux allures métaphoriques, à l’inverse, certaines en élargissent l’horizon que notre paresse linguistique aurait pu croire banal. 
Dans les deux cas de figure, l’image devient éclairante, interprétante, damant le pion au langage qui s’arroge en général ce droit. Par son sens tout sauf attendu, l’image relance le texte, dévoile ses ressorts, développe une autre chaîne associative et nous entraîne dans un tonique pas de deux.

Love stronger than death, 2001
Love stronger than death, 2001

Tout cela contribue à la capacité redoutable de Bernier d’induire un choc visuel immédiat. Une force de frappe, sur laquelle souvent les critiques achoppent, n’ayant pas de mots à rajouter à ce que l’image dit très bien toute seule et qui, comme une grande, atteint tout un chacun, même ignorant des codes de l’art. 

Un artiste populaire donc. Dans le sens noble. Qui ramène à la surface nos eaux troubles, dans ce sens précis que rien n’est vraiment clair en nous, et surtout pas nos pulsions. Pour y parvenir, Bernier s’appuie sur une rigueur procédurale, une technique polyvalente méticuleuse, assorties d’un goût pour la multiplication et la répétition. Un travail formel sous-jacent à l’explosion sémantique, qui en assure la pertinence, et permet de jouir d’un plaisir raffiné, quand le rire n’est pas au rendez-vous. 

Golden Atlantic Wall
Golden Atlantic Wall

Car la guerre, par exemple, ce n’est pas si drôle. Mais les peintures de plans de bunkers dorés à la feuille (Golden Atlantic Wall), combinant ainsi une technique de peinture sacrée à un sujet de destruction, mais dont certains segments sont peints en rose ou en mauve, les transformant en architecture pour midinette, portent dans leur exécution formelle les contradictions que nous relevions dans le traitement des thèmes. 
C’est également le cas de sa dernière série, Dirty Waters, consacrée à la pollution des océans, où des requins et des baleines gonflables de piscine sont aplaties et entourées de vrais déchets plastiques, transformant votre salon en aquarium de l’apocalypse marine. Le message est clair, et sombre. La technique, encore une fois, très subtile : dans cette drôle de pêche, les objets réels, retenus par un filet de polyester transparent et finement rehaussés d’acrylique et de pastel, nous laissent dans l’incertitude de leur bi ou tridimensionnalité, alors que certains, comme ce bon crocodile vert, nous gratifient, à la mode Tsimshian, d’une vision simultanée de profil et de face. Le paradoxe est aussi formel. 

Dirty Waters, 2022
Dirty Waters, 2022

Et c’est ce qui fait la force de l’œuvre de Bernier, à même de conjuguer une paradoxalité autant thématique que formelle, ce qui n’est pas fréquent. On a coutume de dire que rares sont les artistes visuels qui ont à la fois un sens inné de la composition et de la couleur ; je dirais qu’il en va de même pour la gestion de la paradoxalité, certains se montrant virtuoses de la tension plastique, d’autres de l’ambiguïté thématique, plus rares étant celles ou ceux mariant avec bonheur les deux aspects. 

Dirty Waters, 2022
Dirty Waters, 2022

Ce qui ne veut pas dire faire s’envoler les conflits, mais plutôt leur offrir un cadre où ils puissent être élaborés, riches de leur pouvoir de questionnement et d’individuation. Grâce à un écrin artistique finement ciselé depuis plus de trente ans, Pascal Bernier s’évertue à nous mettre sous le nez nos faiblesses et nos incohérences, dans l’espoir, peut-être, de rendre le monde un peu meilleur, mais certainement d’en alléger sa fréquentation par la pratique quotidienne du rire et de la force esthétique.

1 Toute ressemblance avec les critères de qualité d’une œuvre d’art n’est pas fortuite.
Not quite dead, the art of Pascal Bernier, Bruxelles, Le Syndrome plastique, 2002 
Une enquête de l’agence L&iL : La mort derrière la paille, ou les carnets secrets de M. Hyacinthe Wims, Montreuil, éditions CQFD, 2007.

Struggle for afterlife, 2007

Et voici les questions posées sur tableaux magnétiques :

  • Tout peintre est Persée ?
  • Le rire est-il soluble dans l’exploration esthétique ?
  • L’humain est omniprésent dans ton travail, mais sans être directement représenté : évitement ou méthode de recherche ?
  • Que t’inspire une jeune mariée espagnole, recouverte d’un voile noir en dentelle, dont le compagnon vient d’être abattu par les franquistes ?
  • Le cubisme fut-il une impasse ?

© John Lippens, 2023