Probabilité : 0.33, Friche la Belle de Mai, Marseille

Probabilité : 0.33, Friche la Belle de Mai, Marseille

« De nous il faut que quelque chose reste », 
André Breton, Nadja, 1928

Dès l’entrée du white cube du 5e étage de la tour-panorama de la Friche la Belle de Mai se découvrent des centaines de miniatures accumulées : des profils Tinder masculins à ne plus en finir sur lesquels le visage des hommes se substitue au même portrait de la figurine d’Action Man. Manon Weiser, avec son projet Tinder Man, le plus grand de tous les héros (2014), ouvre l’exposition Probabilité : 0.33, sous le signe de la rencontre en ligne et son flux infini qui use chaque cliché d’une « masculinité ».  L’organisation des profils, par type, met en évidence une inauthenticité dans un modelage de soi, dans des postures, qui relèvent d’ailleurs davantage de la pose et de la mise en scène, en sportif, baroudeur ou ami des animaux… La prolifération vertigineuse des images reflète la profusion des possibilités offertes par le site de rencontre et, l’esthétique de la répétition, intrinsèque, est révélée en tant que théâtre des stéréotypes que l’artiste met à nu. 

Cette première série synthétise les grands axes de l’exposition, entre mise en scène de soi et dispositif travaillant le cliché de l’amour ou de la rencontre. En effet, Probabilité : 0.33, au sous-titre explicite (« Une chance sur trois de réussir sa vie de couple »), intégrée dans la structure culturelle marseillaise MP2018 et son programme « Quel amour ! », questionne les rapports humains et s’amuse de ses multiples enjeux : c’est l’aléatoire de la rencontre, les aléas du couple, le jeu des postures, l’attention portée sur un visage ou un objet qui font l’essence de ce parcours dirigé par Floriane Doury, Anne-Céline Borey et Emmanuelle Vieillard, les trois commissaires de l’exposition. Pour ce faire, sont mises en perspective les collections photographiques du Musée Nicéphore Niépce de Chalon-sur-Saône avec des travaux d’artistes contemporains (François Burgun, Natasha Caruana, Olivier Culmann, Anouck Durand, Amélie Landry, Romain Mader, Virginie Marnat, Jenny Rova, Thomas Sauvin, et Manon Weiser). L’exposition fait défiler, littéralement, les images peut-être moins de l’amour que de la rencontre avec l’autre, de la relation de soi au désir. Elle met bout à bout différents dispositifs photographiques qui interrogent les interactions humaines avec une certaine acuité, à l’intersection de l’humour, du ludisme et d’une ironie parfois grave et amère. Probabilité : 0.33 explore les enjeux des rencontres, des plus jouissifs aux plus troubles.

DES RITUELS DE L’AMOUR JUSQU’À L’ÉPUISEMENT

L’intérêt de l’accrochage repose dans la traversée de la vie amoureuse, du célibat à la rencontre à l’ère 2.0, de la vie de couple aux amours passagères, mais aussi dans ses écueils. La forme la plus ritualisée de l’officialisation de l’amour, le mariage, fait retour tout au long du parcours, chez Thomas Sauvin et son projet rendant compte d’une tradition chinoise, Until Death Do Us Part (2015), ou chez François Burgun ou Virginie Marnat, dans Cakes (2010) et Cocottes 2002, selon une perspective oblique et ironique. Pour Natasha Caruana, il s’agit, paradoxalement, de lier la tradition des philtres d’amour avec la fabrication de bombes artisanales : Love Bomb (2014) incarne les problématiques d’une relation qui se mue en haine, l’artiste vient alors documenter cette expérience par la photographie et le montage de coupures de presse. C’est aussi la haine qui apparaît pour Anouck Durand dont le roman-photo Comment je me suis sauvée (2012) est créé à partir d’images achetées sur internet. Autour des celles-ci, interprétées par l’artiste, se déroule une fiction négative qui donne une profondeur autre aux photos anciennes réunies. De même, c’est la jalousie qui s’ajoute à cette haine chez Jenny Rova, qui fait du stalking un principe créatif dans I Would Also Like to Be (2013). Prélevant sur les réseaux sociaux des photographies de son ancien compagnon de nouveau en couple, l’artiste découpe le visage de sa « rivale » pour le remplacer par le sien et ainsi, revivre, par procuration et par image, son quotidien passé. Ce « démembrement » systématique du visage se retrouve dans une série de photographies de famille des années 1930 où l’homme perd invariablement la tête. Cette inscription dans l’image de l’absence du personnage masculin matérialise un rapport à autrui biaisé, perverti et rendu impossible : comment ne pas mesurer l’intense violence de ce geste empli de haine lorsque l’on se rappelle de l’importance du visage chez Levinas, comme infini et principe éthique qui accueille l’Autre ? Se débarrasser du visage de l’homme, c’est lui refuser tout dialogue et nier son existence même. 

Romain Mader, pour sa part, développe avec Ekaterina (2012) qui alterne vidéo et photographies une esthétique documentaire qui fonctionne comme un roman photo/vidéo. Il s’agit d’informer l’exploitation des femmes et le tourisme sexuel en Ukraine, sous une tonalité ironique. La réalité sociale terrible en Europe de l’Est est abordée à travers un décalage vers une fiction humoristique et désabusée narrant la « quête » amoureuse, presque désespérée, du protagoniste-artiste qui se met en scène. Entre focus sur les clichés des femmes ukrainiennes et reconduction patente de ces mêmes clichés, l’œuvre joue avec les stéréotypes, parfois jusqu’à s’y perdre : c’est tout l’intérêt de ce projet paradoxal qui joue sur un brouillage des frontières ambigu, empêchant de prendre toute la mesure du regard critique de Mader sur les problématiques qu’il aborde.

IMAGES DE SOI ET PETITS RÉCITS PHOTOGRAPHIQUES

La majorité des œuvres et des séries représentées vise à interroger le moi, à explorer l’intime, dans une perspective autobiographique ou fictionnelle, voire, à l’instar de Sophie Calle dont l’œuvre s’institue comme paradigme de ces pratiques autophotographiques, autofictionnelles. L’image fonctionne ainsi comme un embrayeur de fiction et la mise en parallèle de pratiques d’artistes et photographies d’archive illustre cette potentialité universelle : le spectateur mobilise sa capacité à interpréter l’image et à tisser autour de celle-ci toutes sortes de fiction, quelle que soit l’image.

De nombreuses configurations entre le texte et l’image sont représentées et le dispositif photolittéraire, ou mieux phototextuel1, semble fondamental. Apparaissent ainsi de multiples formes, tels que le montage, le roman-photo ou l’image légendée, qui se rattachent à une création actuelle qui entretient des liens forts, sinon avec le fait littéraire, avec des pratiques d’écriture au plus près de l’image. Il s’agit bien de se raconter à travers le visuel ou l’hybridation du texte et de l’image afin de mettre en fiction le moi : la photographie, telle qu’elle est abordée dans l’exposition, se rapproche encore plus d’une « littérature hors du livre ».

Génératrice du récit, l’image comme puissance d’évocation appelle le souvenir ou la fiction : c’est le cas de Reliques (2012) d’Olivier Culmann qui retrace les histoires amoureuses d’Antoine. Parfois d’ailleurs, les mots invitent à porter une attention autre vers les images et viennent surprendre, ou même produire un effet de défamiliarisation, à l’instar du phototexte intitulé « La Chienne », volontiers cru et dérangeant. 

Néanmoins, le texte peut aussi s’effacer au profit d’un monopole du visuel, notamment dans Älskling – a self-portrait through the eyes of my lovers (2017) de Jenny Rova. Dans cette série, l’artiste se représente à travers l’œil de ses amants en tant qu’objet aimé et sujet qui s’élabore dans le regard de l’autre. La photographie s’érige dès lors comme élément essentiel d’une construction identitaire, voire d’une narrativisation de l’existence. 

Si l’on sait depuis des décennies que « le médium c’est le message », ici, la problématique de la rencontre et ses thématiques attenantes, de la construction de l’identité dans et par le regard de l’autre, se traduit avec pertinence dans différentes configurations phototextuelles : à la complexité du désir et du rapport amoureux correspond la porosité des frontières artistiques.

DIALOGUE DE L’ŒUVRE ET DE L’ARCHIVE

On parcourt l’exposition au fil des chapitres intitulés selon diverses chansons (« Because the Night », « Somebody to love », « Nothing else matter » …) : l’organisation en miroir fait répondre aux travaux d’artistes contemporains des éléments d’archive de la collection du Musée Nicéphore Niépce. Le dialogue entre les dispositifs photographiques nie ainsi toute hiérarchisation entre les pratiques artistiques contemporaines et les pratiques artisanales ou documentaires anonymes. C’est bien la contextualisation des différentes images qui fait la force d’une scénographie posant alors moins la question de la valeur de ces productions qu’entérinant, au contraire, l’idée d’une indifférenciation des pratiques. L’aller-retour entre l’anonymat et la signature, entre les modèles judiciaires ou officielles et les postures construites par les artistes façonne la découverte de Probabilité : 0.33. En ce sens, les portraits d’identité des prostituées et des travestis du Bois de Boulogne suite à une arrestation sont emblématiques : se découvre un jeu entre la photographie administrative et la pose comme mise en scène de soi. 

Le trouble de l’autorité qui découle de l’importance donnée à l’anonymat aurait néanmoins mérité d’être davantage exploré, notamment dans une réflexion sur les problématiques opposant la prégnance de l’anonymat face à une élaboration visible du moi, voire à sa surexposition. De même, l’hybridité, qui fait tout l’intérêt de l’exposition, aurait gagné à aller au-delà encore, là où le transmédiatique et la traversée ontologique, entre fiction et document, appellent à une affirmation du transgenre. Tout est, en effet, question de métamorphose et de décloisonnement.

Texte Anysia Troin-Guis © 2018 Point contemporain

1 Voir la notion discutée lors du colloque organisé par Magali Nachtergael, Charlotte Foucher Zarmanian et Marie-Anne Paveau, « Le Phototexte engagé. Du militantisme aux luttes de visibilité », Maison des Sciences Humaines Paris Nord, du 31 mai au 1er juin 2018.

 

 

Visuel de présentation : Anonyme, Album de mariage italien, années 1970 © Collections du musée Nicéphore Niépce

 

Infos pratiques

09/06▷29/07 – PROBABILITÉ : 0.33 – FRICHE LA BELLE DE MAI MARSEILLE

Une proposition de Pilotine Production et du musée Nicéphore Niépce et coproduit par MP2018 – Quel Amour !

www.lafriche.org

La friche La Belle de Mai est membre du réseau Marseille expos

 

François Burgun, Cakes, 2010 © François Burgun
François Burgun, Cakes, 2010 © François Burgun

 

Couple de gangsters, Archives du journal Le Petit Parisien Collections du musée Nicéphore Niépce
Couple de gangsters, Archives du journal Le Petit Parisien Collections du musée Nicéphore Niépce