HÉTÉROTOPIES

HÉTÉROTOPIES

par Lino Castex

« sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables »
Foucault, « Des espaces autres » « Hétérotopias », Dits et Ecrits II, nouvelle édition, Gallimard, 2001, P1571-1581

L’hétérotopie est un concept que Foucault emploie et définit pour la première fois lors d’une conférence au Cercle d’études architecturales en 1967. Il est le nom d’un certain rapport à l’espace et l’outil d’une conviction fondamentale sur laquelle il va faire reposer son édifice conceptuel : l’époque contemporaine est celle de l’espace, les rapports sociaux sont des relations spatiales et les normes des emplacements. Ce concept qu’il compose à partir du grec (ἓτερος/τόπος) et qui signifie littéralement l’autre lieu ou le lieu-autre ne s’inscrit pas dans un contexte d’une esthétique (bien que Foucault ait éparpillé partout dans son œuvre et dans ses derniers écrits de nombreuses réflexions qui pourraient s’inscrire dans un courant de philosophie de l’art) mais dans une analyse systématique de la dyade espace et pouvoir à partir de ce qu’il analyse comme étant des bio-pouvoirs1.

Pourtant, ces lieux autres ont tout en commun avec l’opération de l’œuvre d’art surgissant dans l’espace. L’œuvre est le produit d’un faire acte qui transforme le réel et l’intentionnalise. Son surgissement est une genèse qui fait apparaître un nouveau lieu qui se distingue de celui d’origine sans totalement l’annihiler. Il le bouleverse sans le détruire. Un jeu du même et de l’autre se met en place : le lieu s’habite, se transforme et se charge. Il devient le porteur d’un discours inéluctablement inédit. Une rencontre entre deux topoi : l’œuvre et le monde. L’espace de l’art contamine le lieu d’exhibition qui désormais devient un lieu d’exposition. L’apparaître de l’œuvre est un « contre-emplacement » qui expose l’œuvre et exhorte à quitter un lieu pour un autre. Entre absence et présence, le geste de l’artiste est une invitation à la fuite, tout en étant comme Ulysse : obsédé par le retour à la maison. Les œuvres sont bien « des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables ». De l’hors-du-monde dans-le-monde. Une sorte de cellule monacale sécularisée (quoique ? peut-être le reste d’une théologie créatrice) dans laquelle on apprend à partir tout en étant-là. « Espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis-là-bas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité ». Je me permets ici une liberté vis-à-vis du sens foucaldien de l’hétérotopie dans sa transposition à une approche esthétique. J’ai choisi de pluraliser cette notion dans le titre de cette rubrique pour faire de la polysémie hétérotopique le fondement d’une réflexion sur les espaces et les autres de l’art. 

D’abord l’espace, l’opération artistique le multiplie : représentation, exposition, évasion, incarnation, intention. 

Si la fenêtre2 est le lieu commun de l’œuvre c’est précisément parce qu’elle est un lieu de passage qui combine l’ouverture et la fermeture. Le confinement en même temps que la profondeur du regard. Foucault le dit : « les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois les isole et les rend pénétrables ». L’œuvre prolonge le lieu tout en l’encadrant. Elle autorise la profondeur et l’interdit. C’est le fameux mythe des raisins de Zeuxis : elle représente un morceau du réel, ouvre un nouveau lieu mais interdit qu’on y habite (seul l’art y demeure et folie à celui qui voudrait manger les raisins !). En des termes psychanalytiques : disons que l’œuvre permet l’objectivation d’un désir, l’attribution d’un éros ailleurs, en dehors de soi mais tout en le désamorçant immédiatement. Sa matière agite les sens, sa forme interdit la décharge libidinale.

Son jeu est infini. Comme la fenêtre fermée, l’œuvre donne à voir un autre lieu que celui dans lequel on est. Et en même temps elle nous dit : il y a cet autre lieu, il est là, donné dans son évidence, mais toi, ru restes là. A l’intérieur de la maison. Parce que l’ouverture sur le monde autre est aussi la condition du retour vers le monde là.

On en vient donc à cet étéros : l’altérité du lieu est le même qu’entre les hommes. Chacun a son alter ego, mais cet alter ego est autant un autre moi qu’un autre que moi. 

L’hétérotopie de l’œuvre suppose une altérité que j’entends en trois sens : (a) topologique en tant qu’elle ouvre un monde, (b) scrutatrice en tant que l’autre de l’œuvre suppose3 un ici du monde et de l’homme et (c) collective parce que l’œuvre, le monde et les hommes se déplacent et échangent. 

Voilà à partir de quels fondements heterotopiques j’entendrai traiter de l’art et de ses pratiques dans les lignes qui suivront. On conclura cette brève présentation par les mots de Didi-Huberman qui guideront notre approche « L’artiste est inventeur de lieux. Il façonne, il donne chair à des espaces improbables, impossibles ou impensables : apories, fables topiques »4.

Hétérotopies, donc.

NB : j’ai choisi un détail de la Cappella degli scrovegni de Giotto pour illustrer la réflexion que nous entamons sur les Hétérotopies : « le baiser de Judas » (1303-1305). Pourquoi ? On pourrait y répondre en plusieurs pages, mais disons brièvement en quelle mesure le rapport de Giotto à l’espace est une révolution qui préfigure la renaissance du Quattrocento. 
D’abord la spatialisation de la narration par rapport au visiteur : la fresque se déroule le long des parois de la chapelle avec une force cinématique qui capte le corps du spectateur et l’oblige à se positionner par rapport à l’œuvre. 
Ensuite parce que la définition des personnages bibliques prend désormais une forme externe : la prospettiva intuitiva (les explorations optiques de Giotto) permet de planter des êtres dans un espace articulé. Et cet espace est codifié pour donner à voir un projet d’architecture qui met en scène les récits dans des lieux identifiables par les contemporains (architecture d’emboitement qui tente de restituer les volumes de la ville, habits florentins, reliefs et paysages toscans) 
Enfin parce que l’œuvre est pensé pour le regard de l’homme. Tout est fait pour y relancer le regard vers ce qui est proche et ce qui est autour : la valeur tactile de l’expressivité propre à Giotto introduit un besoin circulatoire chez le regardant. L’espace de représentation élabore pour la première fois une communication affective avec celui qui regarde. La figure de l’histoire peinte se détache du lieu de représentation et donne l’impression de chercher à se mouvoir pour faire craquer les frontières du dedans et du dehors, de l’ici et du là-bas. La figura giottesca est celle d’un franchisseur de portes5 : elle fait entrer l’histoire de l’art dans la dialectique de l’espace.

Lino Castex,
Le 4/02/2022

1 Cela se résume par des outils de contrôle des sociétés qui vont jusqu’à prendre en charge la vie des individus. Le modèle de cette biopolitique est le fameux Panopticon de Bentham qui déploie une visibilité absolue et une prise en charge totale de la vie des individus par la surveillance.
2 On pense à la fenêtre de Dürer ou d’Alberti. Starobinski s’amuse avec une incroyable finesse de ce motif de l’art-fenêtre à travers ses études sur la transparence, notamment dans l’Œil vivant (1961)
3 Le premier sens grec de l’étéros est « l’un des deux ou l’autre des deux » («ἓτερος, αμ ον », Dictionnaire français-grec, Bailly). Il n’y a pas d’autre sans un ici comme il n’y a pas de tu sans le je. 
4 Georges Didi-Huberman, Etre crâne, Lieu, contact, pensée, sculpture, Ed Minuit, 2000
5 Précisément : le détail de La rencontre à la porte dorée, Cappella degli Scrovegni