Récépissé / Autant dire tout instant (À propos de la peinture d’Orsten Groom)

Récépissé / Autant dire tout instant (À propos de la peinture d’Orsten Groom)

Orsten Groom, Bucklig Mannlein, 2016

PORTRAIT D’ARTISTE / À propos de la peinture d’Orsten Groom
par Elisabeth Schubert

On n’y voit rien. Ou presque.

C’est trop, trop de couleurs, trop de bruit, trop de mouvement, trop de vitesse, un chaos quasi. Partout des formes sont excitées, des intensités tracent.

On cherche une entrée, quelque part où se poser, histoire d’avoir un point de vue. Il n’y en a pas. Certes, ici, commence le début d’une perspective, mais on en est immédiatement délogé, là s’amorce le dessin d’un visage, il se transforme en tache liquide, on capte une figure ou une scène, elles passent à autre chose.

Tout est toujours interrompu et peut-être ce que l’on discerne est-il précisément ce moment de bascule, celui d’un événement dont on ne sait ce qu’il est. Peut-être le tableau en rassemble-t-il les personnages, sans les mettre en relation et en récit. De dimensions équivalentes, les figures ont une échelle locale, absolue, qui ne vaut que pour elles. Privées de dimension relative, de mise en perspective, elles n’entrent jamais en connivence mais se côtoient ou se tronquent, impassibles. Chacune a sa couleur, sa tonalité, son rythme, son traitement, son histoire propre, ses préoccupations.

À l’intérieur même d’un régime excessif, outrancier, tout est placé sous le signe de la séparation et de l’indifférence.
Loin de jouer du rapprochement et de l’éloignement de l’œil qui la contemple, de la sensualité ou de la formation secrète, cette peinture au contraire s’expose tout entière, s’exhibe, mais dans la concurrence.
Le conflit est porté partout. Il n’organise pas, il prolifère : une figure s’avance toujours au détriment d’une autre, allergise celle avec laquelle elle fraye, l’enraye et la fait choir dans l’indistinction.
De ce conflit pourtant, pour virulent qu’il soit, on pourrait presque dire qu’il est sans ferveur et sans fièvre. Le tableau frôle le chaos mais n’y tombe pas. Il l’instaure, s’y mesure, tente de l’administrer.
Pour ce faire, il procède comme un piège : disséminée sur la toile, la couleur opère en attracteur étrange, aimante le haut le bas, le proche et le lointain.
Une même couleur joue sur des plans antagonistes et les brouille. Mais l’alliance qu’elles forment toutes – disons les primaires et si besoin, les complémentaires -, jette un filet et referme la nasse.
Si le tableau n’est évidemment pas une fenêtre, il n’est pas non plus un extrait, il instruit par le cadre et repose sur lui.

Ce que l’on ne peut voir, on peut le chiffrer, prélever chaque figure et avec elle son plan, son échelle, sa couleur, son traitement graphique. Qu’il y ait beaucoup de matière, qu’un tube ait été pressé directement sur la toile, cette épaisseur matérielle n’accomplit pas pour autant une sédimentation de strates picturales, une superposition de motifs, mais le dépôt d’une fantasmagorie entre paroi et lumière, un plat.
Soustraite à la viscosité première, chaque figure est nette, sans épaisseur.
Elle se fige, en appelle d’autres que l’on n’avait pas discernées encore et qui deviennent à leur tour luminescentes.

La rutilance initiale était une obscurité où viennent maintenant s’allumer des spectres qui rejoignent leur place et livrent leur coordonnées.
Si l’aplomb demeure, si toujours ils tiennent, ils sont souvent lacunaires. C’est ainsi qu’ils sont concernés par ce qui arrive.
Peut-être aurait-il pu en être autrement mais dans l’épreuve de la peinture, leur contour a été abrégé et leur ligne interrompue.
Ce que l’on voit, ce qui littéralement a lieu, ce qui n’est pas seulement possible mais réel, c’est ce qu’il en reste.
Un reste, c’est aussi ce qu’est le tableau quand la surface entière a été chargée, que le chiffre se clôt et qu’il vibre alors, immobile, dans sa tonalité.

Les citations prolifèrent. Elles n’obéissent pas toutes au même régime : certaines sont des sources, un à-partir-de nommé – Le Rêve de Constantin de Piero, le Joueur de flûte de Hamelin ou le Petit Bossu de la comptine allemande passé par Kafka, filé par Benjamin – d’autres repassent et se retracent avec l’obstination d’un fait qui ne peut pas ne pas se donner à voir encore et encore : Mondrian, la lampe de Guernica, la tête qui regarde de Giacometti, la Vénus de Milo et cent autres.
Reportés sur la toile, déportés, ce ne sont jamais des extraits, un montage de références, bien plutôt une récapitulation de la peinture, dans son histoire, de la seule chose qui reste et tienne, à savoir l’œuvre.
Tout est contemporain par l’émotion mais on n’en dira mot.
Tout se côtoie par une constante disponibilité à ce qui vient, une efficace, un jeu, une étrange courtoisie à en réfléchir l’inouï.
Et de punaiser Caesar avec une spirale de réglisse.

Chiffrage n’est pas déchiffrement, tout a toujours été là, pris dans une interférence entre deux lignes de résonance : le déport constant que l’on voit, que l’on éprouve aussi, des instruments du geste pictural, et le tableau lui-même, à savoir la vibration que ces instruments accomplissent sur la matière picturale.
Considérée en dehors du déport et de la transformation instrumentale, la première ligne de résonance est sans signification, sans intérêt, elle se délite en quizz culturel, s’en tient à une taxinomie, au jeu des lignées – en bref, là où la peinture s’explique et s’absente.
Or Groom est peintre, c’est dire qu’il est instrumentiste et opère en stratège.
Saisir l’image en son milieu et modifier la donne, s’opposer ainsi au regard machinal, le déjouer, c’est ce que font les peintres.
Il en fait sa méthode, escamote le milieu – la contexture, le centre – où l’habitude fait nicher le sens, contracte le tout et verse la preuve au dossier.

Crânes, squelettes, humains et doubles d’humains que sont des animaux à la fois familiers et repoussants, – rats, porcs, invertébrés -, inscriptions, cercles de la roue, du cor, du cachet, de l’auréole ou de soleil de face, – et leurs rayons -, constituent le fonds du répertoire graphique d’Orsten Groom.

Un vocabulaire macabre donc, celui qui mêle fatalité et satire, comme les danses éponymes du Moyen Âge et tout carnaval. Satira (satire) est une variante de Satura (mélange) (et subit l’influence de Satyra (satyre)).
Doubler, se jouer, rire au nez de ce qui hante, c’est aussi nommer en témoin sidéré la violence, l’abjection et l’insanité.

De manière obsessionnelle, Orsten Groom enquête sur les fascismes, totalitarismes et collaborations du XXe siècle européen, repasse par la Yiddishkeit, arpente la Pologne, l’Est, le monde slave, accumule les histoires de l’Histoire.

Ce n’est plus simplement un héritage, une donnée biographique, une familiarité, – on pourrait montrer quelque répugnance à y chercher l’explication et l’origine d’une œuvre -, c’est devenu un territoire.
Encore peut-on reprendre la précision qu’apporte Piotr Rawicz dans la postface du Sang du Ciel :

Ce livre n’est pas un document historique.
Si la notion de hasard, (comme la plupart des notions) ne paraîssait pas absurde à l’auteur, il dirait volontiers que toute référence à une époque, un territoire ou un ethnie déterminée est fortuite.
Les événements relatés pourraient surgir en tout lieu et en tout temps dans l’âme de n’importe quelle homme, planète, minéral…

Dans ce royaume maléficié, humain ou animal, qu’importe, Rat = Rat, la métaphore est rabattue sur la littéralité, le sujet se réfracte, devient impersonnel, tout à la fois assume et s’en remet aux faits.
Constamment Orsten Groom prend au mot – ou prend l’image comme on prend au mot -, double le processus de la peinture de sa dégradation procédurière.
La tautologie, les procédés rhétoriques, les associations diverses, la bonne comme la mauvaise foi, même la potacherie, tout sert quant il s’agit de lever et faire venir les figures.
Salir, calomnier, diminuer, affliger deviennent des opérations picturales.
Loin d’être les entreprises d’un mauvais rire, elles portent bien au contraire un rire éthique.
De la même façon qu’il fallait circonscrire le chaos et le mailler pour lui faire rendre gorge de la figure, ce que serre de son lacet l’opportunisme même de la procédure, pourrait bien être la probité.

Autant dire tout instant

1 – Nuit synoptique

Il y a la rutilance et puis il y a la nuit.
La rutilance, c’est la clarté mais confuse d’un palus exubérant où l’on perçoit avant toute chose la multiplicité des excitations, la dissemblance couplée à la vitesse. Une mise sous tension.
C’est avant de rien apercevoir, quand l’ensemble non-regardé est comme un ensemble non-regardable, un pan de totalité où l’on ne discerne rien et qui excède comme la possibilité même de son ordonnancement.
Est-ce que cela a eu lieu, ou est-ce parce que le regard commence expulsé dans le fragmentaire ?

On entre n’importe où dans le tableau, on le parcourt en découvrant une figure puis une autre. Avant, on ne la voyait pas. Elle n’était pas secrète pourtant, ni cachée, mais c’est que chacune rendant l’autre capable d’impuissance, elles sont toutes également incapables de soi.
Le regard passe de l’une à l’autre attiré, appelé par une même couleur ou l’accord qu’elle forme avec sa complémentaire, par une contiguïté, une incongruité ou peut-être un hasard.
Dans le même temps il est toujours délogé, contraint au bougé, à l’enregistrement de ce qui était là déjà, tout aussi exposé, mais qu’il ne voyait pas.
La tension de la continuité et du disparate, qui jamais ne se dément, met en évidence un mode de continuité paradoxale qui implique la division, l’hiatus, et le spasme.
Le permanent aussi est amené à subsister.

De prise en prise le crible peut s’étendre.
Quand tout a été distingué, quand ce qui a été prélevé a été mémorisé, on s’aperçoit que la rutilance initiale est une obscurité et la viscosité, le plat d’une fantasmagorie.
Saisies dans le flash d’une vision synoptique, les figures ont la netteté de spectres. Elles ont désormais livré leurs coordonnées, la toile est comme cartographiée.
La vitesse du marais s’est distribuée dans les délinéations du crible et s’est contractée dans la vibration des figures qui le peuplent et le vertèbrent.

2 – La règle de la somme nulle

Le tableau est une machine à répartir l’espace, à créer des événements de lumière et à produire une somme nulle : elle pose des divisions et des contradictions, les exacerbe et leur refuse d’être motrices.
Les figures se côtoient, impassibles.
Si l’une passe devant par le tracé, elle passe derrière par la lumière. De dimensions ou d’occupations équivalentes, elles ne sont pas mises en perspective, ne se situent pas dans un espace orienté.
Chacune lève un plan, translucide, longitudinal, sans coordonnée dans l’axe de la profondeur.

Avoir un fond, un horizon n’est pas leur affaire. Elles, ne sont préoccupées que d’elles-mêmes. La tache aussi fonctionne de manière ambivalente, en participant au tracé de la figure et en l’abandonnant comme aplat.
Les couleurs valent pour leur intensité chromatique comparable non pour une tonalité propre.
La lumière, monochromatique, passe d’une couleur à une autre, elle rougit ou verdit, sans qu’il fasse rouge ou vert.
Leur répartition fonctionne comme un piège : une même couleur disséminée sur la toile attire des plans antagonistes et les brouille.
Le passage de l’une à l’autre jette un filet et referme la nasse.
Quant au noir et blanc, il semble prendre en charge la scène, à jouer à la fois le cadre fixe et l’axe d’une profondeur annulée comme, disons, le plomb d’un vitrail.

Bien sûr, les tableaux se construisent à partir de couleurs dominantes ou d’un accord qui leur confèrent malgré tout une tonalité comme la basse continue d’une référence : le rouge-jaune + vert byzantin, couple de complémentaires dans le système de couleurs-matières utilisé par les peintres, des primaires dans ce même système ou dans celui de la couleur-lumière de l’écran, ou encore le noir et blanc de l’imprimerie.

La peinture d’Orsten Groom est une combinatoire qui autorise une prolifération sans répéter une structure.
Ce qui ne change pas ce sont les quatre coins du tableau, c’est le Quadrat (ce carré virtuel où s’inscrit le caractère hiéroglyphique égyptien), et le centre, point cardinal et cinquième coin du tableau (d’où le spasme), brèche autour de laquelle se décident trajets et symétries.
Et la frontalité.
De tableau en tableau, la règle de la somme nulle informe à nouveau, entreprend d’atteindre l’équilibre. Chaque décision est une division qui doit être rectifiée, une erreur à pondérer, jusqu’à ce que le tableau repose, égal à lui-même.

3 – Le corps sachant du tableau

Chaque toile met en série des convocations picturales qui côtoient tout ce avec quoi a pu s’établir un contact syntonique.
Orsten Groom évoque volontiers sa passion étymologique et l’enquête mise en œuvre pour nouer chaque toile. Le corpus est constitué à partir de rapports métonymiques extrêmement volatiles qui, enchaînés de manière irrationnelle mais non pas arbitraire, opèrent comme une coupe dans le disparate.
Des iconographies diverses mais aussi des registres opposés entrent en résonance, intègrent le métabolisme du tableau.

L’inscription de ces sauts entre différentes iconographies, langues, textes, registres, produit une mise en forme du savoir en même temps qu’il est un processus qui se laisse voir.
Le tableau est savant (et sachant), et il manifeste un espace-temps spécifique : lointain ramené comme à portée de main, disponibilité à être rencontré, qui-vive de la présence.
C’est un espace de la surface des choses, du bond, de l’intervalle, de l’écart, sans arrimage à une origine, à un point de vue ou même à un passage.

Chaque tableau est comme une salle d’audience plus qu’il ne traite d’un sujet : il égalise un fragment ou un quelque chose d’une œuvre immensément connue et un objet de la quotidienneté en ceci qu’ils existent tous deux, qu’il est possible de serpenter entre eux.
Ainsi, toute figure agit par une de ses faces et réagit par une autre.
Elle apparaît sur la toile telle qu’arrachée à son contexte, réenchaînée au cours de l’enquête, puis transformée par son montage selon la règle du tableau.
Avec Picasso, Mondrian, Kafka, d’autres qui passent et repassent sur les toiles, c’est peut-être encore autre chose, comme ce avec quoi s’entretient la peinture, des sources et miroirs qui cernent sa pensée, ses enjeux, et permettent d’établir un va-et-vient du commentaire.

4 – Mundus

Les divisions, les contradictions, l’outrance autorisent l’union possible de la hantise et du jeu, de la distorsion caricaturale et de la rigidité, de la tache et du lacis.
Les figures grotesques côtoient squelettes, les tortures, hautbois et trompettes. L’histoire humaine dans ce qu’elle a de cauchemardesque est exposée à la facétie.

Mais c’est une transparence paradoxale que celle qui permet de lire les signes de l’impénétrabilité.
Le rite étrusque aménage un Mundus, fosse circulaire de fondation voué aux Mânes, bouche de l’enfer qui établit un lien entre monde de surface et monde souterrain.
Les figures sont-elles versées au tableau comme les traces mémorielles, prélevées de l’événement, versées au présent, en tant que restes de ce qui a été brisé ?
Prises dans un entrelacs de relations étendues, elles sont souvent lacunaires.

L’épreuve de la peinture les travaille et les oppresse, abrège leur contour, les enferme dans une promiscuité où elles sont les unes pour les autres des puissances étrangères tout en manifestant chacune comme une solidarité avec le non-lieu où elles se trouvent.
C’est ainsi qu’elles sont concernées par ce qui arrive.
Sans la souffrance que le monde leur inflige, elles ne s’exprimeraient pas.
Elles ne font pas davantage parler le monde, c’est lui qui n’en finit pas de s’épancher, de se représenter, de se manifester jusqu’à saturation.

Le pouvoir d’affecter, s’il est local – au sens où il n’est pas global -, reste non-localisable et diffus. Il ne s’exerce pas sur des individus.
L’affliction n’est pas de l’ordre de l’état d’âme, c’est un rapport, à la fois brûlant et glacé, qui produit du fait (c’est-à-dire de l’absurde), soit la conséquence d’une décision.
C’est dire aussi de la décision qu’elle n’a pas de fondement, qu’elle n’a que des effets, – dont le geste de peinture réalise ici l’équidistance.

Elisabeth Schubert

Orsten Groom, Prozess, 2019
Orsten Groom, Prozess, 2019
Orsten Groom, Puti, 2019
Orsten Groom, Puti, 2019

https://www.orstengroom.com

Orsten Groom lauréat du prix l’Art est vivant / fonds de dotation 2019 

« Le prix L’Art est vivant 2019 a été décerné à ORSTEN GROOM, à l’occasion de son exposition parisienne POMPEII MASTURBATOR (commissaire Olivier Kaeppelin).
Outre l’acquisition d’œuvres, le fonds de dotation L’Art est vivant soutient sa prochaine exposition rétrospective au centre d’art À Cent Mètres du Centre du Monde de Perpignan (du 17/01 au 08/03/20).
L’ART EST VIVANT est un collectif de collectionneurs et d’amateurs d’art investi de façon active et pragmatique en termes de soutien, d’accompagnement et de valorisation de projets de la scène émergente contemporaine. 
Ses actions : soutien à la production et à la diffusion d’œuvres, achats d’œuvres et prêts de celles-ci en France et à l’étranger, attribution de dotations financières et de matériels, édition de catalogues et d’ouvrages d’artistes. »