SÉPÀND DANESH, « HUBTOPIA » : LE COIN COMME CONTRE-HETEROTOPIE

SÉPÀND DANESH, « HUBTOPIA » : LE COIN COMME CONTRE-HETEROTOPIE

MAGRITTE ET SÉPÀND DANESH

En figurant dans Le sourire du diable (1967) une clef dans une serrure alors que la première est supposée « résoudre » (selon sa fonction) la dernière, Magritte rendait probablement compte d’une spécificité de la peinture, spécificité qui n’est ni la mimésis ou encore l’imitation. Spécificité qui, d’une certaine manière, est ce « troisième terme » dans la méthode dialectique, c’est-à-dire, qu’elle (la peinture) est ce lieu où il n’y a plus de conflit, où les contraires se résolvent, où (comme le précise Foucault au sujet des hétérotopies, de ces espaces « absolument autres ») plusieurs espaces (le bidimensionnel, le tridimensionnel) se juxtaposent et se superposent en un seul. La peinture n’obéit à aucune correspondance extérieure qui attesterait de sa « validité » en tant qu’image « logique ». Justement, elle est ce lieu où se rejoue la réalité.

Quel est le lien avec le peintre Français, Sépànd Danesh et son exposition Hubtopia à la galerie Backslash ? Premier lien, la peinture. L’artiste contemporain et Magritte sont tous deux peintres. Le second, est l’idée même du coin (idée qui est la thématique principale de l’exposition Hubtopia). Car le coin est comme ce troisième terme qu’est la peinture, ce lieu où se pose et se déplie l’imagination. Pourquoi cela ? Car le coin est le lieu des rêveries : « en laissant l’imagination errer dans les cryptes de la mémoire, on retrouve sans s’apercevoir la vie songeuse menée dans les minuscules terriers de la maison, dans le gîte quasi animal des rêves1 ». Au même titre qu’une toile blanche, le coin est un espace que le rêveur ou l’artiste habite en y projetant ses fantasmes, ses rêveries et ses errances, tout comme l’enfant. Cette, comme le dis si bien Gaston Bachelard, « demi-boite » qu’est le coin est le support d’images. En un sens, le coin est une toile « peinte » par le rêveur et la peinture est un coin habité. Voilà ce qui lie ces deux peintres. Les deux posent la peinture comme ce troisième lieu où l’imagination peut se déplier et totalement transformer, tordre et réinterpréter le réel. Mais Sépànd Danesh rajoute un élément en plus, c’est celui du « coin figuré ». Car dans ses peintures, l’artiste représente des coins, des entre-deux murs, où sur une étagère sont exposés plusieurs objets. En plus d’être en soi un coin, sa peinture représente « le » coin comme pour le dédoubler.

MIROIR, CACHE ET INNOVATION

Qu’est-ce que réellement un coin ? Ou plutôt, que représente cet entre-deux-murs, ce lieu en général délaissé et marginal ? D’abord, peut-être que tous les coins ont ceci de particulier qu’ils sont des coupures ou des interstices. C’est-à-dire, qu’en tant que limite – limite de deux surfaces –, le coin est un arrêt, soit, une coupure qui arrête ce qui était en train de se dérouler. Et c’est bien ce que Sépànd Danesh figure. Il ne représente ni un mur ni une surface pleine et continue mais une arête, un arrêt. Deuxièmement, on pourrait peut-être suggérer ceci, que le coin, habité par le rêveur (en l’occurrence, l’artiste) est à la fois un miroir du réel (comme la peinture) et plus spécifiquement de la société ; un cache et un lieu d’innovation. Miroir, car ces « demi-boites », ces lieux à l’écart, semblent en dehors de toute temporalité et de toute spatialité définie (un peu à l’image de ces « contre-espaces » dont parle Foucault). Dans la peinture Jack and the Industrial Magic Beanstal de Sépànd Danesh – où l’on peut voir, posés sur une étagère au coin, une chaise, un escalier, une équerre et un mini-tableau au fond – les lois de la physique n’ont plus de prise sur ce bout de coin. Tous les objets, à part l’équerre, ont une échelle totalement anormale comme s’ils étaient rapetissés. Dans ce monde recrée par l’artiste, la mesure, le calcul, tout ça n’a plus de sens, ni même le temps car c’est un « monde mental ».

Le coin est aussi un cache car il est une partie d’ombre. Cache où peut se glisser la solitude du « rêveur », son imaginaire, ses passions qui l’amènent parfois à une sorte de marginalité et à une coupure totale d’avec le réel. On pourrait user d’une vieille formule et dire que Sépànd Danesh s’est « retirer dans son coin ». Ce cache est aussi un lieu de résistance contre l’évidence du donné, contre le conformisme. Ou bien une planque, un lieu qui bute contre le réel.

Enfin, Le coin est le lieu de l’innovation, là où, selon le terme de l’artiste, un « monde mental » peut se déplier. Et c’est précisément parce que le coin à avoir avec l’interstice ou bien encore la coupure, qu’il est un lieu d’innovation. Car c’est dans ce petit écart, celui que permet la coupure, que l’artiste trouve une extériorité critique, une solitude, une marginalité qui n’est pas subordonné et qui n’appartient qu’à elle-même. A ce niveau, le « demi-mur » est bien une forme d’hétérotopie, soit un lieu « absolument autre », en ce sens qu’il est un contre-espace, un espace qui désordonne en un gribouillis les lignes grillagées et contrôlées de l’espace social.

On pourrait aussi rajouter ce quatrième trait caractéristique du coin, celui d’être un réseau de gribouillis, d’être un piège, quelque chose qui « trahit » (à l’image des « trahisons de l’image » de Magritte).En parlant du marginal, Pierre Sansot ne dit-il pas que celui ci gribouille « ses désirs sur le bout de la feuille sociale qui n’avait pas été écrit en lettres nobles2 »? Ceci est clairement visible dans le tableau Déluge où des escaliers, représentés au milieu de la toile, ne mènent à nul-part et forment un réseau en gribouillis. Gribouillis qui au final crée une sorte d’immobilité, de suspension dans l’espace et le temps. Quand Cy twombly, échappe à l’écriture signifiante, échappe à l’oeil à grâce ses gribouillis, il montre probablement que ce réseau de lignes est, au même titre que le coin, une coupure d’avec l’autorité de l’écrit, du texte. L’artiste lui-même l’affirme lorsqu’il dit : « face au coin, le regardeur est bloqué ». Le « barbouillage », le désordre permettent une fuite, les gribouillis sont en réalité des « lignes de fuites » et le regardeur est pris dans cette dérobade, comme emprisonné.

GEOGRAPHIE VIRTUELLE

Habité, le coin est quelque chose qui est et qui n’est pas encore, c’est sans aucun doute une utopie. Et pourtant, on pourrait avancer et dire que les oeuvres de Sepand Danesh sont des utopies et simultanément des « contre-utopies » ou plutôt, des « contre-hétérotopies » entendues comme des utopies réalisées. La géographie de l’art contemporain – et pas uniquement – semble remplie d’utopies réalisées. Comme s’il y avait une espèce de « tropplein » car en effet, combien sont les utopies institutionnelles et artistiques, par exemple, réalisées ? Et à quelle vitesse ! Tout semble tourbillonner et cela dans un mouvement perpétuel. Au contraire, je verrais dans l’utopie de Sépànd Danesh une certaine modestie et, surtout une fixité. Face au mouvement, l’immobilité. L’artiste représente des coins, des boites, des objets banals, des objets du monde de l’enfance, des sortes de jouets, cette soi-disant « introversion » est une immobilité. Au sujet du coin, Gaston Bachelard dira qu’ « il est le sûr local, le proche local de mon immobilité3 ». Mais cette localité (qui est une dynamique) est un appel à la fixité, à l’imagination, à la rêverie et au « monde mental ». Cette utopie, ce troisième lieu, cette coupure est une géographie virtuelle et non localisable. Cette utopie ne semble pas vouloir se réaliser en dehors de sa virtualité et ceci marque probablement une grande différence avec les nombreuses utopies artistiques du XXème siècle. C’est à ce niveau qu’elle est en même temps une contre-hétérotopie.

Texte Chris Cyrille © 2017 Point contemporain

1 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 2013 (1957), p.134
2 Pierre Sansot, La marginalité urbaine, Paris, Rivages poche, 2017, p.88
3 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 2013 (1957), p.131

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Sépànd Danesh, vue d'exposition HUBTOPIA – Backslash – PARIS. Photo : Point contemporain
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Visuel de présentation : Sépànd Danesh, vue d’exposition HUBTOPIA – Backslash – PARIS. Photo : Point contemporain

[EXPOSITION] 04.01▷24/02 – Sépànd Danesh – Hubtopia –  Backslash – Paris