RAN ZHANG

RAN ZHANG

©Ran Zhang

ENTRETIEN / Conversation entre Ran Zhang et Sonia Fernández Pan, réalisée en décembre 2019 à l’occasion de l’exposition personnelle de Ran Zhang « Resolution of Traits » à l’ahah #griset du 25 janvier au 28 mars 2020

En raison des mesures exceptionnelles annoncées par le gouvernement et liées à l’épidémie de Covid-19, L’ahah est fermée au public jusqu’à nouvel ordre.

Sonia Fernández Pan : Quand je prends l’avion, j’ai l’habitude de m’installer côté couloir, et ce depuis plusieurs années. Mais dernièrement, je me suis mise à réserver ma place côté hublot, troquant une habitude pour une autre. Je suis une personne d’habitudes – des habitudes temporaires qui me semblent cependant immuables lorsque je suis sous leur joug. En regardant vers l’extérieur, je me suis rendu compte que le hublot joue le rôle d’une technologie visuelle qui nous permet de voir des choses que nous ne pouvons pas voir « au sol ». Surtout en ce qui concerne les nuages, mais aussi les routes, les immeubles, les océans, les montagnes, les lacs, voire les aéroports. Le hublot m’a fait penser à votre microscope, à l’atterrissage. Vous avez sans doute vécu ce moment où l’avion entame sa descente en traversant les nuages – qui cessent d’être des nuages et deviennent brouillard – pour s’approcher du sol comme au ralenti, même s’il se déplace à des centaines de kilomètres/heure. Cette fois-ci, j’ai trouvé l’atterrissage décevant, parce que le microscope avait disparu, l’avion redevenu un simple avion parmi d’autres. Il n’était en effet plus possible de se trouver dans cet état de « contemplation en surplomb », en suspens, sans l’intervention d’un narrateur hétérodiégétique tout-puissant. Dans un roman, cet observateur joue le rôle d’un scientifique omniscient, même si le fait de tout savoir revient simplement à en savoir plus que les autres personnages.

Ran Zhang : Je vous suis totalement, Sonia ! Ce que je trouve drôle lors de la descente d’un avion, c’est que la masse totale de notre volume physique, de notre corps en l’occurrence, est collée au siège. Cette position (protectrice, m’a-t-on dit) limite les mouvements du cou et de la tête. Comme il est difficile de se pencher vers le minuscule hublot, les yeux s’agitent, curieux, attirés par l’extérieur. On peut sentir les vaisseaux sanguins de sa rétine et l’eau des protéines de ses cellules s’étirer vers « ce qui vient après », vers un monde qui se révèle devant nos yeux. Il s’agit d’un monde ni étranger ni familier, qu’on y reconnaisse ou non des objets ou des textures. Un monde unidimensionnel et relatif à l’échelle. Comme si la réalité se composait d’autant de couches qu’un oignon. Durant la descente de l’avion, l’œil traverse les pelures successives de la réalité, du macroscopique vers le microscopique et inversement. On ressent toujours le moment où l’on franchit la lisière, la démarcation entre chaque couche : le moment où une voiture qui se rapproche semble soudain immense ; l’aspect de l’horizon derrière des arbres d’une milliseconde à l’autre ; le moment où la notion même d’horizon se manifeste. Mais on ne peut jamais mettre le doigt sur cet instant ni en faire l’expérience à la demande. On pense qu’il s’est déroulé il y a un instant, mais sur le coup, on est sans expérience, sans connaissance. Alors on s’y applique avec plus de véhémence, jusqu’au moment où l’on atteint une mémoire collective, une connaissance du phénomène dans son ensemble. On ne se souvient plus des diverses couches de la réalité, mais de la vue d’ensemble, d’une expérience formidable, combien même accidentelle. Les couches se retrouvent à nouveau cloisonnées, à moins qu’elles n’aient jamais cessé d’être renfermées dans le tourbillon de la réalité elle-même, propre à chacun·e d’entre nous. On est à la fois déçu·e et satisfait·e, subjugué·e par cette expérience aussi floue que cristalline. Ça s’applique aussi bien à l’observation de sujets à l’aide d’un microscope. Voici un exercice mental approprié à cette situation :

Une forme possible de la réalité observable :

Réalité couche 1 – réalité couche 2 – réalité couche 3 – réalité couche 4 – et ainsi de suite.

Une autre forme possible :

Réalité couche 1 – retour à un semblant de commencement en gardant la réalité couche 1 à l’esprit – réalité couche 2 – retour à un semblant de commencement en gardant la réalité des couches 1 et 2 à l’esprit – réalité couche 3 – retour à un semblant de commencement en gardant la réalité des couches 1, 2 et 3 à l’esprit – réalité couche 4 – retour à un semblant de commencement en gardant la réalité des couches 1, 2, 3 et 4 à l’esprit – et ainsi de suite.

Comment faire pour tout percevoir ? Comment appréhender le sujet dans son ensemble, en suivant un semblant d’« ordre » qui nous permettrait d’honorer tous les détails susceptibles d’apparaître ? J’ai commencé par faire des images et j’ai fini par faire des images, malgré un cheminement alambiqué.

Détail de l’œuvre Resolution of Traits 7, 2019. Objets fictifs et modélisations 3D, impression jet d'encre, acrylique, aquarelle, encre et pigments sur papier, 184 x 112 cm © Ran Zhang
Détail de l’œuvre Resolution of Traits 7, 2019.
Objets fictifs et modélisations 3D, impression jet d’encre, acrylique, aquarelle, encre et pigments sur papier, 184 x 112 cm
© Ran Zhang

Sonia : Il y a quelques jours, j’ai qualifié les images que vous produisez de « technologies de la vision », parce qu’il s’agit par ailleurs d’objets tridimensionnels chargés d’un contenu inégal. Un côté de l’image est « rempli », l’autre « vide », comme vous me l’avez précisé. J’ai toujours trouvé injuste la manière dont nous réduisons les œuvres artistiques, entre autres, à un terme, une description : injuste vis-à-vis des artistes, mais avant tout envers les œuvres elles-mêmes. Cela dit, je trouve cet emploi de la langue en tant que procédé réductionniste tout aussi injuste. J’aime particulièrement l’idée de Wittengstein[1] selon laquelle l’inexprimable est contenu de façon inexprimable dans ce qui est exprimé. J’en ai pris connaissance à travers l’écriture de Maggie Nelson[2], capable d’« inexprimer »  de manière singulièrement brillante. Pensez-vous que l’invisible est invisiblement contenu dans le visible ? Est-ce qu’on pourrait appliquer cette notion à votre œuvre ?

Ran : J’aime beaucoup le terme « technologies de la vision ». Il faut garder à l’esprit que la technologie dépasse de loin les appareils électroniques ou scientifiques propres à 2019. Comme vous le disiez, et pour emprunter une notion à Ursula K. Le Guin[3], la première manifestation de l’évolution technologique de l’homme serait l’invention ou la découverte d’une forme de contenant servant à manger ou boire. Largement en amont de toute invention d’arme, de forme servant à tuer. Pour moi, le terme de technologie évoque le témoignage culturel d’une discipline visant tout simplement à atteindre un but. Le terme lui-même se différencie de toute démarche liée à l’invention d’outils. La raison en est qu’on a besoin de nommer et de communiquer. De tout temps, on a établi des termes – sons gutturaux, gestes du corps – pour qualifier tout et n’importe quoi. Mais dès lors qu’il s’agit d’une situation non verbale, les termes et les descriptifs semblent échouer. C’est injuste, comme vous l’évoquiez, parce que les situations non verbales ont besoin d’être articulées, histoire d’exprimer l’inexprimable contenu dans l’exprimé. La poésie en serait un exemple. On ne s’arrête jamais sur les lignes écrites. On sculpte l’inexprimé entre les lignes imprimées. Je partage cette logique, même si mon œuvre n’a rien de poétique : elle se compose de lignes acérées et de traces de technologie visuelle. Une théorie de la techno ?

Sonia : Revenons aux nuages – où s’exprime une autre de mes habitudes : prendre compulsivement des photos avec mon téléphone portable. Ce dernier est rempli de milliers d’images que je ne regarderai vraisemblablement plus jamais. D’ailleurs, j’ai pris des photos à travers votre microscope durant l’après-midi que nous avons passé ensemble. Je trouve particulièrement évocateur le fait que nous scrutions des objets à travers un microscope, dans une pièce ornée de représentations de molécules à grande échelle. Je me souviens très clairement de ces images aux murs de votre atelier, même si nous les avons à peine évoquées. Je pense qu’il y a une relation, au-delà de la similarité dans leurs représentations visuelles, entre la réalité à l’échelle macroscopique et celle à l’échelle microscopique. La différence entre un atome et une galaxie n’est qu’une variation d’échelle. Dans les deux cas, ce sont des choses inaccessibles à l’œil nu ; deux réalités qu’on peut représenter à l’aide d’une esthétique similaire. On a besoin d’un regard différent pour s’en approcher, de la même façon que j’ai besoin de l’appareil photo de mon téléphone pour observer le monde d’une manière différente, pas vraiment pour le représenter. Ça me rassure drôlement de savoir que mon téléphone est aussi myope que moi, qu’il a toujours besoin de quelques secondes pour faire la mise au point. La connaissance serait-elle myope ? Contrairement à ce que vous avez écrit à propos de votre œuvre, je ne trouve pas que le savoir puisse remplacer l’expérience ; le savoir n’est rien qu’une autre forme d’expérience. Est-ce que vous avez déjà ressenti « l ’ivresse de la pensée rationnelle » ? Moi, souvent. En fait, quand je lis des textes théoriques, j’aime avant tout l’effet qu’ils produisent sur le corps, plus que l’esprit. Ça fait maintenant des mois, à la suite d’une conversation avec Siegmar Zacharias[4], que je fais appel à la « pensée viscérale » pour rendre visible l’émotion dans la pensée. Y a-t-il quelque chose que vous n’avez pas encore vu, mais que vous aimeriez voir ? Pourquoi la vie moléculaire vous fascine-t-elle à ce point ? On dit que l’univers possède sa propre forme de mélancolie, due au fait qu’il nous est impossible de comprendre quelque chose d’aussi grand. Quel sentiment (humain) associeriez-vous à l’échelle moléculaire ?

Photographie © Sonia Fernández Pan
Photographie © Sonia Fernández Pan

Ran : J’aime vos « clichés myopes » sur téléphone. Lors de notre dernière rencontre, au Café Bateau Ivre, vous essayiez de zoomer sur les stores. À cause de la « myopie » de l’appareil, le résultat était complètement différent du sujet réel. Au-delà d’une simple déformation, l’effet créé évoquait un paysage inédit, un mouvement représentatif de la myopie, une manifestation du « muscle » de l’objectif qui retourne l’image capturée à « l ’œil » (l’appareil), qui devient ainsi le sujet du cliché. Cela me rappelle la manière dont j’ai commencé à m’intéresser à l’échelle moléculaire.

D’un côté, ça fait six ans que j’examine des sujets au microscope. Cette recherche de longue haleine est devenue une véritable habitude, un rituel lié à cette « mélancolie de l’univers ». Lorsque celle-ci m’habite, je ne m’en aperçois même pas, puisqu’elle est liée à l’action du regard, un regard isolé, clinique, immaculé, fuyant. D’un autre côté, chaque fois que la source lumineuse est branchée et pénètre mes yeux à travers la tête binoculaire du microscope, je vois mes propres cils disparaître et réapparaître, projetés à l’envers dans l’objectif. Je vois les corps flottants sur ma cornée et les globules blancs qui cheminent dans mon champ de vision, se superposant au sujet observé. Derrière chacun de ces globules blancs se dessine un point noir causé par un embouteillage de leucocytes dans les capillaires. Quant aux corps flottants, il s’agit de chaînes de molécules, agrandies par mon propre objectif biologique. Je vois l’intérieur de mon corps, magnifié à la volée. L’intérieur devient alors l’extérieur et ne fait plus qu’un avec le sujet microscopique situé à l’autre bout de la machine. Je prends conscience de moi-même ; je suis à la fois tout et rien, une entité biochimique qui vibre et qui pulse. Transparente, sans couleur, ni corps, ni produit.

Mais il y aurait bien davantage à creuser si je resserrais ma vision à une échelle encore plus infime, hors de portée. Mes lectures, mes études m’informent de l’échelle atomique, de l’infiniment petit. C’est un savoir qui, jusqu’à présent, remplace toute forme d’observation directe. Je ne peux pas échapper à la réalité biologique ou chimique ; il m’est impossible de « voir » à un niveau non observable de la réalité. Par conséquent, je ne dirais pas que la connaissance remplace l’expérience en tant que telle, mais que la connaissance monopolise son propre sujet, sujet situé au-delà de la lisière de la réalité perceptible. Une fois cette limite franchie, nous disparaissons, vous et moi. Peut-être que cette mélancolie n’est pas due au fait que la situation est trop vaste pour la comprendre, mais parce qu’elle n’est « rien », ou tout.

Il y a tant de choses que je n’ai pas encore vues. L’aboutissement de mon désir serait-il de franchir ce seuil à l’aveugle ? Allons un peu plus loin dans l’exercice mental, une dernière fois…

En partant de l’observable vers le non observable :

Réalité couche 1 liée à une expérience vécue – réalité couche 2 liée à une expérience vécue – réalité couche 3 liée à une expérience vécue – et ainsi de suite – frontière – réalité couche X liée à un concept appris – réalité couche Y liée à un concept appris – et ainsi de suite – jusqu’à un point impossible à connaître.

Il y a toujours un « après » impossible à connaître.

Détail de l’œuvre Resolution of Traits 5.1, 2019, objets fictifs et modélisations 3D, impression jet d'encre, acrylique, aquarelle, encre et pigments sur papier, 180 x 112 cm © Ran Zhang
Détail de l’œuvre Resolution of Traits 5.1, 2019.
Objets fictifs et modélisations 3D, impression jet d’encre, acrylique, aquarelle, encre et pigments sur papier, 180 x 112 cm
© Ran Zhang

Sonia : C’est peut-être arrogant de ma part, mais lors de mes échanges avec autrui (un autre artiste, forcément), j’ai tendance à comparer nos matières premières respectives. Et par matière première, j’entends ici le langage, composant commun à tous les êtres humains, et même aux machines, dénuées d’intelligence, mais capables de traiter de grandes quantités d’information. Je fais fatalement preuve d’anthropocentrisme lorsque je m’arroge une intelligence qui participe d’une force créatrice que l’intelligence artificielle ne possède certainement pas et ne possédera jamais si elle continue d’opérer selon les mêmes variables. Mais je tenais à évoquer un autre point qui m’a frappée en vous lisant : il est absurde de croire que le langage est immatériel dès lors que la plupart des mots se réfèrent à des objets ou des situations en grande partie matériels. Comment peut-on dire que le mot « table » n’est pas matériel, s’il désigne potentiellement toutes les tables du monde ? Et en même temps, la matérialité des molécules, des données, des protéines, des images numériques, de l’amour, du tabac, me glisse entre les doigts, même si je vis chaque instant de ma vie avec tous ces composants.

De plus, même les « objets » que vous produisez se situent au-delà de ma compréhension. C’est en cela que j’avancerais une définition possible de l’art, ou d’un idéal de l’art : «la création et la connaissance avec une persistance de sens ». Ce qui me fascine dans l’art, c’est ce qui ne peut être exprimé par des mots même si l’on fait appel à eux, ce qui brouille le discours, ce qui transforme l’anatomie de « ce qui est dit » et « ce qui est vu ». Je crois également qu’on pourrait qualifier l’art d’une technologie aux fonctions très diverses. Certaines, comme vos « technologies de la vision », sont passionnantes, d’autres, comme la spéculation financière ou la politique internationale, plutôt déprimantes. Mais la notion d’une définition satisfaisante de l’art, c’est une fable que nous entretenons sans même nous en rendre compte. Et je me demande s’il nous arrive souvent d’adhérer à des idées auxquelles nous ne croyons pas. Des idées qu’on ne peut voir, mais auxquelles nous participons. Et puis il y a tout ce que nous ne voyons pas, mais qui fait partie de nous-mêmes. À ce sujet, depuis un certain temps, j’ai l’intuition que tomber malade indique une certaine hospitalité envers les organismes connus sous le nom de virus.

Mais je ne désirais pas parler d’abstractions, plutôt de choses pratiques. Ce qui me frappe, c’est que je finis par écrire des choses qui n’ont rien à voir avec ce que j’avais l’intention d’exprimer. Mon projet était de vous proposer un exercice lié à ma propre réalité, celle de ce matin, en partant de cette idée de couches concentriques. Je voulais mettre au jour le chaos qui entoure ces mots que je trace, depuis le gel douche jusqu’aux théories critiques sur l’intelligence artificielle. Est-ce que ça vous arrive, quand vous réfléchissez en amont de la création d’une œuvre, que la matière première et les données vous entraînent sur un chemin totalement inverse ? Ce matin, j’ai cherché les images que j’ai prises sur mon téléphone durant l’après-midi que nous avons passé ensemble au Café Bateau Ivre, autour de ce chocolat parsemé de petits éclats de bretzels. Je me souviens de votre déception en le goûtant : vous avez trouvé qu’il n’avait pas le goût de bretzel promis sur l’emballage. Je ressens ce genre de déceptions durant les conférences dans les institutions : elles ne tiennent jamais les promesses exprimées dans les documents qu’on y distribue. Ces éclats de bretzels me font également penser à l’insecte figé à jamais sur l’une de vos images numériques. Même si dans ce cas-là, la situation est inverse ; ce serait comme mordre dans un chocolat qui aurait le goût inattendu de bretzel. Vous est-il déjà arrivé de manger quelque chose qui a le goût d’autre chose ? Personnellement, mon palais confond souvent le maïs et la viande. Et j’apprécie le fait de le savoir, sans savoir pourquoi.

Détail de l’œuvre Resolution of Traits 5.1, 2019. Objets fictifs et modélisations 3D, impression jet d'encre, acrylique, aquarelle, encre et pigments sur papier, 180 x 112 cm © Ran Zhang
Détail de l’œuvre Resolution of Traits 5.1, 2019.
Objets fictifs et modélisations 3D, impression jet d’encre, acrylique, aquarelle, encre et pigments sur papier, 180 x 112 cm
© Ran Zhang

La présence de cet insecte démontre qu’au sein d’une démarche aussi méticuleuse que la vôtre, des fragments de vie, ou d’une autre vie – une forme de contingence – peuvent toujours s’insérer. Insecte/insertion : une différence de quelques lettres, mais des univers très différents, quoique complémentaires. L’apparence de l’insecte imprimé sur votre œuvre me permet de faire un lien avec la structure de cette conversation. J’ai écrit un long texte et, plutôt que de le faire suivre d’un autre d’une certaine longueur, vous avez choisi d’écrire entre mes paragraphes, modifiant ainsi ma logique et brisant la linéarité de mon écriture. Vous vous êtes insérée dans mon texte, produisant ainsi le vôtre, ou le nôtre. Ma surprise était immense en ouvrant le document. Grâce à vous, je me suis rendu compte que, pendant des années, je n’ai utilisé qu’une méthode, alors qu’il en existe une myriade d’autres à essayer. Si cette conversation était un oignon, ses pelures ne s’envelopperaient pas l’une l’autre, mais certaines couches apparaîtraient au milieu de certaines autres. Pour faire la différence entre les couches et les moments, nous pourrions utiliser des couleurs. Actuellement, ce serait un oignon à deux couleurs, mais il pourrait y en avoir davantage si nous continuions les allers-retours entre nos messages. Jusqu’au moment où il serait impossible de différencier les couleurs – les auteurs – à l’œil nu. Votre exercice mental sur les couches de la réalité englobe cette même notion. Il y a quelque chose de géologique dans cette conversation, dans cette réflexion, dans vos images. Il paraît même que si l’on creuse une entaille dans le sol, on ne retrouve pas dans ses couches une linéarité temporelle du passé vers le présent. En effet, les mouvements tectoniques font que certains fragments géologiques plus anciens émergent devant les autres, plus récents. Quelle serait la temporalité que trahit cet insecte ? Comment le temps se manifeste-t-il dans les strates du paysage numérique ? J’imagine une sorte de poussière numérique qui s’accumule dans les interstices des données.

J’ai hâte de voir la manière dont vous vous saisirez les fragments que j’écris à l’instant, même s’il nous faut mettre un terme à cette conversation à l’heure qu’il est, pour la continuer sur d’autres supports : courrier électronique ou tables de cafés en hiver.

Le passé survivra dans le futur.
(Berlin, novembre 2019.)
Traduction depuis l’anglais : Gabriel Baldessin


[1] Les travaux de Ludwig Wittgenstein (Vienne, 1889 – Cambridge, 1951), philosophe et mathématicien, sont reconnus pour leurs apports conceptuels décisifs en philosophie du langage et de la logique. Son œuvre majeure est le Tractacus logico-philosophicus publié en 1921. 

[2] Romancière, poétesse, essayiste et critique d’art, Maggie Nelson (San Francisco, 1973) mêle écriture autobiographique et théorie critique au sein de son œuvre que l’on qualifie de «non-fiction». Les questions liées au féminisme, à l’identité de genre, aux violences sexuelles, aux images véhiculées par les médias sont au cœur de ses réflexions.

[3] Ursula K. Le Guin (Berkerley, 1929 – Portland, 2018) est l’autrice de très nombreux ouvrages de science-fiction et fantasy qui se distinguent par l’exploration qu’elle y fait des thèmes féministes, anarchistes, psychologiques ou liés à l’identité sexuelle. Son œuvre majeure est le cycle des Contes de Terremer rédigé tout au long de sa vie.

[4] Siegmar Zacharias est une artiste performeuse, chercheuse et commissaire d’exposition. L’écologie politique, le post-humanisme, les relations entre humains et non-humains, le féminisme, sont au cœur de son travail.  Elle est à l’initiative de WOW – We work here, une plateforme de recherche et d’échanges entre artistes femmes vivant à Berlin et dont la pratique artistique interroge le conditionnement de la vie et du travail dans la ville.

Ran Zhang
Née en 1981, Ran Zhang vit et travaille entre Berlin et Amsterdam. Elle a étudié à la Gerrit Rietveld Academie de 2006 à 2010 et à la Rijksakademie van beeldende kunsten de 2012 à 2013. Son travail a été exposé à la Galerie Juliette Jongma et à Apice for Artists à Amsterdam, au Musée Hexiangning de Shengzhen et à la Galeria Plan B à Berlin. Ran Zhang est membre de L’ahah depuis 2017. 

http://ranzh.com

Sonia Fernández Pan, autrice, critique d’art et commissaire d’exposition indépendante
Sonia Fernández Pan est commissaire d’exposition indépendante, critique d’art et écrivaine. Elle crée en 2011 Eschornal, projet personnel d’archives en ligne qui prends la forme de podcasts, textes et conversations écrites, où le besoin – et l’envie – de penser en compagnie d’autrui peuvent être mis en pratique. Éditrice du livre A Brief History of the Future (2014), elle poursuit depuis différents projets curatoriaux comme F for Fiction (Can Felipa, Barcelone, 2013), The Future Won’t Wait (La Capella, Barcelone 2014-15), Microphysics of drawing ( Esparzo Normal, A Coruña, 2015), Diógenes sin complejo (HANGAR, Barcelone, 2015, As if we could scrape the color of the iris and still see (Twin Gallery, Madrid, 2018), CHRONO-MATTER Objects are closer than they appear apparaissent (Galerie Efremidis, Berlin, 2019) et des projets annuels comme The more we know about them, the stranger they become  (Arts Santa Mònica, Barcelone 2017) et Mirror becomes a razor when it’s broken (CentroCentro, Madrid, 2018- 19). Soulignant la valeur de la conversation en tant que méthodologie de recherche et de travail, ses recherches récentes se sont concentrées sur la matière et les objets en tant que systèmes d’interactions. Elle participe actuellement à des recherches sur l’expérience de la culture de la musique techno à partir d’une approche féministe, viscérale-discursive et une perspective matérielle.

GALERIE PHOTOS DE L’EXPOSITION PERSONNELLE DE RAN ZHANG « RESOLUTION OF TRAITS »  À L’AHAH #GRISET DU 25 JANVIER AU 28 MARS 2020

L’AHAH EST UN LIEU PARTENAIRE DE POINT CONTEMPORAIN DEPUIS MARS 2020