Y A-T ’IL DU CORPS DANS L’ART ?

Y A-T ’IL DU CORPS DANS L’ART ?

Vue de l’exposition, « Vides. Une rétrospective », Musée National d’Art Moderne, 2009

PAR LINO CASTEX DANS LE CADRE DE « HÉTÉROTOPIES »

Je voudrais aujourd’hui vous soumettre la question suivante : 

Y a-t ’il du corps dans l’art ? 

Toute une tradition kantienne de l’analyse de l’expérience esthétique nous pousse à oublier le corps du spectateur. 

Le plaisir esthétique doit être désintéressé : pas de désirs, pas d’attente, pas d’envie, pas de recherche d’utilité. Le désintéressement qui caractérise le jugement du beau correspond à un jugement contemplatif, à une activité contemplative : c’est se contenter de voir, de regarder, sans faire de cet acte le moyen d’autre chose et en laissant paraitre ce qui parait. J’éprouve une satisfaction au simple fait que la chose se présente devant moi. La simple représentation de l’objet suscite spontanément une satisfaction. 

Kant caractérise ainsi les conditions de l’expérience esthétique : « Pour trouver beau quelque chose nous devons laisser l’objet fortuitement rencontrer se produire de soi même dans son rang et dans sa dignité propre »1, c’est-à-dire laisser flotter l’objet dans son apparaître, le maintenir à l’état de phénomène. 

Il faut laisser la forme venir à moi, sans jamais contraindre l’objet à mon désir ou mes intentions intellectuelles. Il faut laisser l’objet fortuitement rencontrer le sujet, se laisser se produire librement. Il faut donner à l’objet la liberté de se manifester pour lui-même et tirer satisfaction de cet apparaitre.

Chez Schopenhauer également, le statut du vrai spectateur conditionne son plaisir esthétique à l’abandon de l’habitude normale qui consiste à décharger sur le monde le vouloir-vivre humain qui est à la racine de l’existence douloureuse des hommes. Face à l’œuvre on ne cherche plus à exercer sa volonté.

Le plaisir d’esthétique est conditionné à un laisser être libre qui suppose précisément que nous ne présupposions rien à propos de l’œuvre. Il faut la laisser venir, qu’elle advienne librement. 

L’observateur ne le devient qu’à partir du moment où l’œuvre advient. Il ne peut ressentir le plaisir esthétique de l’œuvre qu’à la condition d’abandonner tout ce qui conditionne son appréciation normale du monde : usage- intérêt- consommation.

De là naît cette nature absolument hétérotopique de l’œuvre d’art. Elle rompt l’usage habituel du monde. On ne l’utilise plus, on ne le vit plus dans l’habitude heraclitéenne du consommateur qui soumet le monde à son désir. Le monde apparaît. Il apparaît dans toute sa phénoménalité : se laisse observer comme le socle nécessaire à l’être-apparaissant de l’œuvre d’art. 

Nous l’avons dit nous même dans notre premier article sur la nature heterotopique de l’espace esthétique : il y a le monde d’ici, du quotidien, du pratique, le monde dans ce qu’il a de plus pragmatique et puis il y a un ailleurs de ce monde, un autre lieu qui s’en détache : celui où advient l’œuvre.

Ce détachement a bien des égards apparaît comme une épure : on ne cherche plus à détenir le monde, on oublie ses désirs, ses attentes, ses volontés, on ne cherche plus à intervenir sur le monde, on le laisse-être-là sans le soumettre.

Et ainsi, il semblerait que l’on ne jouisse qu’à la condition que l’on s’oublie, que l’on oublie notre corps exigeant. 

Mais peut-on vraiment voir en l’art et en l’espace esthétique la négation du corps ? Peut-on vraiment dire sans trahir l’intention artistique que l’art évacue le corps ?

Ce que l’art évacue du rapport habituel au monde c’est le corps soumis au souci de détenir, produire, maîtriser, contrôler. C’est l’émancipation pour le travailleur de ce qui faisait de ce corps un corps travaillant. La main n’est plus comprise dans une chaîne de production, elle n’est plus soumise à la cadence des machines, au besoin de produire.

Il n’a plus le dos courbé sur son travail, les yeux rivés sur son poste. 

L’art rend aux hommes leur corps pour eux-mêmes. Face à l’œuvre, ils peuvent se lever, s’assoir, déambuler librement, s’approcher, s’écarter, quitter la salle… y revenir plus tard. 

Leur corps leur est rendu. Épuré des impérieuses contraintes. 

Et ce temps de l’art dans lequel chacun reprend la possession de ses mouvements a l’effet d’une propédeutique : on découvre, ou redécouvre la possibilité de choisir notre posture, notre sensibilité. Certains seront attentifs à la matière d’une sculpture, d’autres à la forme, d’autres à la couleur ou à la texture, certains au sens auquel elle renvoie, d’autres à la distance avec laquelle il faut la regarder. 

L’acmé de l’expérience esthétique est très certainement l’épochè, la parenthèse dans laquelle l’œuvre institue une restitution de la liberté des hommes à disposer de leur corps. La condition du laisser-être de l’œuvre est en fait doublée d’un laisser-être du corps qui n’est que corps pendant quelques instants. Il n’est plus corps destiné à, déterminé pour, utile à mais il est simplement corps.

Et ce retour du corps signifie qu’il redevient momentanément le siège de la libre expérience au travers de l’expérience esthétique. 

Alors, le désintéressement esthétique tel qu’il est formulé par Kant ne signifie peut-être pas un abandon du corps mais un retour à une certaine harmonie. Le plaisir du spectateur est délié de l’impérieux désir. Il goûte au plaisir esthétique sans que le corps et l’âme aient traversé la phase du manque. Il se plaît à être simplement là, face à l’œuvre et à ressentir le plaisir de la belle forme qui se donne d’elle même. C’est un plaisir sans fins qui advient de lui même, et désactive les passions qui pourraient le troubler.  

Mais si le corps est investi dans l’expérience esthétique en tant qu’il est rendu à lui même dans un laisser-être libéré des rapports de production il est également pensé par l’artiste et présent dans la configuration de l’espace de l’œuvre. 

L’art contemporain et particulièrement les installations et happening sont profondément des travails des corps et des pensées de leur position dans l’espace. 

L’expérience esthétique contemporaine est une expérience spatiale. Elle articule les corps des spectateurs, l’espace de l’expérience esthétique et l’œuvre. Si bien que l’on peut désormais inclure l’espace muséal, de la monstration, dans l’espace esthétique. 

L’espace esthétique n’est plus limité aux frontières du tableau ou au socle de la structure, il contamine tout l’espace dans lequel le spectateur va faire l’expérience de l’œuvre. 

L’œuvre intensifie pleinement le rapport entre le corps regardant et le regardé. Et l’espace devient le support organisé de cette relation esthétique. Le ballet des corps autour ou même à l’intérieur de l’installation dessinent des positions et des distances qui participent à la construction de l’expérience esthétique.

L’exposition de 2009 « Vides : une rétrospective »2 qui s’est tenue à Beaubourg sous le regard du curateur Mathieu Copeland réalise cette monstration du lien consubstantiel qu’entretient l’art contemporain et les corps des spectateurs. Vides est une rétrospective des expositions vides depuis celle d’Yves Klein en 1958. Dans une dizaine de salles du centre Pompidou, elle rassemble de manière inédite, des expositions qui n’ont rigoureusement rien montré, laissant vide l’espace pour lequel elles étaient pensées. Pièces sans accrochages, blancheur éclatante des murs, éclairages non orientés, pas de socles, pas de cadres. Et pourtant l’espace de présentation du « rien » que seraient ces vides donne lieu à une configuration esthétique de l’espace. 

Le geste de l’artiste fait du vide un quelque chose qui, une fois traversé par les corps des hommes, devenant de fait des spectateurs, produit une expérience esthétique. Parce que l’espace est organisé : des pièces contenant des vides, des cartels indiquant des vides, des chemins pour passer d’une salle vide à une autre, une entrée, une sortie, l’espace vide devient alors un espace esthétique. Et retournement de l’expérience, ce ne sont plus les corps qui viennent observer un quelque chose, puisqu’il n’y a rien, mais, le vide, cet espace, qui est comme le spectateur des corps déambulant dans l’espace vide. La scène de la monstration est retournée : le spectateur devient son propre spectacle. L’installation vide montre à quel point l’art pense des corps, et ici, l’expérience minimale, du rien, renvoie à cette présence fondamentale du corps dans l’expérience esthétique. IL n’y a rien, mais puisque le corps adopte cet être-là du corps face à l’œuvre, il y a une expérience esthétique et un espace esthétique. 

C’est en quelque sorte ce qu’il se passe dans l’expérience théâtrale : « Je peux prendre n’importe quel espace vide et l’appeler une scène. Quelqu’un traverse cet espace vide pendant que quelqu’un d’autre l’observe, et c’est suffisant pour que l’acte théâtral soit amorcé. »3 Le jeu qu’entretient cette exposition repose sur un certain brouillage des genres (installation, happening, théâtre ?) dans lequel la dimension esthétique repose uniquement sur une relation des corps à l’espace.

1 KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger.
2 https://prepasaintsernin.files.wordpress.com/2020/05/lino-castex-espace-vide-vide-despace-.pdf
3 BROOK, Peter : L’espace vide. Ecrits sur le théâtre

Lino Castex, Le 14/04/22