[FOCUS] Quentin Lefranc, Arrangement en noir et gris : continuation

[FOCUS] Quentin Lefranc, Arrangement en noir et gris : continuation

En choisissant de travailler à partir d’une oeuvre de James Whistler (1), Quentin Lefranc met en évidence le caractère multidimensionnel qu’entretient une oeuvre d’art avec son époque. James Whistler, artiste cosmopolite, contemporain d’Oscar Wilde et de Monet, côtoyant aussi bien le monde de l’aristocratie parisienne que celui de la grande industrie britannique, a été un des précurseur de l’impressionnisme anglais. Un peintre qui, par le titre même de ses oeuvres appartenant au domaine musical, soulignait son intérêt pour la variation. En investissant l’espace d’exposition du concept store Coréen Tom Greyhound à Paris, Quentin Lefranc et la photographe Molly Sj Lowe nous invitent, à partir de l’installation Arrangement en noir et gris : continuation qui mêle différents domaines de la création, à rejouer le tableau de James Whistler.

Propos de Quentin Lefranc et Julien Cornette recueillis le 31 mai 2016 au concept store Tom Greyhounds :

Quentin Lefranc peux-tu nous raconter l’histoire de l’installation Arrangement en noir et gris : continuation que tu présentes à l’étage du concept store Tom Greyhound à Paris ?

Quentin Lefranc : La première fois que j’ai présenté l’installation Arrangement en noir et gris (2) Il s’agissait juste de la transformation, par la reprise d’éléments forts, du tableau Arrangement en gris et noir de James Whistler. L’artiste a réalisé plusieurs « arrangements », tous numérotés, peignant ses proches ou des personnes influentes sur le même fond, en changeant juste le cadrage. Le mur de son appartement londonien devenait ainsi une sorte de décor attendant que se joue une nouvelle composition. J’ai donc rejoué ce décor une première fois dans l’attente d’un nouveau personnage.

Est-ce l’idée d’arrangement au sens de variation qui t’a intéressée ?

Quentin Lefranc : L’idée de variation est intéressante, tout autant que la radicalité du tableau qui est construit avec des grandes verticales et la ligne horizontale de la plinthe qui le traverse de part en part. Le personnage est positionné de côté, hors de toute convention ce qui éloigne ce portrait d’une peinture victorienne traditionnelle.

On retrouve dans cette installation ce processus de spatialisation caractéristique de ta démarche…

Quentin Lefranc : Mon intention est de rejouer le tableau de James Whistler en le développant dans l’espace. J’y ai ajouté la chaise Zig Zag conçue par Gerrit Thomas Rietveld qui fait écho au mouvement  « De Stijl ». Un mouvement qui lie la peinture au design et à l’architecture, et porte sa réflexion sur cette mise en espace de la peinture.
Ma rencontre avec Julien Cornette, directeur de la boutique de mode Tom Greyhound m’a donné envie de reprendre cette pièce et d’aller plus loin dans sa construction et sur l’idée de mélange des cultures et des disciplines. J’ai voulu faire une peinture dans l’espace en ouvrant le tableau pas seulement plastiquement, mais aussi au contexte même de la boutique.

Julien Cornette : La boutique Tom Greyhound est au départ un espace multibrand qui est devenu, par de multiples diversifications, un concept store. Le lieu est depuis sa création rythmé par des expositions, vernissages, performances et des concerts. Le lieu étant à l’origine une galerie d’art, la galerie Almine Rech, les volumes de l’espace sont exceptionnels et se prêtent parfaitement à l’organisation d’événements et d’expositions d’art contemporain. C’est d’ailleurs au cours de l’une d’entre-elles que j’ai rencontré Quentin qui m’a parlé de son projet de remettre en jeu ce précédent travail et que nous nous sommes dits que la pièce pourrait complément intégrer l’espace d’exposition.
Nous avons effectué en amont un shooting sur le lieu même de l’exposition, mettant en scène un mannequin portant un vêtement d’un jeune créateur, Étienne Deroeux, encore à l’état de prototype et qui est aujourd’hui présent sur la surface de vente. Ce projet est vraiment le résultat d’une multitude d’interactions.

Comment se met en place un projet au caractère aussi interdisciplinaire ?

Quentin Lefranc : L’idée initiale était d’entrecroiser différentes disciplines à travers une installation. Ainsi, elle s’intègre à l’identité du lieu et a nécessité des intervenants d’autres domaines comme Molly Sj Lowe, qui est photographe de mode, et Gaelle Bon qui est styliste. J’ai aimé que certains éléments puissent m’échapper et été surpris par ce qui peut se passer car je n’ai à aucun moment donné de consignes à Molly. Gaelle a quant à elle fait le choix du vêtement. Toutes deux ont apporté simultanément leur vision croisée du tableau de James Whistler et de mon travail. La photographie qui a résulté de ces interventions est vraiment le produit d’interactions.

Julien Cornette : Les collaborations du milieu de la mode avec les artistes sont nombreuses. De même, beaucoup de designers, de stylistes ont une formation de plasticien. Les disciplines sont voisines. Les créateurs de mode ne se contentent pas d’avoir un beau coup de crayon, ils s’intéresse à la photo, au dessin, au design…

Quentin Lefranc : On parle beaucoup en ce moment des travaux de la philosophe  et théoricienne américaine Judith Butler. La question de la mixité des arts a aussi été posée par des artistes, critiques comme le collectif Géneral idea formé par trois artistes canadiens (Felix Partz, Jorge Zontal et AA Bronson). Il y a eu aussi une photo d’Olivier Bucourt où l’on peut voir un très beau mannequin habillé en Alaya marcher sur une œuvre de Carl Andre.

Crédit photo : Molly SJ LOWE – Styling : Gaelle BON – Model : Iris MARCHAND
Crédit photo : Molly SJ LOWE – Styling : Gaelle BON – Model : Iris MARCHAND

A la photographie de Molly Sj Lowe s’ajoute ensuite ton installation…

Quentin Lefranc : La photographie est en elle-même déjà le résultat et j’ajoute un nouvel entrecroisement avec l’installation. Je ne voulais pas qu’elle rejoue ou recompose l’image. Provoquer un face à face n’aurait eu aucun intérêt. J’ai préféré soumettre la photographie au même processus de déconstruction que j’ai utilisé pour concevoir l’installation à partir du tableau de James Whistler. Ainsi le geste est doublé.

Julien Cornette :  Le vêtement est présenté sur un mannequin à proximité de l’installation. Les visiteurs ont le réflexe d’en toucher la matière. Il donne une matérialité à la photographie en donnant la possibilité d’avoir un autre rapport à l’image et de prolonger la spatialisation de la peinture dont à parlé Quentin. C’est une façon pour eux d’entrer dans le tableau.

Quel est le processus exact de recomposition ou de déconstruction d’un tableau ?

Quentin Lefranc : Le terme « déconstruire » convient s’il est pris dans une dimension analytique car on n’est pas dans l’ordre de la destruction. Je décortique méthodiquement les différents points du tableau, en reprend les grands axes. Je ne recompose pas le décor du tableau comme pourrait le faire un cinéaste. J’en fais une traduction picturale dans l’espace. Le rideau devient un grand pan noir tandis que le mur peint par James Whistler devient une toile grise. J’ai volontairement ajouré la partie sur laquelle est accroché originellement le petit paysage de la Tamise afin de laisser apparente une partie de la structure du décor.

Un caractère multidimensionnel qui fait écho à la tradition du portrait…

Quentin Lefranc : Dans Arrangement en gris et noir, le peintre représente certes sa mère, mais aussi d’une certaine manière, son époque, la période victorienne. Quand on regarde une image on en perd assez vite le sens de l’histoire, des personnages, du moment pourtant crucial du contexte historique où elle a été peinte.

L’installation est aussi une manière de faire circuler les informations, de décortiquer les enjeux qui nourrissent une toile à la période où elle a été peinte. Cette dimension contextuelle a influé sur mon choix de travailler à partir de cette œuvre, sur ce peintre qui a produit des œuvres à une époque charnière de la fin du XIXème siècle et qui a une période qui a ouvert sur l’époque moderne. L’art qu’il soit pictural, photographique n’est pas enfermé sur lui-même, il est lui-même une ouverture sur de multiples disciplines.

Julien Cornette : On est ainsi à la fois dans la grande Histoire et dans celle de l’artiste. Une œuvre contient toute une part d’anecdotes qui ont concouru à sa création. Ainsi, pour cette pièce, alors que nous recherchions un modèle pour la photographie, s’est présentée à la boutique un mannequin que j’avais déjà rencontré dans la rue sans la connaître et que Quentin a choisi en raison de son caractère androgyne.

Quentin Lefranc : Elle correspondait à cette réflexion sur le genre que je voulais engager par cette installation. Est-on dans le genre de la peinture, de la photographie, de la mode, de l’installation ? Tout s’entremêle.

La question du genre m’est souvent posée sur ma propre pratique. Suis-je peintre, sculpteur ? Je suis ni l’un ni l’autre, ni architecte, pourtant j’aime regarder l’architecture, le design, la peinture, la photographie…Je ne ressens pas le besoin de définir ma pratique à travers des termes. Je me sens nourri d’une globalité. Il est intéressant pour moi de réfléchir à travers une installation comme celle-ci au caractère trop systématique des catégorisations.

James Abbott McNeill Whistler (1834-1903) Arrangement en gris et noir n°1, dit aussi Portrait de la mère de l'artiste 1871 Huile sur toile H. 144,3 ; L. 162,5 cm © RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Jean-Gilles Berizzi
(1) Arrangement en gris et noir n°1, dit aussi Portrait de la mère de l’artiste, 1871. Huile sur toile, H. 144,3 ; L. 162,5 cm. James Abbott McNeill Whistler (1834-1903).
© RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay) / Jean-Gilles Berizzi
Exposition « Arrangement en noir et gris » – Quentin LEFRANC 19 janvier – 12 mars 2013 - Galerie Metropolis(2) Arrangement en noir et gris – Toiles tendues sur châssis, peinture acrylique, tasseau de bois
et contre-plaqué, 300 × 200 × 130 cm, janvier 2013.
Crédit photo : Philippe Richard. Galerie Métropolis Paris du 19 janvier au 12 mars 2013. http://galeriemetropolis.com/index/exhibitions/exposition-arrangement-en-noir-gris-quentin-lefranc/Pour en savoir plus :