TOMEK JAROLIM [ENTRETIEN]

TOMEK JAROLIM [ENTRETIEN]

« Nous ne pouvons travailler à l’heure actuelle que sur le fini car nous ne savons pas encore manipuler l’infini. J’aime cette idée que l’impossible reste impossible et que persiste une faille. » Tomek Jarolim

 

Que cela soit par ses tentatives de reconstituer en images numériques la bibliothèque de Babel qu’évoque Borges, de compter et répertorier les étoiles, ou d’introduire le spectateur dans l’ondulation à peine perceptible du rouge, vert et bleu qui composent les couleurs des écrans, les travaux de Tomek Jarolim sont tous vertigineux. Sa recherche porte sur l’ensemble des possibles qui existent entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, entre le tout et le rien, cet espace immensément vaste qui est le nôtre. Et si ses travaux s’appuient sur la recherche d’algorithmes afin de produire des images des mécaniques célestes ou de phénomènes optiques, ils portent avant tout sur notre manière d’appréhender l’univers et sur notre capacité à faire, grâce à la science, corps avec lui.

 

Quels sont tes outils de travail en tant qu’artiste ?

Mes premiers travaux sur la programmation datent des Beaux-Arts. Il s’y trouvait un pôle consacré au numérique, à l’algorithmique et à ce que l’on appelle du creative coding. En regardant les peintres avec leur palette et leurs pinceaux, je me suis demandé comment je pouvais représenter ma propre image numérique. Tandis que les couleurs primaires des peintres sont le cyan, le magenta et le jaune, mes composantes de base sont le rouge, le vert et le bleu. Tandis que leur toile vierge est blanche, la mienne est noire. Et si par la saturation de peinture leur toile devient noire, la mienne devient blanche. Mon point de départ a donc été cet écran noir que je remplis pour le faire devenir blanc. 

Tous tes travaux répondent-ils à des recherches de possibles entre ce noir et ce blanc ?

Complètement. Invisibles et Lignes(), qui sont mes toutes premières pièces, répondaient déjà à cette recherche. La Bibliothèque d’images de Babel, en référence à une nouvelle de Borges(1), tend à constituer une bibliothèque des possibles images qui ont existé, existent et existeront. L’œuvre dessinée commence par un carré blanc que je remplis de pixels selon toutes les combinaisons possibles jusqu’au carré complètement noir. La pièce XML/ROYGBIV répertorie les familles d’étoiles à partir de leur spectre de couleurs. L’ondulation de Continuum fait apparaître les couleurs vert, bleu et rouge qui, en se confondant, donnent du blanc.

Peux-tu nous parler de cette première production d’images ?

Ma première action a été de créer une série de scintillements d’écrans. La pièce, diffusée en plein jour sur des écrans plats accrochés au mur et non pas dans l’obscurité comme le nécessiterait une vidéo-projection, donne un rapport similaire à celui d’un regardeur face à une peinture, avec une même hauteur de regard. Le scintillement est produit par l’apparition successive d’un écran blanc et d’un écran noir à la fréquence de un par seconde. La vitesse augmente peu à peu jusqu’à ce que nous ne puissions plus percevoir distinctement l’alternance et finalement atteindre la vitesse maximale de la machine.

Peut-on dire que tu testes à la fois les limites de la machine et de notre capacité visuelle ?

Je montre ce que l’écran peut faire de mieux pour afficher du noir et du blanc le plus vite possible et comment, de notre côté, nous faisons de notre mieux pour le voir. J’ai conçu le même dispositif avec le rouge, le vert et le bleu qui en se mélangeant de plus en plus vite approche du blanc, sans l’atteindre toutefois parce que cela nécessiterait la vitesse de la lumière. Tout autant que les bugs qui produisent d’étranges effets, notre vision est conditionnée aussi par notre mémoire visuelle, la persistance rétinienne. Cette pièce a aussi un caractère hypnotique car les séquences, en boucle, accélèrent ou ralentissent successivement.

Ne pourrait-on pas rapprocher ces « bugs » des accidents du peintre ? 

Complètement. L’accident est lui-même très intéressant car il est une faille par laquelle l’impossible devient possible. Le nom de l’installation Lignes(), écrit avec les parenthèses, fait référence à la fonction que j’ai créée pour la réaliser. L’oeil peut distinguer un balayage composé de deux ou trois lignes à l’écran alors qu’il n’y en a qu’une dessinée. On ne peut pas vraiment dire si cet effet optique est dû à la vitesse trop lente du traitement de l’information par l’ordinateur ou si ce trouble est dû à la persistance rétinienne. C’est là que se situe l’accident. 

Avec la pièce continuum, le visiteur entre physiquement dans ce balayage de lumière… 

J’ai développé le projet Continuum, que j’ai nommé ainsi en référence à la peintre Bridget Riley dont l’œuvre Cataract 3, une ondulation bleutée et orangée, donne l’impression de bouger et procure une expérience visuelle très forte. En 1963, elle réalise la pièce Continuum avec l’intention de donner l’illusion de faire entrer le spectateur dans la peinture. Elle l’a détruite aussitôt, la considérant trop littérale. Je me suis demandé comment je pouvais créer mon propre continuum. J’ai réalisé une installation immersive où sont projetés des flux de 60 images par seconde. Composée à l’origine d’une unique ligne blanche, qui est en fait un rouge, un vert et un bleu superposés, l’image ne bouge presque pas. Seul le mouvement sinusoïdal, très lent, laisse apparaître un moirage assez envoûtant constitué des trois couleurs. 

Une expérience visuelle qui trouve aujourd’hui son prolongement logique avec l’application Lux que tu as créée pour smartphone.

En secouant très vite un smartphone, apparaît sur la main de celui qui le tient, par un phénomène de persistance, le rouge, le vert et le bleu. J’ai voulu concevoir une application susceptible de reproduire cette expérience. Lux est une autre itération dans la manière de faire un voyage entre le noir et le blanc.

 

« La vidéo-projection permet d’entrer dans l’image en interférant le faisceau de la vidéo. Ainsi, je deviens moi-même porteur de la peinture, sur le matériau visuel de la projection. »

 

Une impression qui est la même que celle produite par la peinture…

Ma série Monochromes, des captures écran de vidéos-promenades que j’effectue dans la ville, sont le témoignage d’une émotion, d’une impression qu’ont laissée ces paysages défilant devant l’objectif de mon téléphone sans que je m’en soucie. L’image vidéo, réduite à sa valeur colorimétrique moyenne, prend la forme de mosaïques de couleurs. Ainsi, si je croise quelqu’un qui porte une veste rouge, la valeur moyenne tend alors vers un rouge puis passe au gris du goudron. J’ai composé neuf vidéos différentes de mes balades à New York en conservant l’ambiance sonore. Comme il n’est jamais possible de restituer par la narration des moments vécus sans les affadir, je préfère laisser les gens les imaginer en leur proposant juste les tonalités que j’ai pu voir.

(1) La Bibliothèque de Babel, Fictions, Jorge Luis Borges, 1941.

 

Entretien réalisé par Valérie Toubas et Daniel Guionnet initialement paru dans la revue Point contemporain #5 © Point contemporain 2017

 

Visuel de présentation : Tomek Jarolim, Le suaire de Turing, 2017. Installation lumineuse (projection vidéo sur écran Phosphorfoil, ordinateur, programme dédié), 2 m x 3 m. Courtesy artiste.

 

Tomek Jarolim, ROYGBIV, 2016. Impression numérique sous Diasec collée sur Dibond. Courtesy artiste.
Tomek Jarolim, ROYGBIV, 2016. Impression numérique sous Diasec collée sur Dibond. Courtesy artiste.

 

Tomek Jarolim, Continuum, 2017. Installation générative et contemplative (programme dédié, ordinateurs, vidéoprojecteurs), dimensions variables. Courtesy artiste.
Tomek Jarolim, Continuum, 2017. Installation générative et contemplative (programme dédié, ordinateurs, vidéoprojecteurs), dimensions variables. Courtesy artiste.

 

Tomek Jarolim, Continuum, 2017. Installation générative et contemplative (programme dédié, ordinateurs, vidéoprojecteurs), dimensions variables. Courtesy artiste.
Tomek Jarolim, Continuum, 2017. Installation générative et contemplative (programme dédié, ordinateurs, vidéoprojecteurs), dimensions variables. Courtesy artiste.

 

 

 

Tomek Jarolim
Né en 1983 à Aix-en-Provence.

Vit et travaille à Évry et Paris.
Diplômé de l’Institut Universitaire de Technologie en génie informatique et de l’École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence.   

www.tomek.fr

 

À lire également :